Madame Chrysanthème

XLVIII

 

14septembre.

Yves a perdu à la mer son sifflet d’argent,son indispensable sifflet pour la manœuvre, et nous courons laville toute la journée, suivis de Chrysanthème, de mesdemoisellesLa Neige et La Lune ses sœurs, pour en chercher un autre.

C’est très difficile à trouver dans Nagasaki,très difficile surtout à expliquer en japonais, un sifflet demarine, de forme consacrée, courbe avec une petite boule terminale,pour moduler les trilles et les sons enflés des commandementsofficiels. Trois heures durant on nous renvoie de boutique enboutique ; – faisant mine d’avoir très bien saisi, on noustrace, au pinceau sur papier de soie, des adresses de magasins oùnous devons infailliblement rencontrer ce qu’il nous faut, et nouspartons plein d’espoir, courant à une mystification nouvelle ;nos djins essoufflés en perdent la tête.

On comprend bien que nous voulons quelquechose pour produire du bruit, de la musique ; alors on nousoffre des instruments de toutes les formes, les plus inattendus,les plus extraordinaires : des pratiques pour voix depolichinelles, des sifflets pour chiens, des trompettes. C’esttoujours de plus en plus inouï ce qu’on nous propose tellement qu’àla fin un fou rire nous gagne. En dernier lieu, un vieil opticiennippon, qui avait pris un air très fin, un air de parfaitecompétence, s’en va fouiller dans son arrière-boutique – et nousrapporte une sirène à vapeur, provenant d’un paquebot naufragé.

Après dîner, l’événement considérable de lasoirée est une averse de déluge qui nous surprend au sortir desmaisons de thé, au retour de notre promenade élégante. Justementnous étions en troupe nombreuse, ayant avec nous plusieurs mousmésinvitées, et, dès que cela commence à tomber du ciel sanspréambule, comme d’un arrosoir renversé, il en résulte uneimmédiate débandade. Elles se sauvent, les mousmés, avec des petitscris d’oiseau, se réfugient dans des portes, chez des marchandes,sous des capotes de djins.

Puis bientôt, quand les boutiques se sontfermées en hâte, quand la rue est vide, inondée, presquenoire ; les lanternes de papier, détrempées, piteuses,éteintes, – je me retrouve, je ne sais comment, plaqué contre unmur, sous la saillie d’un toit, dans la seule compagnie demademoiselle Fraise, ma cousine, qui pleure à cause de sa bellerobe mouillée. Et cette ville me paraît tout à coup d’une tristesselugubre, au bruit de la pluie qui tombe toujours, éclaboussanttout, au bruit des gouttières qui font, dans l’obscurité, despetits murmures plaintifs de ruisseaux.

Très vite finie, l’ondée. Alors les mousméssortent de leurs trous, comme des souris, se cherchent, se hèlent,et leurs petites voix ont ces intonations traînantes,mélancoliques, singulières, qu’elles prennent chaque fois qu’ils’agit d’appeler dans le lointain.

– Ohé, mademoiselle laLu-u-u-u-une ! !

– Ohé, madameJonqui-i-i-i-ile ! !

Elles se crient les unes aux autres leurs nomsbizarres et les prolongent indéfiniment dans la nuit devenuesilencieuse, dans la sonorité qu’a prise l’air humide après cettegrande pluie d’été.

Enfin les voilà toutes retrouvées, réunies,ces petites personnes à yeux bridés, dépourvues de cervelle, – etnous remontons à Diou-djen-dji, très mouillés tous.

Pour la troisième fois Yves couche à noscôtés, sous notre tente bleue.

Un grand tapage se fait au-dessous de nous,passé minuit ; ce sont nos propriétaires qui reviennent d’unpèlerinage à un temple lointain de la déesse de la Grâce. (Bien queshintoïste, madame Prune vénère cette divinité qui, dit-on, futbienveillante à sa jeunesse.) Tout aussitôt, nous voyons monter,comme une fusée, mademoiselle Oyouki, apportant sur un délicieuxpetit plateau des bonbons bénis, achetés là-bas aux portes de cetemple à notre intention et qu’il faut manger tout de suite, avantque la vertu en soit éventée. – Sans sortir d’un demi-sommeil, nousabsorbons ces petites choses au sucre et au poivre, en remerciantbeaucoup.

Yves dort tranquille, sans donner cette foisdes coups de poing dans le plancher, ni des coups de pied. Il asuspendu sa montre à l’une des mains de notre idole dorée, pourêtre plus sûr de voir toute la nuit l’heure qu’il est à la lumièrede la sainte veilleuse. Il se lève de grand matin, demandant :J’ai été sage ? – et s’habille en hâte, préoccupé par l’appelet par le service.

Dehors, il doit déjà faire jour ; par cespetits trous, que le temps a percés dans nos panneaux de bois, desjets de clarté matinale entrent chez nous ; dans l’air denotre chambre, où nous conservons de la nuit enfermée, ils tracentde vagues rayures blanches. – Tout à l’heure, quand le soleil selèvera, ces rayures vont s’allonger et devenir d’une belle couleurd’or. – On entend les cigales et les coqs, et bientôt madame Prunecommencera son chant mystique.

Cependant Chrysanthème, par politesse pourYves-San, allume une lanterne et le reconduit, en tunique de nuit,jusqu’au bas de l’escalier sombre. – Il me semble même entendrequ’en se quittant, ils s’embrassent… Au Japon c’est sansconséquence je le sais bien ; cela se fait beaucoup, c’esttrès reçu ; n’importe où, dans des maisons où l’on entre pourla première fois, on embrasse très bien des mousmés quelconquessans que personne y trouve à redire. – Mais c’est égal, Yves estvis-à-vis de Chrysanthème dans une situation particulière, et ildevrait mieux le comprendre. Je m’inquiète des heures qu’ils ontsouvent passées au logis, seuls ensemble ; je me disqu’aujourd’hui même je vais, non pas les épier, mais parler à Yvesbien franchement, pour en avoir le cœur net…

En bas, tout à coup, clac !clac ! le battement de deux mains sèches : c’estl’avertissement de madame Prune au grand Esprit. Et tout aussitôtsa prière éclate, s’élance, en fausset nasillard, suraigu commepart la sonnerie irritante et inexorable d’un réveille-matin quandl’heure est venue, comme se fait le bruit machinal d’un ressortqu’on lâche et qui se déroule…

… La plus riche femme du monde… Trèsblanchement de mes impuretés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, dans larivière de Kamo…

Et ce chevrotement étrange, plus du touthumain, égare et change mes idées, qui étaient presque claires àcet instant de réveil…

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