Madame Chrysanthème

III

 

Il pleuvait par torrents le lendemain ;une de ces pluies d’abat, sans trêve, sans merci, aveuglante,inondant tout ; une pluie drue à ne pas se voir d’un bout dunavire à l’autre. On eût dit que les nuages du monde entiers’étaient réunis dans la baie de Nagasaki, avaient pris rendez-vousdans ce grand entonnoir de verdure pour y ruisseler à leur aise. Etil pleuvait, pleuvait ; il faisait presque nuit, tant celatombait épais. À travers un voile d’eau émiettée, on apercevaitencore la base des montagnes ; mais quant aux cimes, ellesétaient perdues dans les grosses masses sombres qui pesaient surnous. On voyait des lambeaux de nuages, qui avaient l’air de sedétacher de la voûte obscure, qui traînaient là-haut sur les arbrescomme de grandes loques grises, – et qui toujours fondaient en eau,en eau torrentielle. Il y avait du vent aussi ; on l’entendaithurler dans les ravins avec une voix profonde. – Et toute lasurface de la baie, piquée de pluie, tourmentée par des tourbillonsqui arrivaient de partout, clapotait, gémissait, se démenait dansune agitation extrême.

Un vilain temps pour mettre pied à terre unepremière fois… Comment aller chercher épouse, sous ce déluge, dansun pays inconnu !…

Tant pis ! Je fais toilette et je dis àYves, – qui sourit à mon idée de promenade quand même :

– Fais-moi accoster un « sampan »,frère, je te prie.

Yves alors, d’un geste de bras dans le vent etla pluie, appelle une espèce de petit sarcophage en bois blanc, quisautillait près de nous sur la mer, mené à la godille par deuxenfants jaunes tout nus sous l’averse. – La chose s’approche ;je m’élance dessus ; puis, par une petite trappe en forme deratière que m’ouvre l’un des godilleurs, je me glisse et m’étendstout de mon long sur une natte – dans ce que l’on appelle la« cabine » d’un sampan.

J’ai juste la place de mon corps couché, dansce cercueil flottant – qui est d’ailleurs d’une propretéminutieuse, d’une blancheur de sapin neuf. Je suis bien abrité dela pluie, qui tambourine sur mon couvercle, et me voilà en routepour la ville, naviguant à plat ventre dans cette boîte ;bercé par une lame, secoué méchamment par une autre, à moitiéretourné quelquefois – et, dans l’entrebâillement de ma ratière,apercevant de bas en haut les deux petits personnages à qui j’aiconfié mon sort : enfants de huit ou dix ans tout au plus,ayant des minois de ouistiti, mais déjà musclés comme de vraishommes en miniature, déjà adroits comme de vieux habitués de lamer.

… Ils poussent les hauts cris : c’est quesans doute nous abordons ! – En effet, par ma trappe, que jeviens d’ouvrir en grand, je vois les dalles grises du quai, là toutprès. Alors j’émerge de mon sarcophage, me disposant à mettre lepied, pour la première fois de ma vie, sur le sol japonais.

Tout ruisselle de plus en plus et la pluiefouette dans les yeux, irritante, insupportable.

À peine suis-je à terre, qu’une dizained’êtres étranges, difficiles à définir dès l’abord à traversl’ondée aveuglante – espèces de hérissons humains traînant chacunquelque chose de grand et de noir – bondissent sur moi, crient,m’entourent, me barrent le passage. L’un d’eux a ouvert sur ma têteun immense parapluie, à nervures très rapprochées, sur lequel descigognes sont peintes en transparent, – et les voici qui mesourient tous, la figure engageante, avec un air d’attendre.

On m’avait prévenu : ce sont simplementdes djins qui se disputent l’honneur de mapréférence ; cependant je suis saisi de cette attaque brusque,de cet accueil du Japon pour une première visite. (Desdjins ou des djin-richisans, cela veut dire deshommes-coureurs traînant de petits chars et voiturant desparticuliers pour de l’argent ; se louant à l’heure ou à lacourse, comme chez nous les fiacres.)

