Madame Chrysanthème

XXXVIII

 

Il y a, dans ce Nagasaki, un instant de lajournée qui est comique entre tous : c’est le soir, vers cinqou six heures. À ce moment-là, les gens sont tout nus, les enfants,les jeunes, les vieux, les vieilles, chacun assis dans une jarre,prenant son bain. Cela se passe n’importe où, sans le moindrevoile, dans les jardins, dans les cours, dans les boutiques, voiremême sur les portes, pour plus de facilité à causer entre voisinsd’un côté de la rue à l’autre. On reçoit dans cettesituation ; sans hésiter on sort de sa cuve, tenant à la mainsa petite serviette invariablement bleue, pour faire asseoir levisiteur qui se présente et lui donner la réplique enjouée.

Cependant elles ne gagnent pas, les mousmés(ni les vieilles dames), à se produire dans cette tenue. UneJaponaise, dépourvue de sa longue robe et de sa large ceinture auxcoques apprêtées, n’est plus qu’un être minuscule et jaune, auxjambes torses, à la gorge grêle et piriforme ; n’a plus riende son petit charme artificiel, qui s’en est allé complètement avecle costume.

Il y a une heure à la fois joyeuse etmélancolique : c’est un peu plus tard au crépuscule, quand leciel semble un grand voile jaune dans lequel montent les découpuresdes montagnes et des hautes pagodes. C’est l’heure où, en bas, dansle dédale des petites rues grisâtres, les lampes sacrées commencentà briller, au fond des maisons toujours ouvertes, devant les autelsd’ancêtres et les Bouddhas familiers, – tandis qu’au-dehors touts’obscurcit, et que les mille dentelures des vieux toits sedessinent en festons noirs sur ce ciel d’or clair. À ce moment-làpasse sur ce Japon rieur une impression de sombre, d’étrange,d’antique, de sauvage, de je ne sais quoi d’indicible, qui esttriste. Et la gaîté, alors, la seule gaîté qui reste, c’est cettepeuplade d’enfants, de petits mouskos et de petites mousmés, qui serépand comme un flot dans les rues pleines d’ombre, sortant desateliers et des écoles. Sur la nuance foncée de toutes cesconstructions de bois, paraissent plus éclatantes les petites robesbleues ou rouges, drôlement bigarrées, drôlement troussées, et lesbeaux nœuds des ceintures, et les fleurs, les pompons d’argent oud’or piqués dans ces chignons de bébés.

Elles se poursuivent et s’amusent, en agitantleurs grandes manches pagodes, les toutes petites mousmés de dixans, de cinq ans, ou même de moins encore, ayant déjà de hautescoiffures et d’imposantes coques de cheveux comme les dames.Oh ! les amours de poupées impayables qui, à cette heurecrépusculaire, gambadent, en robes très longues, soufflant dans destrompettes de cristal ou courant à toutes jambes pour lancer descerfs-volants inouïs… Tout ce petit monde nippon, baroque parnaissance et appelé à le devenir encore plus en prenant des années,débute dans la vie par des amusements singuliers et des crisbizarres ; ses jouets sont un peu macabres et feraient peuraux enfants d’un autre pays ; ses cerfs-volants ont de grosyeux louches et des tournures de vampires…

Et chaque soir, dans les petites rues sombres,déborde cette gaîté fraîche, enfantine, mais fantasque à l’excès. –On n’imagine pas tout ce qu’il y a en l’air, parfois, d’incroyableschoses qui voltigent au vent…

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