Madame Chrysanthème

XLVI

 

13septembre.

Yves est libre ce soir trois heures plus tôtque moi, – ce qui arrive de temps en temps, d’après la façon dontnotre service de quarts est organisé. Ces jours-là, ildescend à terre le premier et s’en va m’attendre àDiou-djen-dji.

Avec une longue-vue, je l’observe du bord,grimpant dans les sentiers verts de la montagne : il marched’un pas très alerte, courant presque ; comme il paraît presséd’aller retrouver cette petite Chrysanthème !

Vers neuf heures, quand j’arrive, je le voisassis par terre, au milieu de mon appartement, le torse nu (ce quiest ici une tenue d’intérieur suffisamment correcte, j’enconviens). Et, autour de lui, Chrysanthème, Oyouki, mademoiselleDédé la servante, s’empressant à lui essuyer le dos – avec despetites serviettes bleues peinturlurées de cigognes et de sujetsdrolatiques…

– Ah ! mon Dieu, qu’est-ce qu’il a bienpu faire pour avoir si chaud, pour s’être mis dans un étatpareil ?

Il me raconte que, près de chez nous, – un peuplus haut dans la montagne, – il a découvert un tir au sabre etqu’il y a livré assaut jusqu’à nuit close – contre des Japonais quitiraient à deux mains, en bondissant comme des chats, suivantl’usage de leur pays. Avec son escrime française, il les a battus àplate couture. Alors on lui a fait de grands saluts, de grandshonneurs, – et apporté une quantité de bonnes petites choses trèsfroides à boire. Tout cela réuni l’a fait transpirer beaucoup…

– Ah ! très bien. Mais je ne m’expliquaispas…

Il est ravi de sa soirée ; il ira tousles jours s’amuser à les battre ; il pense même faire desélèves.

Une fois l’assèchement de son dos terminé, lesvoilà tous ensemble, les trois mousmés et lui jouant au« pigeon vole » nippon. – En vérité, je ne pouvais riensouhaiter de plus innocent, de mieux sous tous les rapports.

Charles N*** et madame Jonquille, sa femme,nous arrivent inopinément vers dix heures. (Ils s’égaraient dansnos parages, sous les bosquets noirs, et sont montés, voyant de lalumière chez nous.)

Leur intention est d’aller finir leur soirée àla maison de thé des Crapauds, et ils veulent nous entraîner aveceux pour prendre des sorbets là-bas. – C’est au moins à une heured’ici, cette maison de thé, de l’autre côté de la ville, àmi-montagne, dans les jardins de la grande pagode d’Osueva ;mais ils tiennent à leur idée quand même, prétendant que, par cettenuit pure et ce clair de lune, on doit avoir, de la terrasse dutemple, une vue très jolie.

– Très jolie, je ne dis pas ; mais nousallions nous coucher, nous… Enfin, soit, partons, suivons-les.

Nous louons cinq djins et cinq chars, en bas,dans la grand-rue, devant chez madame Très-Propre, qui nouschoisit, pour cette expédition tardive, des lanternes énormes ettoutes rondes, de gros ballons rouges ornés de méduses, d’algues etde requins verts.

Il est près de onze heures quand nous nousmettons en route. Dans les quartiers du centre, les bons Nipponsferment déjà leurs petites échoppes, éteignent leurs lampes, tirentleurs panneaux de bois, poussent leurs châssis de papier.

Et plus loin, dans les antiques rues de labanlieue, tout est clos depuis longtemps ; nos chars roulentdans la nuit très noire. Nous crions à nos djins :Ayakou ! ayakou ! (Vite ! vite !) etils courent à toutes jambes, en poussant de petits hurlements,comme des bêtes joyeuses, emballées par gaîté. Dans l’obscurité,nous allons un train de tempête, à la file indienne tous les cinq,cahotés furieusement sur les vieilles dalles disjointes, que nosballons rouges éclairent mal en s’agitant toujours à l’extrémité deleurs tiges en bambou. De temps à autre, quelques Nippons, coiffésde nuit en mouchoir bleu, ouvrent une fenêtre pour regarder quelssont ces écervelés qui se promènent si vite et si tard, en faisanttout ce bruit. Ou bien, une lueur, que nous jetons en passant, nousmontre le rire atroce d’une des grosses bêtes en pierre assises auxportes des pagodes…

Enfin nous arrivons au pied de ce templed’Osueva et, laissant nos djins avec nos petits chars, nouscommençons à monter les escaliers de géants, complètement désertscette nuit.

Chrysanthème, qui fait toujours un peu lapetite fille fatiguée, l’enfant gâtée et triste, monte aveclenteur, entre Yves et moi, s’appuyant sur nos bras.

