Madame Chrysanthème

XL

 

2septembre.

Le hasard nous a procuré une amitié singulièreet rare, celle des chefs bonzes de ce temple de la TortueSauteuse où l’on célébrait, le mois dernier, un si étonnantpèlerinage.

Les abords de ce lieu sont aussi solitaires àprésent qu’ils étaient peuplés les soirs de cette fête ; et,en plein jour, on est surpris de la vétusté morte de toutes ceschoses religieuses qui, la nuit, avaient semblé vivre. Personnedans ces escaliers de granit usés par le temps ; personne sousces grands portiques somptueux dont la poussière a terni lescouleurs et les ors. Pour arriver, il faut franchir plusieurs coursdésertes étagées sur le flanc de la montagne, plusieurs portessolennelles, et des marches et des marches, en s’élevant toujoursau-dessus de la ville et des bruits humains, dans une région sacréeremplie d’innombrables tombeaux. Sur toutes les dalles, sur toutesles murailles, du lichen et des pariétaires ; la teinte grisedes choses très vieilles, répandue partout comme une couche decendre.

Dans un premier temple latéral, trône unBouddha géant assis dans son lotus, – idole dorée de quinze à vingtmètres de haut, montée sur un énorme socle de bronze.

Enfin le dernier portique se dresse, avec lesdeux colosses traditionnels, gardiens du saint parvis, qui setiennent debout, l’un à droite, l’autre à gauche, enfermés commedes bêtes fauves, chacun dans une cage grillée de fer. Ils ontl’attitude furieuse, le poing levé pour frapper, la figurericanante et atroce. Leurs corps sont criblés de boulettes enpapier mâché, qu’on leur a lancées à travers les barreaux et qui sesont collées sur leurs membres monstrueux comme une lèpre blanche,une manière qu’ont les fidèles de leur faire parvenir, pour lesapaiser, des prières écrites sur feuillets délicats par des bonzespieux. On passe entre ces épouvantails et on pénètre dans ladernière cour. L’habitation de nos amis est à main droite, lagrande salle de la pagode est en face.

Dans cette cour dallée, des lampadaires debronze, hauts comme des tourelles. Des cycas séculaires, auxfraîches touffes de plumes vertes, dont les tiges multiples sontdisposées avec une symétrie lourde, comme des branches de massifscandélabres. Le temple, entièrement ouvert sur tout sa façade, estprofond, obscur, avec des lointains d’ors atténués qui fuient ens’assombrissant. Dans la partie la plus reculée se tiennent lesidoles assises, dont on aperçoit vaguement, du dehors, les posesrecueillies et les mains jointes ; en avant sont les autels,chargés de merveilleux vases de métal, d’où s’élancent des gerbessveltes de lotus d’argent ou d’or. On sent dès l’entrée l’odeursuave des baguettes de parfum que les prêtres brûlent constammentdevant les dieux.

Chez nos amis les bonzes, – à main droite enarrivant, – il est toujours compliqué de se faire introduire.

Un monstre de la famille des poissons, maisayant des griffes et des cornes, est suspendu au-dessus de leurporte par des chaînes de fer ; au moindre souffle de brise, ilse balance en grinçant. On passe dessous ; on entre dans unepremière salle haute, immense, à peine éclairée, où brillent, dansles coins, des idoles dorées, des cloches, des choses religieusesincompréhensibles.

Des espèces de petits clercs, d’enfants dechœur, s’avancent peu accueillants, pour demander ce que l’onveut.

– Matsou-San ! !Donata-San ! ! répètent-ils, très étonnés, quand onleur a expliqué auprès de qui l’on veut être introduit. Oh !non, il n’y a pas moyen de les voir : ils reposent, – ou bien,ils sont en contemplation. Orimas ! Orimas !disent-ils, en joignant les mains et en esquissant des génuflexionspour mieux se faire comprendre. (Ils sont en prières ! enprofondes prières !)

On insiste, on parle plus fort ; on sedéchausse comme des gens bien résolus à entrer quand même.

À la fin ils arrivent, Matsou-San etDonata-San, de là-bas, des profondeurs tranquilles de la bonzerie.Ils sont vêtus de gaze noire, et leur tête est rasée. Souriants,aimables, se confondant en excuses, ils vous tendent la main et onles suit, pieds nus comme eux, jusqu’au fond de leur mystérieuserésidence, à travers des séries d’appartements vides tapissés denattes d’une incomparable blancheur. Les salles qui se succèdent nesont séparées les unes des autres que par des stores en bamboud’une finesse exquise, relevés au moyen de glands et de torsades ensoie rouge.