Leurs jambes sont nues jusqu’en haut, –aujourd’hui très mouillées, – et leur tête se cache sous un grandchapeau de forme abat-jour. Ils portent un manteau waterproof enpaillasson, tous les bouts de paille en dehors, hérissés à laporc-épic ; on les dirait habillés avec le toit d’unechaumière. – ils continuent de sourire, attendant mon choix.

N’ayant l’honneur d’en connaître aucun, j’opteà la légère pour le djin au parapluie et je monte dans sa petitevoiture, dont il rabat sur moi la capote, bien bas, bien bas. Surmes jambes il étend un tablier ciré, me le remonte jusqu’aux yeux,puis s’avance et me dit en japonais quelque chose qui doitsignifier ceci : « Où faut-il vous conduire, monbourgeois ? » À quoi je réponds dans la mêmelangue : « Au Jardin-des-Fleurs, monami ! »

J’ai répondu cela en trois mots appris parcœur, un peu à la manière perroquet, étonné que cela pût avoir unsens, étonné d’être compris, – et nous partons, lui courant ventreà terre ; moi traîné par lui, tressautant sur la route dansson char léger, enveloppé de toiles cirées, enfermé comme dans uneboîte ; – toujours arrosés tous deux, faisant jaillir l’eau etla boue du sol détrempé.

« Au Jardin-des-Fleurs »,ai-je dit comme un habitué, surpris moi-même de m’entendre. C’estque je suis moins naïf en japonerie qu’on ne pourrait le croire.Des amis qui reviennent de cet empire m’ont fait la leçon, et jesais beaucoup de choses : ce Jardin-des-Fleurs estune maison de thé, un lieu de rendez-vous élégant. Unefois là, je demanderai un certain Kangourou-San, qui est à la foisinterprète, blanchisseur et agent discret pour croisements deraces. Et ce soir peut-être, si mes affaires marchent à souhait, jeserai présenté à la jeune fille que le sort mystérieux me destine…Cette pensée me tient l’esprit en éveil pendant la course haletanteque nous faisons, mon djin et moi, l’un roulant l’autre, sousl’averse inexorable…

Oh ! le singulier Japon entrevu cejour-là, par l’entrebâillement de ces toiles cirées, par-dessous lacapote ruisselante de ma petite voiture ! Un Japon maussade,crotté, à demi noyé. Tout cela, maisons, bêtes ou gens, que je neconnaissais encore qu’en images ; tout cela que j’avais vupeint sur les fonds bien bleus ou bien roses des écrans et despotiches, m’apparaissant dans la réalité sous un ciel noir, enparapluie, en sabots, piteux et troussé.

Par instants l’ondée tombe si fort que jeferme tout bien juste ; je m’engourdis dans le bruit et lessecousses, oubliant tout à fait dans quel pays je suis. – Cettecapote de voiture a des trous qui me font couler des petitsruisseaux dans le dos. – Ensuite, me rappelant que je voyage enplein Nagasaki et pour la première fois de ma vie, je jette unregard curieux dehors, au risque de recevoir une douche : noustrottons dans quelque petite rue triste et noirâtre (il y en acomme ça un dédale, des milliers) ; des cascades dégringolentdes toits sur les pavés luisants ; la pluie fait dans l’airdes hachures grises qui embrouillent les choses. – Parfois nouscroisons une dame, empêtrée dans sa robe, mal assurée sur seshautes chaussures de bois, personnage de paravent qui se troussesous un parapluie de papier peinturluré. Ou bien nous passonsdevant une entrée de pagode, et alors quelque vieux monstre degranit, assis le derrière dans l’eau, me fait la grimace,féroce.

Mais comme c’est grand, ce Nagasaki !Voilà près d’une heure que nous courons à toutes jambes et cela neparaît pas finir. Et c’est en plaine ; on ne soupçonnait pascela, de la rade, qu’il y eût une plaine si étendue dans ce fond devallée.

Par exemple, il me serait impossible de direoù je suis, dans quelle direction nous avons couru ; jem’abandonne à mon djin et au hasard.

