Madame Chrysanthème

XXVII

 

Plus joyeuses sont les musiques dumatin : les coqs qui chantent ; les panneaux de bois quis’ouvrent dans le voisinage ; ou le cri bizarre de quelquepetit marchand de fruits, parcourant dès l’aube notre hautfaubourg. Et les cigales ayant l’air de chanter plus fort, à cettefête de la lumière revenue.

Surtout, il y a la longue prière de madamePrune qui, d’en bas, nous arrive à travers le plancher, monotonecomme une chanson de somnambule, régulière et berçante comme unbruit de fontaine. Cela dure trois quarts d’heure pour lemoins ; sur des notes hautes, rapides, nasillardes, cela sepsalmodie abondamment ; de temps à autre, quand les espritslassés n’écoutent plus, cela s’accompagne de battements de mainstrès secs – ou bien des sons grêles de certain claquebois qui secompose de deux disques en racine de mandragore ; c’est un jetininterrompu de prière ; c’est intarissable et cela chevrotesans cesse comme le bêlement d’une vieille bique en délire…

« Après s’être lavé les mains et lespieds, disent les saints livres, on invoquera le grand DieuAma-Térace-Omi-Kami, qui est le roi de puissance de l’empireJaponais ; on invoquera les mânes de tous les défuntsempereurs qui dérivent de lui ; les mânes ensuite de tous sesancêtres personnels, jusqu’aux générations les plus reculées ;les Esprits de l’air et de la mer ; les Esprits des lieuxsecrets et immondes ; les Esprits sépulcraux du pays desracines, etc., etc. »

« Je vous estime et vous implore, chantemadame Prune, ô Ama-Térace-Omi-Kami, roi de puissance. Protégezsans cesse votre peuple qui est prêt à se sacrifier à la patrie.Accordez-moi de devenir très sainte comme vous êtes et faites-moila grâce de chasser de mon esprit les idées obscures. Je suis lâcheet pécheresse : expulsez mes lâchetés et mes péchés comme levent du nord emporte la poussière dans la mer. Lavez-moiblanchement de mes souillures, comme on lave des saletés dans larivière de Kamo. – Faites-moi la grâce de devenir la plus richefemme du monde. – Je crois en votre lumière qui se répandra sur laterre et l’éclaircira incessamment, pour mon bonheur. Faites-moi lagrâce de conserver la santé de ma famille, – et surtout la mienne,à moi, qui, ô Ama-Térace-Omi-Kami, n’estime et n’adore quevous-même, etc., etc. »

Ensuite, viennent tous les empereurs, tous lesEsprits et la liste interminable des ancêtres.

De son fausset tremblant de vieille femme,madame Prune chante tout cela, vite à perdre haleine, sans en rienomettre.

Et c’est bien étrange à entendre ; à lafin, on ne dirait plus un chant humain ; c’est comme une sériede formules magiques qui s’échapperaient, se dévideraient d’unrouleau inépuisable, pour prendre leur vol dans l’air. Par sonétrangeté même et par sa persistance d’incantation, cela arrive àproduire, dans ma tête encore endormie, une sorte d’impressionreligieuse.

Et chaque jour je m’éveille au bruit de cettelitanie shintoïste qui vibre au-dessous de moi dans la sonoritéexquise des matins d’été, – tandis que nos veilleuses s’éteignentdevant le Bouddha souriant, tandis que l’éternel soleil, à peinelevé, envoie déjà, par les petits trous de nos panneaux de bois,des rayons qui traversent notre logis obscur, notre tendelet degaze bleu-nuit, comme de longues flèches d’or.

C’est à ce moment qu’il faut se lever ;descendre quatre à quatre jusqu’à la mer, par des sentiers d’herbespleins de rosée, – et regagner mon navire.

Hélas ! Autrefois c’était le chant dumuezzin qui me réveillait, les matins sombres d’hiver, là-bas dansle grand Stamboul enseveli…

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