Madame Chrysanthème

XXIX

 

10août.

Ce soir, grande pluie ; nuit épaisse etnoire. Vers dix heures, revenant d’une de ces maisons de thé à lamode que nous fréquentons beaucoup, nous arrivons, Yves,Chrysanthème et moi, à certain angle familier de la grand’rue, àcertain tournant où il faut quitter les lumières et le bruit de laville pour s’engager dans les escaliers noirs, les sentiers à picqui montent chez nous, à Diou-djen-dji.

Là, avant de commencer l’ascension, il s’agitd’abord d’acheter une lanterne, chez une vieille marchande nomméemadame Très-Propre[1], dont noussommes les pratiques assidues. – C’est inouï la consommation quenous en faisons, de ces lanternes en papier, dont les peinturesreprésentent invariablement des papillons de nuit ou deschauves-souris. – Au plafond de la boutique, il y en a desquantités énormes qui pendent par grappes, et la vieille, nousvoyant venir, monte sur une table pour les attraper. – Le gris oule rouge sont nos couleurs habituelles ; madame Très-Propresait cela et néglige les lanternes vertes ou bleues. Mais il esttoujours très difficile d’en décrocher une, – à cause des bâtonnetspar où on les tient, des ficelles par où on les attache, quis’enchevêtrent ensemble. Par des gestes outrés, madame Très Propreexprime combien elle est désolée d’abuser ainsi de nos honorablesmoments : oh ! si cela ne dépendait qued’elle-même !… mais voilà, ces choses emmêlées n’ont aucuneconsidération pour la dignité des personnes. Avec mille singeries,elle croit même devoir leur faire des menaces et leur montrer lepoing, à ces ficelles indébrouillables qui ont l’outrecuidance denous causer du retard. – C’est bien, nous connaissons ce manège parcœur. Si cela l’impatiente, cette vieille dame, nous aussi.Chrysanthème, qui s’endort, est prise d’une série de petitsbâillements de chat, qu’elle ne se donne même pas la peine dedissimuler avec sa main et qui n’en finissent plus. Elle fait unemoue très longue à l’idée de cette côte si raide qu’il va falloircette nuit remonter sous une pluie battante.

Je suis comme elle, cela m’ennuie bien. Etdans quel but, mon Dieu, grimper chaque soir jusqu’à ce faubourg,quand rien ne m’attire dans ce logis de là-haut ?…

L’ondée redouble ; comment allons-nousfaire ?… Dehors passent des djins rapides, criant gare,éclaboussant les piétons, projetant, en traînées dans l’averse, lesfeux de leurs lanternes multicolores. Passent des mousmés et desvieilles dames, troussées, crottées, rieuses tout de même sousleurs parapluies de papier, échangeant des révérences et faisantclaquer sur les pierres leurs socques de bois ; la rue estpleine d’un tapotement de sabots et d’un grésillement de pluie.

Passe aussi, par bonheur, 415, notre cousinpauvre, qui s’arrête voyant notre détresse, et promet de nous tirerd’affaire : le temps d’aller déposer sur le quai un Anglaisqu’il roule, et il reviendra à notre secours, avec tout ce qui estnécessaire à notre triste situation.

Enfin voici notre lanterne décrochée, allumée,payée. En face, il y a une autre boutique à laquelle nous nousarrêtons aussi chaque soir ; c’est chez madameL’Heure*, la marchande de gaufres ; nousfaisons toujours provision chez elle pour nous soutenir pendant laroute. – Très sémillante cette pâtissière, et en frais decoquetterie avec nous ; elle forme vignette de paraventderrière ses piles de gâteaux agrémentées de petits bouquets.Abritons-nous sous son toit pour attendre, – et, à cause desgouttières qui tombent dru, plaquons-nous le plus possible contreson étalage de bonbons blancs ou roses, arrangés très artistementsur des branches de cyprès fines et fraîches.

* Enjaponais : Tôki-San.

Pauvre 415, quelle providence pour nous !– Il reparaît déjà, cet excellent cousin, toujours souriant,toujours courant, tandis que l’eau ruisselle sur ses belles jambesnues, et il nous apporte deux parapluies, empruntés à un marchandde porcelaine qui est aussi notre parent éloigné. Yves, comme moi,jamais de sa vie n’avait voulu se servir de ce genre d’objet, maisil accepte ceux-ci parce qu’ils sont drôles : en papiernaturellement, à plissures cirées et gommées, avec l’inévitable volde cigognes semé en guirlande tout autour.

Chrysanthème, bâillant de plus en plus à samanière chatte et devenue câline pour se faire traîner, essaie deprendre mon bras :

– Mousmé, pour ce soir, si tu demandais plutôtce service à Yves-San ; je suis sûr que cela nous arrangeraittous les trois.

La voilà donc, elle toute petite, pendue à cetrès grand, et ils grimpent. J’ouvre la marche, portant la lanternequi nous éclaire, et dont j’abrite la flamme de mon mieux sous monextravagant parapluie.