Et quel homme-vapeur, mon djin ! J’étaishabitué aux coureurs chinois, mais ce n’était rien de pareil. Quandj’écarte mes toiles cirées pour regarder quelque chose, c’esttoujours lui, cela va sans dire, que j’aperçois au premierplan ; ses deux jambes nues, fauves, musclées, détalant l’unedevant l’autre, éclaboussant tout, et son dos de hérisson, courbésous la pluie. – Les gens qui voient passer ce petit char, siarrosé, se doutent-ils qu’il renferme un prétendant en quête d’uneépouse ?…

Enfin mon équipage s’arrête, et mon djin,souriant, avec des précautions pour ne pas me faire couler denouvelles rivières dans le cou, abaisse la capote de mavoiture ; il y a une accalmie dans le déluge, il ne pleutplus. – Je n’avais pas encore vu son visage ; il est assezjoli, par exception ; c’est un jeune homme d’une trentained’années, à l’air vif et vigoureux, au regard ouvert… Et qui m’eûtdit que, peu de jours plus tard, ce même djin… Mais non, je ne veuxpas ébruiter cela encore ; ce serait risquer de jeter surChrysanthème une déconsidération anticipée et injuste…

Donc, nous venons de nous arrêter. C’est à labase même d’une grande montagne surplombante ; nous avons dûdépasser la ville, probablement, et nous sommes dans la banlieue, àla campagne. Il faut mettre pied à terre, paraît-il, et grimper àprésent par un sentier étroit presque à pic. Autour de nous, il y ades maisonnettes de faubourg, des clôtures de jardin, despalissades en bambou très élevées masquant la vue. La vertemontagne nous écrase de toute sa hauteur, et des nuées basses,lourdes, obscures, se tiennent au-dessus de nos têtes comme uncouvercle oppressant qui achèverait de nous enfermer dans ce recoininconnu où nous sommes ; vraiment il semble que cette absencede lointains, de perspectives, dispose mieux à remarquer tous lesdétails de e très petit bout de Japon intime, boueux et mouillé,que nous avons sous les yeux. – La terre de ce pays est bien rouge.– Les herbes, les fleurettes qui bordent le chemin me sontétrangères ; – pourtant, dans la palissade, il y a desliserons comme les nôtres, et je reconnais dans les jardins desmarguerites-reines, des zinias, d’autres fleurs de France. L’air aune odeur compliquée ; aux senteurs des plantes et de la terres’ajoute autre chose, qui vient des demeures humaines sansdoute : on dirait un mélange de poisson sec et d’encens.Personne ne passe ; des habitants, des intérieurs, de la vie,rien ne se montre, et je pourrais aussi bien me croire n’importeoù.

Mon djin a remisé sous un arbre sa petitevoiture, et nous montons ensemble dans ce chemin raide, sur ce solrouge où nos pieds glissent.

– Nous allons bien auJardin-des-Fleurs ? dis-je, inquiet de savoir si j’aiété compris.

– Oui, oui, fait le djin, c’est là-haut etc’est tout près.

Le chemin tourne, devient encaissé et sombre.D’un côté, la paroi de la montagne, toute tapissée de fougèresmouillées ; de l’autre, une grande maison de bois, presquesans ouvertures et d’un mauvais aspect : c’est là que mon djins’arrête.

Comment, cette maison sinistre, leJardin-des-Fleurs ? – Il prétend que oui, l’air trèssûr de son fait. Nous frappons à une grosse porte qui aussitôtglisse dans ses rainures et s’ouvre. – Alors deux petites bonnesfemmes apparaissent, drôlettes, presque vieillottes ; maisayant conservé des prétentions, cela se voit tout de suite ;tenues de potiche très correctes, mains et pieds d’enfant.

À peine m’ont-elles vu, qu’elles tombent àquatre pattes, le nez contre le plancher. Ah ! mon Dieu,qu’est-ce qui leur arrive ? – Rien du tout, c’est simplementle salut de grande cérémonie qui se fait ainsi ; je n’en avaispoint l’habitude encore. Les voilà relevées, s’empressant à medéchausser (on n’entre jamais avec ses souliers dans une maisonnipponne), à essuyer le bas de mon pantalon, à toucher si mesépaules ne sont pas trempées.

Ce qui frappe dès l’abord, dans ces intérieursjaponais, c’est la propreté minutieuse, et la nudité blanche,glaciale.