Jonquille, au contraire, grimpe en sautillantcomme un oiseau et compte pour s’amuser les marchesinterminables :

– Hitôts’ ! F’tâts’ !Mits’ ! Yôts’ ! (un ! deux ! trois !quatre !) dit-elle en s’élevant par une série de petits bondslégers.

– Itsôûts’ ! Moûts !Nanâts’ ! Yâts’ ! Kokonôts’ ! (cinq !six ! sept ! huit ! neuf !…)

Et elle appuie bien fort sur les accentscirconflexes, comme pour rendre ces nombres encore plus drôles.

Sur son beau chignon noir brille un petitplumet d’argent ; sa silhouette est fine, gracieuse et d’uneextrême étrangeté ; dans la nuit où nous sommes, on ne voitpas que sa figure est presque laide et sans yeux.

Vraiment, on dirait des petites fées,Chrysanthème et Jonquille, ce soir ; les moindres Japonaises,à certains moments, prennent de ces airs-là, à force de bizarrerieélégante et d’ingénieux arrangement.

L’escalier de granit, vide, immense,uniformément gris sous le ciel nocturne, paraît fuir en hauteurdevant nous, – et en profondeur par-derrière, quand on se retourne,– en profondeur, en dégringolade vertigineuse. Sur les degrés decette pente s’allongent, s’allongent démesurées, les ombres noiresdes portiques religieux par lesquels il nous faut passer ; etces ombres, qui semblent se casser au ressaut de chaque marche, ontsur toute leur étendue des plissures régulières d’éventail. Lesportiques se dressent isolément, s’étagent les uns au-dessus desautres ; – leurs formes étonnantes sont à la fois d’unesimplicité extrême et d’une recherche rare ; ils se dessinentavec une netteté dure et, cependant, ils ont ce vague de vision queprennent les objets très grands à la lueur lunaire. Leursachitraves courbes se relèvent, aux extrémités, en deux cornesinquiétantes, tendues vers la voûte lointaine et bleuâtre oùscintillent les étoiles ; ils ont l’air de vouloir communiqueraux dieux, par ces pointes, les choses que leur base profondeentend dans la terre d’alentour remplie de sépulcres et demorts.

Nous sommes un tout petit groupe, nous, perdumaintenant au milieu de cette montée colossale ; nouscheminons, éclairés moitié par la lune pâle qui est en haut, moitiépar les lanternes rouges qui sont dans nos mains et qui sebalancent toujours au bout de leurs longues tiges.

Il se fait un grand silence dans ces abords dutemple ; même les bruits d’insectes se taisent à mesure quenous nous élevons. Une sorte de recueillement, de demi-craintereligieuse nous gagne peu à peu, en même temps qu’une plus grandefraîcheur se répand dans l’air et nous saisit.

En haut, dans la cour sacrée, où résident lecheval de jade et les tourelles de porcelaine, nous nous sentonsintimidés en entrant. Il y fait plus sombre, à cause des murs. Etnotre arrivée semble déranger je ne sais quel conciliabule mystiquetenu entre les Esprits de l’air et les symboles visibles qui sontlà, chimères et monstres, éclairés aux reflets bleus de lalune.

Nous tournons à gauche, et nous pénétrons dansles jardins en terrasse, pour nous rendre à cette maison de thé desCrapauds qui est notre but cette nuit : nous la trouvonsfermée, – je m’y attendais, – fermée et noire, à une heurepareille !… À la porte, nous tambourinons tous ensemble ;nous appelons par leurs noms, avec les intonations les pluscâlines, toutes les mousmés de service que nous connaissons bien,mesdemoiselles Transparente, Étoile, Rosée-matinale etMarguerite-reine. – Personne. – Adieu les sorbets aux parfums etles haricots à la grêle !…

Devant la maisonnette du tir à l’arc, nosmousmés font un saut de côté, très effrayées, annonçant qu’il y aun cadavre par terre. – En effet, quelqu’un est là étendu. Nousexaminons timidement la situation à la lueur de nos ballons rouges– tenus à toute longueur de tige par peur de ce mort : c’estsimplement le vieux gardien du tir, celui qui, le jour du 14juillet, choisissait de si belles flèches pour Chrysanthème, et ildort, ce bonhomme, le chignon un peu défait, mais d’un bon sommeilqu’il serait cruel de troubler.

Allons au bord de la terrasse, contempler larade sous nos pieds, et puis nous rentrerons chez nous.

La rade, cette nuit, est une grande déchirure,sombre et sinistre, où les rayons de la lune ne descendentpas ; une crevasse béante, qui semble ouverte jusqu’auxentrailles de la terre et au fond de laquelle brillent, toutpetits, comme une réunion de vers luisants dans une fosse, les feuxdes navires.

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