Madame Chrysanthème

LIII

 

Dès mon entrée en ville, au tournant de lagrand’ rues je fais la rencontre heureuse de 415, mon parentpauvre. Précisément j’avais besoin d’un djin rapide, et je montedans sa voiture ; ce sera du reste un adoucissement pour moi,à l’heure du départ, de faire ainsi mes dernières courses encompagnie d’un membre de ma famille.

N’ayant pas l’habitude de circuler à cesheures de sieste, je n’avais pas encore vu les rues de cette villeaussi accablées de soleil, aussi désertes, dans ce silence et cetéclat mornes qui rappellent les pays chauds. Devant toutes lesboutiques pendent des tendelets blancs, ornés par places de légersdessins noirs dont la bizarrerie a je ne sais quoi demystérieux : dragons, emblèmes, figures symboliques. Le cieléclaire trop ; la lumière est crue, implacable, et jamais ceNagasaki ne m’avait paru si vieux, si vermoulu, si caduc, malgréses dessus en papier neuf et ses peinturlures. Ces maisonnettes debois, au-dedans d’une propreté si blanche, sont noirâtresau-dehors, rongées, disjointes, grimaçantes. – À bienregarder même, elle est partout, la grimace, dans les masqueshideux qui rient aux devantures des antiquaires innombrables ;dans les magots, dans les jouets, les idoles : la grimacecruelle, louche, forcenée ; – elle est même dans lesconstructions, dans les frises des portiques religieux, dans lestoits de ces mille pagodes, dont les angles et les pignons secontorsionnent, comme des débris encore dangereux de vieilles bêtesmalfaisantes.

Et cette inquiétante intensité de physionomiequ’ont les choses contraste avec l’inexpression presque absolue desvrais visages humains, avec la niaiserie souriante de ces petitesbonnes gens que l’on aperçoit au passage, exerçant avec patiencedes métiers minutieux dans la pénombre de leurs maisonnettesouvertes. – Ouvriers accroupis, sculptant avec des outilsimperceptibles ces ivoires drolatiques ou odieusement obscènes, cesétonnantes merveilles d’étagère qui font tant apprécier, parcertains collectionneurs d’Europe, ce Japon jamais vu. – Peintresinconscients, jetant à main levée, sur fond de laque, sur fond deporcelaine, des dessins appris par cœur ou transmis dans leurcervelle par une hérédité millénaire ; peintres automates,traçant des cigognes pareilles à celles de M. Sucre, oud’inévitables petits rochers, ou d’éternels petits papillons… Lemoindre de ces enlumineurs, à la très insignifiante figure sansyeux, possède au bout des doigts le dernier mot de ce genredécoratif, léger et spirituellement saugrenu, qui tend à nousenvahir en France, à notre époque de décadente imitation, etdevient déjà chez nous la grande ressource des fabricantsd’objets d’art à bon marché.

Est-ce parce que je vais quitter ce pays,parce que je n’y ai plus d’attache, plus de gîte et que mon espritest déjà un peu ailleurs, – je ne sais, mais il me semble que je nel’avais jamais vu aussi clairement qu’aujourd’hui. Et, plus que decoutume encore, je le trouve petit, vieillot, à bout de sang et àbout de sève ; j’ai conscience de son antiquitéantédiluvienne ; de sa momification de tant de siècles – quiva bientôt finir dans le grotesque et la bouffonnerie pitoyable, aucontact des nouveautés d’occident.

L’heure passe ; peu à peu les siestess’achèvent partout ; les ruelles étranges s’animent,s’emplissent, sous le soleil, de parasols bariolés. Le défilé deslaideurs commence, des laideurs inadmissibles ; le défilé deslongues robes de magot surmontées de chapeaux melons ou canotiers.Les transactions reprennent, et aussi la lutte pour l’existence,âpre ici comme dans nos cités d’ouvriers, – et plus mesquine.

À l’instant du départ, je ne puis trouver enmoi-même qu’un sourire de moquerie légère pour le grouillement dece petit peuple à révérences, laborieux, industrieux, avide augain, entaché de mièvrerie constitutionnelle, de pacotillehéréditaire et d’incurable singerie…

Pauvre cousin 415, j’avais bien raison del’avoir en estime : il est le meilleur et le plus désintéresséde ma famille japonaise. Quand nos courses sont finies, il remisesa petite voiture sous un arbre et, très sensible à mon départ, ilveut me reconduire jusqu’à la Triomphante pour veiller surmes dernières emplettes, dans le sampan qui m’emporte, et montertout cela lui-même dans ma chambre de bord.

C’est à lui, la seule poignée de main que jedonne vraiment de bon cœur, sans un arrière-sourire, en quittant ceJapon.

Sans doute, dans ce pays comme dans biend’autres, il y a plus de dévouement et moins de laideur chez lesêtres simples, adonnés à des métiers physiques.

Appareillage à cinq heures du soir.

Deux ou trois sampans se tiennent le long dubord ; des mousmés sont là, enfermées dans les étroitescabines, et leurs figures nous regardent par les toutes petitesfenêtres, se cachant un peu derrière des éventails, à cause desmatelots ; ce sont nos femmes qui ont voulu, par politesse,nous voir encore une fois.

Il y a d’autres sampans aussi, où desJaponaises inconnues assistent à notre départ. Elles se tiennentdebout, celles-ci, – sous des parasols ornés de grandes lettresnoires et bariolés de nuages aux couleurs éclatantes.

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