Sur des nattes irréprochables, sans un pli,sans un dessin, sans une souillure, on me fait monter au premierétage, dans une grande pièce où il n’y a rien, absolument rien. Lesmurs en papier sont composés de châssis à coulisse, pouvant rentrerles uns dans les autres, au besoin disparaître, – et tout un côtéde l’appartement s’ouvre en véranda sur la campagne verte, sur leciel gris. Comme siège, on m’apporte un carreau de velours noir, etme voilà assis très bas au milieu de cette pièce vide où il faitpresque froid, – les deux petites bonnes femmes (qui sont lesservantes de la maison et les miennes très humbles) attendant mesordres dans des postures de soumission profonde.

C’est incroyable que cela signifie quelquechose, ces mots baroques, ces phrases que j’ai apprises là-bas,pendant notre exil aux Pescadores, à coups de lexique et degrammaire, mais sans conviction aucune. – Il paraît bien que si,pourtant ; on me comprend tout de suite.

Je veux d’abord parler à ce monsieurKangourou, qui est interprète, blanchisseur et agent discretpour grands mariages. – C’est parfait ; on le connaît, onva sur l’heure me l’aller quérir, et l’aînée des servantes préparedans ce but ses socques de bois, son parapluie de papier.

Ensuite, je veux qu’on m’apporte une collationbien servie, composée de choses japonaises raffinées. – De mieux enmieux ; on se précipite aux cuisines pour commander cela.

Enfin je veux qu’on serve du thé et du riz àmon djin qui m’attend en bas ; – je veux, je veux beaucoup dechoses, mesdames les poupées, je vous les dirai à mesure, posément,quand j’aurai eu le temps de rassembler mes mots… Mais, plus jevous regarde, plus je m’inquiète de ce que va être ma fiancée dedemain. – Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, – àforce de drôlerie, de mains délicates, de pieds en miniature ;mais laides, en somme, et puis ridiculement petites, un air bibelotd’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi…

… Je commence à comprendre que je suis arrivédans cette maison à un moment mal choisi. Il s’y passe quelquechose qui ne me regarde pas, et je gêne.

Dès l’abord, j’aurais pu deviner cela, malgréla politesse excessive de l’accueil – car je me rappelle à présent,pendant qu’on me déchaussait en bas, j’ai entendu des chuchotementsau-dessus de ma tête, puis un bruit de panneaux que l’on faisaitcourir très vite dans leurs glissières ; évidemment c’étaitpour me cacher ce que je ne devais pas voir ; on improvisaitpour moi l’appartement où je suis, – comme, dans les ménageries, onfait un compartiment séparé à certaines bêtes pendant lareprésentation.

Maintenant on m’a laissé seul, tandis que mesordres s’exécutent, et je tends l’oreille, accroupi comme unBouddha sur mon coussin de velours noir, au milieu de la blancheurde ces nattes et de ces murs.

Derrière les cloisons de papier, des voixfatiguées, qui semblent nombreuses, parlent tout bas. Puis un sonde guitare et un chant de femme s’élèvent, plaintifs, assez doux,dans la sonorité de cette maison nue, dans la mélancolie de cetemps de pluie.

Par la véranda toute grande ouverte, ce quel’on voit est bien joli, je le reconnais ; cela ressemble à unpaysage enchanté. Des montagnes admirablement boisées, montant hautdans le ciel toujours sombre, y cachant les pointes de leurs cimes,et, perché dans les nuages, un temple. L’air a cette transparenceabsolue, les lointains cette netteté qui suivent les grandesaverses ; mais une voûte épaisse, encore chargée d’eau, restetendue au-dessus de tout, et, sur les feuillages des boissuspendus, il y a comme de gros flocons de ouate grise qui setiennent immobiles. Au premier plan, en avant et en bas de toutesces choses presque fantastiques, est un jardin en miniature – oùdeux beaux chats blancs se promènent, s’amusent à se poursuivredans les allées d’un labyrinthe lilliputien, en secouant leurspattes parce que le sable est plein d’eau. Le jardin est maniéré aupossible : aucune fleur, mais des petits rochers, des petitslacs, des arbres nains taillés avec un goût bizarre ; toutcela, pas naturel, mais si ingénieusement composé, si vert, avecdes mousses si fraîches !…

Un grand silence au dehors, dans ces campagnesmouillées que je domine ; un calme absolu, jusque là-bas dansles fonds du décor immense. Mais la voix de femme, derrière le murde papier, chante toujours avec une extrême douceur triste ;la guitare qui l’accompagne a des notes graves, un peulugubres…

Tiens !… cela s’accélère à présent, – eton dirait même que l’on danse !

