XXXIII
M. Sucre, avec mille grâces, du bout deson fin pinceau trempé dans l’encre de Chine, a tracé sur une joliefeuille de papier de riz deux cigognes charmantes et me les aoffertes de la manière la plus aimable, comme un souvenir de lui.Elles sont là, dans ma chambre de bord, et, dès que je les regarde,je crois revoir M. Sucre, les traçant à main levée avec une siélégante aisance.
Le godet dans lequel M. Sucre délaie sonencre est en lui-même un vrai bijou. Taillé dans un bloc de jade,il représente un petit lac avec un rebord fouillé en manière derocailles. Et sur ce rebord, il y a une petite maman crapaud,également en jade, qui s’avance comme pour se baigner dans le petitlac où M. Sucre entretient quelques gouttelettes d’un liquidebien noir. Et cette maman crapaud a quatre petits enfants crapaudségalement en jade, l’un perché sur sa tête, les trois autresfolâtrant sous son ventre.
M. Sucre a peint beaucoup de cigognesdans le courant de sa vie, et il excelle vraiment à représenter desgroupes, des duos, si l’on peut s’exprimer ainsi, de ce genred’oiseau. Peu de Japonais ont le don d’interpréter ce sujet d’unemanière aussi rapide et aussi galante : d’abord les deux becs,puis les quatre pattes ; ensuite les dos, les plumes, crac,crac, crac, – une douzaine de coups de son habile pinceau, tenud’une main très joliment posée, – et ça y est, et d’un réussitoujours !
M. Kangourou raconte, sans y trouver àredire d’ailleurs, qu’autrefois ce talent a rendu de grandsservices à M. Sucre. C’est que madame Prune, paraît il… monDieu, comment dire cela… et qui s’en douterait à présent, en voyantune vieille dame si dévote, si bien posée, ayant des sourcils raséssi correctement… – enfin madame Prune, paraît-il, recevaitautrefois beaucoup de messieurs, – des messieurs qui venaienttoujours isolément, – et cela donnait à penser… Or, quand madamePrune était occupée avec une visite, si un nouvel arrivant seprésentait, son ingénieux mari, pour le faire attendre, le captiverdans l’antichambre, le retenir, s’offrait aussitôt à lui peindrequelques cigognes, dans des attitudes variées…
Voilà comment, à Nagasaki, tous les messieursjaponais d’un certain âge possèdent dans leurs collections deux outrois de ces petits tableaux de genre, qu’ils doivent au talent sifin et si personnel de M. Sucre.