Madame Chrysanthème

XXXVI

 

Mardi 27 août.

Nous avons passé la journée à errer dans desquartiers poussiéreux et sombres, cherchant des choses antiqueschez des bric-à-brac, Yves, Chrysanthème, Oyouki et moi, traînéspar quatre djins accélérés.

Vers le coucher du soleil, Chrysanthème, quim’ennuie davantage depuis ce matin et qui s’en est sans douteaperçue, fait une moue très longue, se dit malade et demande lapermission d’aller, pour ce soir, coucher chez madame Renoncule, samère.

J’accorde cela de tout mon cœur ; qu’elles’en aille, cette mousmé ! Oyouki préviendra ses parents, quifermeront notre chambre ; nous passerons la soirée à courir ànotre fantaisie, Yves et moi, sans traîner aucune mousmé à nostrousses, et, après, nous rentrerons nous coucher chez nous, sur laTriomphante, sans avoir la peine de grimper là-haut.

Nous essayons d’abord d’aller dîner tous deuxdans quelque maison de thé élégante. – Impossible, il n’y a deplace nulle part ; tous les appartements de papier, tous lescompartiments à trucs et à glissières, tous les recoins dejardinets, sont remplis de Japonais et de Japonaises mangeantd’incroyables petites choses ; beaucoup de jeunes dandies enpartie fine ; de la musique en cabinet particulier, desdanseuses.

C’est qu’aujourd’hui est le troisième etdernier jour de ce grand pèlerinage au temple de la TortueSauteuse dont nous avons vu le début avant-hier, – et alorstout Nagasaki s’amuse.

À la maison de thé des PapillonsIndescriptibles, qui est aussi bondée, mais où nous sommesavantageusement connus, on imagine de jeter un plancher volantpar-dessus le petit lac, par-dessus le bassin à poissons rouges, etc’est là qu’on nous sert, dans la fraîcheur agréable du jet d’eauqui continue de bruire sous nos pieds.

Après dîner, nous suivons les fidèles et nousremontons au temple.

Là-haut, même féerie, mêmes masques, mêmemusique. Comme avant-hier, nous nous asseyons sous un tendeletquelconque pour boire des petits sorbets drôles, parfumés auxfleurs. Mais nous sommes seuls ce soir, et l’absence de cette bandede mousmés, aux minois familiers, qui étaient comme un traitd’union entre ce peuple en fête et nous-mêmes, nous sépare, nousisole davantage de toute cette débauche d’étrangetés au milieu delaquelle nous nous sentons comme perdus. Il y a toujours là-basl’immense décor bleuâtre : Nagasaki éclairé par la lune, avecla nappe argentée des eaux qui semble une vision vaporeusesuspendue dans le vide. Et derrière nous, le grand temple ouvert oùles bonzes officient au bruit des grelots sacrés et des claquebois,– pareils à de petites marionnettes, vus d’où nous sommes, – lesuns accroupis en rang comme de tranquilles momies, les autresexécutant des marches rythmées devant ce fond tout en or où setiennent les dieux. Nous ne rions pas, ce soir, et nous parlonspeu, plus frappés que la première nuit ; nous regardonsseulement, cherchant à comprendre…

Tout à coup, Yves se retournant,dit :

– Frère !… votremousmé ! !…

En effet, elle est là derrière lui,Chrysanthème, presque par terre, cachée entre les pattes d’unegrosse bête en granit moitié tigre, moitié chien, contre laquelles’appuie notre tente fragile.

– Comme un petit chat, elle m’a tiré avec sesongles, par mon bas de pantalon, dit Yves très saisi, – oh !mais tout à fait comme un petit chat !

Elle se tient courbée, prosternée en révérencetrès humble ; elle sourit timidement dans la crainte d’êtremal reçue, et la tête de mon petit beau-frère Bambou se dresse,souriante aussi, au-dessus de la sienne. Elle l’a apporté avecelle, à califourchon sur ses reins, ce petitmousko*, toujours impayable, lui, avec satonsure, sa longue robe et les grosses coques de sa ceinture desoie. Et ils nous regardent tous deux, inquiets de savoir commentnous allons prendre leur équipée.

* Mouskosignifie petit garçon. C’est le masculin de mousmé. On dit même engénéral mousko-san (monsieur le mousko), par excessivepolitesse.