Tant pis ! Je vais essayer de regarderentre les châssis légers, – par une fente que j’aperçoislà-bas.

Oh ! le spectacle singulier :évidemment de jeunes élégants de Nagasaki en train de faire lagrande fête clandestine ! Dans un appartement aussi nu que lemien, ils sont là une douzaine assis en rond par terre ;longues robes en coton bleu à manches pagodes, longs cheveux graset plats surmontés d’un chapeau européen de formemelon ; figures niaises, jaunes, épuisées, exsangues.À terre, une quantité de petits réchauds, de petites pipes, depetits plateaux de laque, de petites théières, de petitestasses ; – tous les accessoires et tous les restes d’une orgiejaponaise ressemblant à une dînette d’enfants. Et, au milieu ducercle de ces dandies, trois femmes très parées, autant dire troisvisions étranges : robes de couleurs pâles et sans nom,brodées de chimères d’or ; grands chignons arrangés avec unart inconnu, piqués d’épingles et de fleurs. Deux sont assises etme tournent le dos : l’une tenant la guitare ; l’autre,celle qui chante de cette voix si douce ; – elles sontexquises de pose, de costume, de cheveux, de nuque, de tout, ainsivues furtivement par derrière, et je tremble qu’un mouvement ne memontre leur visage qui sans doute me désenchantera. La troisièmeest debout et danse devant cet aréopage d’imbéciles, devant ceschapeaux melon et ces cheveux plats… Oh ! quelle épouvantequand elle se retourne ! Elle porte sur la figure le masquehorrible, contracté, blême, d’un spectre ou d’un vampire… Le masquese détache et tombe… Elle est un amour de petite fée, pouvant bienavoir douze ou quinze ans, svelte, déjà coquette, déjà femme, –vêtue d’une longue robe de crépon bleu nuit, ombré, avec unebroderie représentant des chauves-souris grises, des chauves-sourisnoires, des chauves-souris d’or…

Des pas dans l’escalier, des pieds de femme,légers, déchaussés, froissant les nattes blanches… Sans doute lepremier service de mon lunch que l’on m’apporte. – Vite je retombeimmobile, fixe, sur mon coussin de velours noir.

Elles sont trois maintenant, trois servantesqui arrivent à la file, avec des sourires et des révérences. L’uneme présente le réchaud et la théière ; l’autre, des fruitsconfits dans de délicieuses petites assiettes ; l’autreencore, des choses indéfinissables sur des bijoux de petitsplateaux. Et elles s’accroupissent devant moi par terre, déposant àmes pieds toute cette dînette.

À ce moment, j’ai une impression de Japonassez charmante ; je me sens entré en plein dans ce petitmonde imaginé, artificiel, que je connaissais déjà par lespeintures des laques et des porcelaines. C’est si bien cela !Ces trois petites femmes assises, gracieuses, mignardes, avec leursyeux bridés, leurs beaux chignons en coques larges, lisses et commevernis ; – et ce petit service par terre ; – et cepaysage entrevu par la véranda, cette pagode perchée dans lesnuages ; – et cette préciosité qui est partout, même dans leschoses. C’est si bien cela aussi, cette voix mélancolique de femme,qui continue de se faire entendre derrière la cloison depapier ; c’est ainsi évidemment qu’elles devaient chanter, cesmusiciennes que j’avais vues jadis peintes en couleurs bizarres surpapier de riz et fermant à demi leurs petits yeux vagues, au milieude fleurs trop grandes. Je l’avais deviné, ce Japon-là, bienlongtemps avant d’y venir. Peut-être pourtant, dans la réalité, mesemble-t-il diminué, plus mièvre encore, et plus triste aussi, –sans doute à cause de ce suaire de nuages noirs, à cause de cettepluie…

En attendant M. Kangourou (qui vaarriver, paraît-il, qui s’habille), faisons la dînette.