De chaque côté du chemin, on entend comme untorrent qui roule : l’eau de tout cet orage dégringolant de lamontagne. La route nous paraît longue cette nuit, difficile,glissante ; les séries de marches, interminables. Des jardins,des maisons, échafaudés les uns par-dessus les autres ; desterrains vagues, des arbres qui, dans l’obscurité, se secouent surnos têtes.

On dirait que Nagasaki monte en même temps quenous, – mais là-bas, très loin, dans une sorte de buée qui semblelumineuse sous le noir du ciel ; il sort de cette ville unbruit confus de voix, de roulements, de gongs, de rires.

Cette pluie d’été n’a pas rafraîchi l’airencore. À cause de la chaleur orageuse qu’il fait, les maisonnettesde ce faubourg sont restées ouvertes, comme des hangars, et nousvoyons ce qui s’y passe. Des lampes toujours allumées devant lesBouddhas familiers et les autels d’ancêtres ; – mais tous lesbons Nippons déjà couchés. Sous les traditionnels tendelets de gazebleu-vert, on les aperçoit, étendus par rangées, parfamilles ; ils dorment, chassent des moustiques ous’éventent : des Nippons, des Nipponnes, et des bébés nipponsaussi, à côté de leurs parents ; chacun, jeune ou vieux, ayantsa robe de nuit en indienne bleu foncé et son petit chevalet enbois pour reposer sa nuque.

Il y a de rares maisons où l’on s’amuseencore : de loin en loin, par-dessus les jardins sombres, unson de guitare nous vient : quelque danse incompréhensiblementrythmée dont la gaîté est triste.

Voici certain puits entouré de bambous, auprèsduquel nous avons l’habitude de faire halte nocturne pour laisserrespirer Chrysanthème. Yves me prie de diriger sur lui la lueurrouge de ma lanterne pour le bien reconnaître : c’est qu’ilmarque pour nous la moitié de la route.

Et enfin, enfin, voici notre logis ! –Porte close ; obscurité et silence profonds. Tous nos panneauxont été fermés par les soins de M. Sucre et de madamePrune ; la pluie ruisselle sur le bois de nos vieux mursnoirs.

Avec un temps pareil, il n’est pas possible delaisser Yves redescendre encore, pour aller rôder le long de lamer, en quête d’un sampan de louage. Non, il ne retournera pas àbord ce soir ; nous allons le faire coucher chez nous. Sapetite chambre a été prévue, du reste, dans les conditions de notrebail, et nous allons la lui fabriquer tout de suite, – bien qu’ilrefuse, par discrétion. Entrons, déchaussons-nous, secouons-nousbien comme des chats sur lesquels une averse est tombée, et montonsdans notre appartement.

Devant le Bouddha, les petites lampesbrûlent ; au milieu de la chambre, la gaze bleu-nuit esttendue. En arrivant, la première impression est bonne : il estgentil, le logis, ce soir ; il a un vrai mystère, à cause dece silence et de cette heure tardive. Et puis, par un temps pareil,il fait toujours bon rentrer chez soi…

Allons, vite, faisons la chambre d’Yves.Chrysanthème, très en train à l’idée que son grand ami va coucherprès d’elle, y met toutes ses forces ; d’ailleurs il s’agitsimplement de pousser dans leurs glissières trois ou quatrepanneaux de papier, qui formeront tout de suite une chambre à part,un compartiment dans la grande boîte où nous logeons. – Je lesavais crus complètement blancs, ces panneaux : eh bien,non ! il y a sur chacun d’eux un groupe de deux cigognes, –peintes en grisaille dans ces poses inévitables que l’art japonaisa consacrées : l’une qui porte la tête altière et lève unejambe avec noblesse, l’autre qui se gratte. Oh ! ces cigognes…ce qu’elles vous impatientent, au bout d’un mois deJapon !…

Voilà donc Yves couché et dormant sous notretoit. Le sommeil lui est venu ce soir plus vite qu’àmoi-même : c’est que j’ai cru remarquer des regards trèslongs, de Chrysanthème à lui, de lui à Chrysanthème.

Je lui laisse entre les mains cette petitecomme un jouet, et une crainte me vient à présent d’avoir jeté uncertain trouble dans sa tête. De cette Japonaise, je me souciecomme de rien. Mais Yves… ce serait mal de sa part, et celaporterait une atteinte grave à ma confiance en lui…

On entend la pluie tomber sur notre vieuxtoit ; les cigales se taisent ; des senteurs de terremouillée nous arrivent des jardins et de la montagne. Je m’ennuiedésespérément dans ce gîte ce soir ; le bruit de la petitepipe m’irrite plus que de coutume et, quand Chrysanthèmes’accroupit devant sa boîte à fumer, je lui trouve un airpeuple dans le plus mauvais sens du mot.

Je la prendrais en haine, ma mousmé, si elleentraînait mon pauvre Yves à une mauvaise action que je ne luipardonnerais peut-être plus…

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