Mon Dieu, je n’ai nulle envie de leur fairemauvais accueil ; au contraire, leur apparition m’amuse. Jetrouve même très gentil de la part de Chrysanthème cette façond’être revenue et cette idée d’avoir apporté Bambou-San à la fête,bien que ce soit assez peuple, à vrai dire, de se l’êtreattaché sur le dos, comme font les pauvresses nipponnes pour leurspetits…

Allons, qu’elle s’asseye entre Yves etmoi ; qu’on lui serve de ces haricots à la grêle qu’elle aimetant. Puis, prenons sur nos genoux le beau petit mousko etqu’il mange, à sa discrétion, des bonbons et du sucre.

La soirée finie, quand il s’agit deredescendre, de nous en aller, Chrysanthème replace son petitBambou à cheval sur son dos et se met en marche, toute fléchie enavant sous ce poids, toute courbée, traînant péniblement sessocques de Cendrillon sur les marches de granit et les dalles… Oui,bien peuple, en effet, cette allure, mais dans l’acceptionla meilleure de ce mot peuple ; rien là-dedans qui medéplaise ; je trouve même que Chrysanthème, dans son affectionpour Bambou-San, est simple et attachante.

On ne peut d’ailleurs refuser cela auxJaponais : l’amour des petits enfants, et un talent pour lesamuser, les faire rire, leur inventer des joujoux comiques, lesrendre joyeux au début de la vie ; une vraie spécialité aussipour les coiffer, les attifer, tirer de leur personne l’aspect leplus divertissant possible. C’est la seule chose que j’aime dans cepays : les bébés et la manière dont on sait lescomprendre…

En route, nous rencontrons les amis mariés dela Triomphante qui plaisantent à mes dépens, très surprisde me voir avec ce mousko, demandant :

– C’est déjà votre fils ?

Dans la ville en bas, nous faisons mine dedire adieu à Chrysanthème, au tournant de la rue qui conduit chezsa mère. Elle sourit, indécise, se dit guérie et demande àretourner là-haut dans notre maison. – Cela n’entrait pas dans mesprojets, je l’avoue… Cependant, j’aurais mauvaise grâce à refuser.Soit ! Allons reporter le mousko à sa maman, puisnous commencerons, à la lueur de quelque nouvelle lanterne achetéechez madame Très-Propre, l’ascension pénible.

Mais voici bien une autre aventure : cepetit Bambou, lui aussi, qui prétend venir ! Absolument, ilveut que nous l’emmenions avec nous. Cela n’a pas le sens commun,par exemple, c’est tout à fait inadmissible !…

Pourtant… il ne faudrait pas le faire pleurer,un soir de fête, ce mousko… Voyons, nous allons envoyer prévenirmadame Renoncule, pour qu’elle ne s’inquiète pas de lui, et, commeil n’y aura plus personne tout à l’heure dans les sentiers deDiou-djen-dji pour se moquer de nous, à tour de rôle nous leporterons sur notre dos, Yves et moi, tant que durera la grimpadenoire…

Et moi qui ne voulais pas ce soir remontercette route en traînant une mousmé par la main, voici que, poursurcroît, je porte un mousko sur mon dos… Quelle ironiquedestinée !

Chez nous, comme je l’avais prévu, tout estclos, verrouillé ; on ne nous attend pas, et il faut fairetapage à la porte. Chrysanthème se met de toute sa force àhéler.

– Ho !Oumé-San..an..an..an ! (En français : Ohé !madame Pru..u..u..u..ne !)

Je ne connaissais pas ces intonations-là à sapetite voix ; son appel traînant, dans la sonorité obscure deminuit, a un accent si étranger, si inattendu, si bizarre, qu’il medonne une impression de lointain et extrême exil…

Enfin madame Prune apparaît pour nous ouvrir,mal éveillée, très émue, coiffée de nuit dans un opulent turban encoton sur le fond bleu duquel folâtrent quelques cigognes blanches.Tenant du bout des doigts, avec une grâce épeurée, la longue tigede sa lanterne à fleurs, elle nous dévisage l’un après l’autre pourvérifier nos identités – et elle n’en revient pas, pauvre dame, dece mousko que je rapporte…

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