Dans un bol des plus mignons, orné de cigognesenvolées, il y a un potage invraisemblable, aux algues. Ailleurs,des petits poissons secs au sucre, des crabes au sucre, desharicots au sucre, des fruits au vinaigre et au poivre. Tout celaatroce, mais surtout imprévu, inimaginable. Elles me font manger,les petites femmes, riant beaucoup, de ce rire perpétuel, agaçant,qui est le rire japonais, – manger à leur manière, avec degentilles baguettes et un doigté plein de grâce. Je m’habitue àleurs figures. L’ensemble de tout cela est raffiné, – d’unraffinement très à côté du nôtre par exemple, que je ne puis guèrebien comprendre à première vue, mais qui à la longue finirapeut-être par me plaire.

… Entre tout à coup, comme un papillon de nuitréveillé par le plein jour, comme une phalène rare et surprenante,la danseuse d’à côté, l’enfant qui portait le masque sinistre.C’est pour me voir sans doute. Elle roule des yeux de chattecraintive ; puis, apprivoisée tout de suite, vient s’appuyercontre moi, avec une câlinerie de bébé qui sonne adorablement faux.Elle est mignonne, fine, élégante ; elle sent bon. Drôlementpeinte, blanche comme du plâtre, avec un petit rond rose bienrégulier au milieu de chaque joue ; la bouche carminée et unpeu de dorure soulignant la lèvre inférieure. Comme on n’a pas publanchir la nuque, à cause des cheveux follets qui sont nombreux,on a, par amour de la correctitude, arrêté là le plâtrage blanc enune ligne droite que l’on dirait coupée au couteau ; il enrésulte, derrière son cou, un carré de peau naturelle, qui est trèsjaune…

Un son impérieux de guitare derrière lacloison, un appel évidemment ! Crac, elle se sauve, la petitefée, s’en va retrouver les imbéciles d’à côté.

Si j’épousais celle-ci, sans chercher plusloin ? Je la respecterais comme un enfant à moi confié ;je la prendrais pour ce qu’elle est, pour un jouet bizarre etcharmant. Quel amusant petit ménage cela me ferait ! Vraiment,tant qu’à épouser un bibelot, j’aurais peine à trouver mieux…

Entrée de M. Kangourou. Complet en drapgris, de la Belle-Jardinière ou du Pont-Neuf,chapeau melon, gants de filoselle blancs. Figure à la fois rusée etniaise ; presque pas de nez, presque pas d’yeux. Révérence àla japonaise : plongeon brusque, les mains posées à plat surles genoux, le torse faisant angle droit avec les jambes comme sile bonhomme se cassait ; petit sifflement de reptile (que l’onproduit en aspirant la salive entre les dents et qui est le derniermot de la politesse obséquieuse dans cet empire).

– Vous parlez français, monsieurKangourou ?

– Vi ! Missieu !

Nouvelle révérence.

Il m’en fait pour chaque mot que je dis, commes’il était un pantin à manivelle ; quand il est assis devantmoi par terre, cela se borne à un plongeon de la tête, – accompagnétoujours du même bruit sifflant de salive.

– Une tasse de thé, monsieurKangourou ?

Nouveau salut et geste très précieux desmains, comme pour dire : « J’oserais à peine ; c’esttrop de condescendance de votre part… Enfin, pour vousobéir… »

Il a deviné, aux premiers mots, ce quej’attends de lui :

– Sans doute, répond-il, nous allons nousoccuper de cela ; dans une huitaine de jours précisément unefamille de Simonosaki, où il y a deux filles charmantes, doitarriver…

– Comment, dans une huitaine de jours !Vous me connaissez mal, monsieur Kangourou ! Non, non, ce seratout de suite, demain ou pas du tout.