Toute la construction intérieure est du mêmebois couleur beurre frais, menuisé avec une extrême précision, sansle moindre ornement, sans la moindre sculpture ; tout sembleneuf et vierge, comme n’ayant jamais subi aucun contact de mainhumaine. De loin en loin, dans cette nudité voulue, un petitescabeau précieux, incrusté merveilleusement, supporte un vieuxmagot de bronze ou un vase de fleurs ; aux murs pendentquelques esquisses de maître jetées vaguement à l’encre de Chine,sur des bandes de papier gris très correctement coupées, maisqu’aucune baguette n’encadre ; rien de plus ; pas desièges, pas de coussins, pas de meubles. C’est le comble de lasimplicité cherchée, de l’élégance faite avec du néant, de lapropreté immaculée et invraisemblable.

Et tandis qu’on est là, cheminant à la suitede ces bonzes, dans ces enfilades de salles désertes, on se ditqu’il y a beaucoup trop de bibelots chez nous en France ; onprend en grippe soudaine la profusion, l’encombrement.

L’endroit où s’arrête cette promenadesilencieuse de gens déchaussés, l’endroit où l’on s’assied, bien aufrais dans la pénombre, est une véranda intérieure ouvrant sur unsite artificiel : on dirait le fond d’un puits ; c’est unjardinet grand comme un trou d’oubliette, surplombé de partout parl’écrasante montagne, ne recevant d’en haut qu’une demi-clarté derêve. Et cela joue quand même le grand ravin sauvage ; on yvoit des cavernes, des rochers abrupts, un torrent, une cascade etdes îles. Les arbres, rendus nains par ce procédé japonais que nousne connaissons pas, ont de toutes petites feuilles à leurs branchesnoueuses et caduques. Une teinte générale de vieillesse verdâtreharmonise cet ensemble, qui est assurément centenaire.

Des familles de poissons rouges circulent làdans l’eau fraîche, et des petites tortues (sauteusesprobablement) dorment sur les lots de granit qui sont d’une nuancepareille à leur carapace grise.

Il y a même des libellules bleues qui serisquent à descendre, on ne sait d’où, et se posent avec de légerstremblements d’ailes sur les nénuphars en miniature.

Nos amis bonzes, malgré une certaine onctionecclésiastique, rient volontiers, d’un rire très bon enfant :dodus, joufflus, tondus, ils ne s’effarouchent de rien et aimentassez nos liqueurs françaises.

Nous causons de choses et d’autres. Au bruittranquille de leur petite cascade, je risque devant eux des phrasesd’un japonais érudit, j’essaie des temps de verbe à effet :des désidératifs, des concessifs, deshypothétiques en ba. Tout en devisant, ils expédient lesaffaires de l’église, des ordres d’offices, cachetés de sceauxcompliqués, pour des pagodes inférieures situées alentour ; oubien des petites prières curatives, tracées au pinceau, pour êtremangées en boulettes par des malades éloignés. De leurs mainsblanches et potelées, ils jouent de l’éventail comme des femmes,et, quand nous avons goûté à différents breuvages indigènes auxessences de fleurs, ils font apporter pour finir un flacon deBénédictine ou de Chartreuse ; ilsapprécient ces liqueurs, composées par des collèguesd’Occident.

À bord, quand ils viennent nous rendre nosvisites, ils ne dédaignent pas d’assujettir leurs grosses lunettesrondes sur leurs petits nez plats, pour regarder les dessinsprofanes de nos journaux illustrés, la Vie Parisienne parexemple. Avec une certaine complaisance même, ils laissent traînerleurs doigts sur les images quand elles représentent des dames.

Ils ont, dans leur grand temple, descérémonies religieuses très belles, et nous y sommes maintenantconviés. Au bruit du gong, ils font devant les idoles des entréesrituelles, à vingt ou trente officiants en costume de gala, avecdes génuflexions, des battements de mains, des allées et venuessavantes qui semblent les figures d’un quadrille mystique…

Eh bien ! le sanctuaire a beau êtresombre, immense ; les idoles, superbes… dans ce Japon, leschoses n’arrivent jamais qu’à un semblant de grandeur. Unemesquinerie irrémédiable, une envie de rire est au fond detout.

Et puis, il y a l’auditoire qui nuit aurecueillement et où nous retrouvons des connaissances : mabelle-mère quelquefois, ou une cousine, – ou la marchande deporcelaine qui hier nous a vendu un vase. Petites mousmés trèsmignonnes, vieilles dames très singesques, entrant avec leur boîteà fumer, leur parasol couvert de peinturlures, leurs petits cris,leurs révérences ; caquetant, se complimentant, sautillant,ayant toutes les peines du monde à tenir leur sérieux.

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