Madame Chrysanthème

XXVI

 

Le bruit de ces innombrables panneaux de boisque l’on tire et que l’on ferme, au commencement de chaque nuit,dans toutes les maisons japonaises, est une des choses de ce paysqui me resteront dans la mémoire. De chez les voisins, par-dessusles jardinets verts, ces bruits nous arrivent les uns après lesautres, par séries, plus ou moins étouffés, plus ou moinslointains.

Juste au-dessous de nous, ceux de madame Pruneroulent très mal, grincent, font tapage dans leurs rainuresusées.

Les nôtres sont bruyants aussi, car la vieillecase est sonore, et il faut en faire courir au moins vingt sur delongues glissières, pour clore complètement l’espèce de halleouverte que nous habitons. En général, c’est Chrysanthème qui secharge de ce soin de ménagère, peinant beaucoup, se pinçant lesdoigts souvent, et très malhabile avec ses mains trop petites quin’ont jamais travaillé de leur vie.

Après, vient sa toilette de nuit. Avec unecertaine grâce, elle laisse tomber la robe du jour pour en mettreune plus simple, en toile bleue, qui a les mêmes manches pagodes,la même forme, moins la traîne, et qu’elle s’attache aux reins parune ceinture en mousseline de couleur assortie.

La haute coiffure reste intacte, cela va sansdire, sauf les épingles, qui sont dépiquées et couchent près denous dans une boîte en laque.

Il y a la petite pipe d’argent, ensuite, qu’ilfaut fumer avant de s’endormir : c’est une des choses quim’impatientent, mais qui doivent être subies.

Chrysanthème, comme une gipsy, s’accroupitdevant certaine boîte carrée, en bois rouge, qui contient un petitpot à tabac, un petit fourneau de porcelaine avec des charbonstoujours allumés, – et enfin un petit vase en bambou pour déposerla cendre et cracher la salive. (En bas, la boîte à fumer de madamePrune, et ailleurs, les boîtes à fumer de tous les Japonais et detoutes les Japonaises, sont semblables, contiennent les mêmeschoses disposées de la même façon, – et partout, au milieu desappartements pauvres ou riches, traînent par terre.)

Le mot « pipe » est bien trivial etsurtout bien gros pour désigner ce mince tube d’argent, tout droit,au bout duquel, dans un récipient microscopique, on met une seulepincée de tabac blond, haché plus menu que des fils de soie.

Deux bouffées, trois au plus ; cela dureà peine quelques secondes, et la pipe est finie. – Ensuite,pan, pan, pan, pan, on frappe le tuyau très fort contre lerebord de la boîte à fumer, pour faire tomber cette cendre qui neveut jamais sortir ; – et ce tapotage, qui s’entend partout,dans chaque maison, à n’importe quelle heure de la nuit ou du jour,drôle et rapide comme un grattement de singe, est au Japon un desbruits caractéristiques de la vie humaine…

– Anata, nomimasé ! (Toi aussi,fume !) dit Chrysanthème.

Ayant rempli de nouveau la petite pipeagaçante, elle présente à mes lèvres, avec une révérence, le tubed’argent, – et je n’ose pas refuser, par courtoisie ; maisc’est âcre, détestable…

Maintenant, avant de m’étendre sous lamoustiquaire bleu sombre, je vais rouvrir deux des panneaux dulogis, l’un du côté du sentier désert, l’autre sur les jardins enterrasse, afin que l’air de la nuit puisse passer sur nous, aurisque de nous amener d’autres hannetons attardés ou d’autresphalènes étourdies.

Notre maison, tout en bois vieux et mince,vibre la nuit comme un grand violon sec ; les bruissements lesplus légers y grandissent, s’y défigurent, y deviennentinquiétants. Sous la véranda, deux petites harpes éoliennes,suspendues, font au moindre souffle leur tintement de lames deverre, semblable au murmure harmonieux d’un ruisseau ; dehors,jusque dans les derniers lointains, les cigales continuent leurgrande musique éternelle, et, au-dessus de nous, sur le toit noir,on entend, comme un galop de sorcière, passer la bataille à mortdes chats, des rats et des hiboux…

… Plus tard, aux dernières heures de la nuit,Chrysanthème ira fermer sournoisement ces panneaux que j’airouverts, – quand soufflera certain vent plus frais qui montejusqu’à nous, de la mer et de la rade profonde, avec l’extrêmematin.

Auparavant elle se sera bien levée trois foisau moins, pour fumer : ayant bâillé à la manière des chattes,s’étant étirée, ayant contourné dans tous les sens ses petits brasd’ambre et ses toutes petites mains gracieuses, elle se redresserésolument, pousse des plaintes de réveil très enfantines et assezmignonnes ; puis sort de la tente de gaze, remplit sa petitepipe et aspire deux ou trois bouffées de la chose âcre etdéplaisante.

Ensuite : pan, pan, pan, pan,contre la boîte, pour secouer la cendre. Dans la sonorité nocturne,cela fait un bruit terrible – qui réveille madame Prune, c’étaitfatal. Et voilà madame Prune prise d’une envie de fumer, elleaussi, absolument suggestionnée ; – alors, à ce bruit d’enhaut, répond d’en bas un autre : pan, pan, pan, pan,tout à fait pareil, exaspérant et inévitable comme un écho.

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