Encore une révérence sifflante, etKangourou-San, gagné par mon agitation, se met à passer en revuefiévreusement toutes les jeunes personnes disponibles àNagasaki :

– Voyons, – il y avait bien mademoiselleOeillet… Oh ! quel dommage que je n’aie pas parlé deux joursplus tôt ! Si jolie, si habile à jouer de la guitare… C’est unirréparable malheur : elle a été prise avant-hier par unofficier russe…

» Ah ! mademoiselle Abricot ! – Celaferait-il mon affaire, cette demoiselle Abricot ? C’est lafille d’un riche marchand de porcelaines du bazar de Décima ;une personne d’un grand mérite, mais elle coûterait fortcher : ses parents, qui en font beaucoup de cas, ne lacéderaient pas à moins de cent yen* par mois. Elleest très instruite, sait couramment l’écriture commerciale etpossède, au bout des doigts, plus de deux mille caractèresd’écriture savante. Dans un concours de poésie, elle est arrivéepremière avec un morceau composé à la louange des petitesfleurs blanches des haies vues à la rosée du matin. Seulementelle n’est pas très jolie de visage ; un de ses yeux est moinsgrand que l’autre – et un trou lui est resté dans une joue, d’unmal qu’elle avait eu étant enfant…

* Un yen vaut 5francs.

– Oh ! non, alors, de grâce, pas elle.Cherchons parmi les jeunes personnes moins distinguées, maisn’ayant pas de cicatrice. Et celles qui sont là, à côté, en bellesrobes brodées d’or ? Par exemple, la danseuse au masque despectre, monsieur Kangourou ? ? ou encore celle quichante d’une voix si douce et dont la nuque est sijolie ? ? ?

Il ne comprend pas bien d’abord de qui ils’agit ; puis, quand il a compris, secouant la tête, presquemoqueur, il dit :

– Non, Missieu, non ! Ce sont desGuéchas*, Missieu, – desGuéchas !

* Guéchas,chanteuses et danseuses de profession formées au Conservatoire deYeddo.

– Eh bien, mais, pourquoi donc pas desGuéchas ? qu’est-ce que cela peut me faire, à moi,qu’elles soient des Guéchas ? – Plus tard, quand jeserai mieux au courant des choses japonaises, peut-êtreapprécierai-je moi-même l’énormité de ma demande : on diraitvraiment que j’ai parlé d’épouser le diable…

Mais voici M. Kangourou qui se rappelletout à coup une certaine mademoiselle Jasmin. – Mon Dieu, commentdonc n’y avait-il pas songé tout de suite ; mais c’estabsolument ce qu’il me faut ; il va dès demain, dès ce soir,faire des ouvertures aux parents de cette jeune personne, quidemeurent fort loin d’ici sur la colline d’en face dans le faubourgde Diou-djen-dji. C’est une demoiselle très jolie, d’une quinzained’années. On l’aurait probablement à dix-huit ou vingt piastres”par mois, à la condition de lui offrir quelques robes de bon goûtet de la loger dans une maison agréable et bien située, – ce qu’ungalant homme comme moi ne peut manquer de faire.

Va pour mademoiselle Jasmin, – etséparons-nous, l’heure presse. M. Kangourou viendra demain àmon bord me communiquer le résultat de ses premières démarches etse concerter avec moi pour l’entrevue. De rétribution, il n’enacceptera aucune pour le moment, mais je lui donnerai mon linge àblanchir et je lui procurerai la clientèle de mes camarades de laTriomphante.

C’est entendu.

Saluts profonds, – on me rechausse à laporte.

Mon djin, profitant de cet interprète que lachance lui a mis sous la main, se recommande à moi pourl’avenir : sa station est justement sur le quai ; sonnuméro est 415, écrit en chiffres français sur la lanterne de savoiture (à bord, nous avons 415 Le Goêlec, fusilier, servant degauche à l’une de mes pièces ; c’est bon, je retiendraicela) ; son tarif est douze sous la course et dix sousl’heure, pour les habitués. – À merveille, il aura ma pratique,c’est promis. – Allons-nous-en. Les servantes, qui m’ont reconduit,tombent à quatre pattes pour le salut final et restent prosternéessur le seuil – tant que je suis en vue dans le sentier sombre oùles fougères achèvent de s’égoutter sur ma tête…

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