Madame Chrysanthème

II

 

Vers trois heures du soir, toutes ces choseslointaines s’étaient rapprochées, rapprochées jusqu’à noussurplomber de leurs masses rocheuses ou de leurs fouillis deverdure.

Et nous entrions maintenant dans une espèce decouloir ombreux, entre deux rangées de très hautes montagnes, quise succédaient avec une bizarrerie symétrique – comme les« portants » d’un décor tout en profondeur, extrêmementbeau, mais pas assez naturel. – On eût dit que ce Japon s’ouvraitdevant nous, en une déchirure enchantée, pour nous laisser pénétrerdans son cœur même.

Au bout de cette baie longue et étrange, ildevait y avoir Nagasaki qu’on ne voyait pas encore. Tout étaitadmirablement vert. La grande brise du large, brusquement tombée,avait fait place au calme ; l’air, devenu très chaud, seremplissait de parfums de fleur. Et, dans cette vallée, il sefaisait une étonnante musique de cigales ; elles serépondaient d’une rive à l’autre ; toutes ces montagnesrésonnaient de leurs bruissements innombrables ; tout ce paysrendait comme une incessante vibration de cristal. Nous frôlions aupassage des peuplades de grandes jonques, qui glissaient toutdoucement, poussées par des brises imperceptibles ; sur l’eauà peine froissée, on ne les entendait pas marcher ; leursvoiles blanches, tendues sur des vergues horizontales, retombaientmollement, drapées à mille plis comme des stores ; leurspoupes compliquées se relevaient en château, comme celles des nefsdu moyen âge. Au milieu du vert intense de ces murailles demontagnes, elles avaient une blancheur neigeuse.

Quel pays de verdure et d’ombre, ce Japon,quel Eden inattendu !…

Dehors, en pleine mer, il devait faire encoregrand jour ; mais ici, dans l’encaissement de cette vallée, onavait déjà une impression de soir ; au-dessous des sommetstrès éclairés, les bases, toutes les parties plus touffuesavoisinant les eaux, étaient dans une pénombre de crépuscule. Cesjonques qui passaient, si blanches sur le fond sombre desfeuillages, étaient manœuvrées sans bruit, merveilleusement, par depetits hommes jaunes, tout nus avec de longs cheveux peignés enbandeaux de femme. – À mesure qu’on s’enfonçait dans le couloirvert, les senteurs devenaient plus pénétrantes et le tintementmonotone des cigales s’enflait comme un crescendo d’orchestre. Enhaut, dans la découpure lumineuse du ciel entre les montagnes,planaient des espèces de gerfauts qui faisaient :« Han ! Han ! Han ! » avec un son profondde voix humaine ; leurs cris détonnaient là tristement,prolongés par l’écho.

Toute cette nature exubérante et fraîcheportait en elle-même une étrangeté japonaise ; cela résidaitdans je ne sais quoi de bizarre qu’avaient les cimes des montagneset, si l’on peut dire, dans l’invraisemblance de certaines chosestrop jolies. Des arbres s’arrangeaient en bouquets, avec la mêmegrâce précieuse que sur les plateaux de laque. De grands rocherssurgissaient tout debout, dans des poses exagérées, à côté demamelons aux formes douces, couverts de pelouses tendres : deséléments disparates de paysage se trouvaient rapprochés, comme dansles sites artificiels.

… Et, en regardant bien, on apercevait çà etlà, le plus souvent bâtie en porte-à-faux au-dessus d’un abîme,quelque vieille petite pagode mystérieuse, à demi cachée dans lefouillis des arbres suspendus cela surtout jetait dès l’abord, auxnouveaux arrivants comme nous, la note lointaine et donnait lesentiment que, dans cette contrée, les Esprits, les Dieux des bois,les symboles antiques chargés de veiller sur les campagnes, étaientinconnus et incompréhensibles…

Quand Nagasaki parut, ce fut une déceptionpour nos yeux : au pied des vertes montagnes surplombantes,c’était une ville tout à fait quelconque. En avant, un pêle-mêle denavires portant tous les pavillons du monde, des paquebots commeailleurs, des fumées noires et, sur les quais, des usines ; enfait de choses banales déjà vues partout, rien n’y manquait.

Il viendra un temps où la terre sera bienennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout àl’autre, et qu’on ne pourra même plus essayer de voyager pour sedistraire un peu…

Nous fîmes, vers six heures, un mouillage trèsbruyant, au milieu d’un tas de navires qui étaient là, et toutaussitôt nous fûmes envahis.

Envahis par un Japon mercantile, empressé,comique, qui nous arrivait à pleine barque, à pleine jonque, commeune marée montante : des bonshommes et des bonnes femmesentrant en longue file ininterrompue, sans cris, sanscontestations, sans bruit, chacun avec une révérence si souriantequ’on n’osait pas se fâcher et qu’à la fin, par effet réflexe, onsouriait soi-même, on saluait aussi. Sur leur dos ils apportaienttous des petits paniers, des petites caisses, des récipients detoutes les formes, inventés de la manière la plus ingénieuse pours’emboîter, pour se contenir les uns les autres et puis semultiplier ensuite jusqu’à l’encombrement, jusqu’à l’infini ;il en sortait des choses inattendues, inimaginables ; desparavents, des souliers, du savon, des lanternes ; des boutonsde manchettes, des cigales en vie chantant dans des petitescages ; de la bijouterie, et des souris blanches apprivoiséessachant faire tourner des petits moulins en carton ; desphotographies obscènes ; des soupes et des ragoûts, dans desécuelles, tout chauds, tout prêts à être servis par portions àl’équipage ; – et des porcelaines, des légions de potiches, dethéières, de tasses, de petits pots et d’assiette. En un tour demain, tout cela, déballé, étalé par terre avec une prestesseprodigieuse et un certain art d’arrangement ; chaque vendeuraccroupi à la singe, les mains touchant les pieds, derrière sonbibelot – et toujours souriant, toujours cassé en deux par les plusgracieuses révérences. Et le pont du navire, sous ces amas dechoses multicolores, ressemblant tout à coup à un immense bazar. Etles matelots, très amusés, très en gaieté, piétinant dans les tas,prenant le menton des marchandes, achetant de tout, semant àplaisir leurs piastres blanches…

Mais, mon Dieu, que tout ce monde était laid,mesquin, grotesque ! Étant donnés mes projets de mariage, j’endevenais très rêveur, très désenchanté…

Nous étions de service, Yves et moi, jusqu’aulendemain matin, et, après les premières agitations qui, à bord,suivent toujours les mouillages – (embarcations à mettre à lamer ; échelles, tangons à pousser dehors) – nousn’avions plus rien à faire qu’à regarder. Et nous nousdisions : Où sommes-nous vraiment ? – AuxÉtats-Unis ? – Dans une colonie anglaise d’Australie, – ou àla Nouvelle-Zélande ? ?…

Des consulats, des douanes, desmanufactures ; un dock où trône une frégate russe ; touteune concession européenne avec des villas sur leshauteurs, et, sur les quais, des bars américains à l’usage desmatelots. Là-bas, il est vrai, là-bas, derrière et plus loin queces choses communes, tout au fond de l’immense vallée verte, desmilliers et des milliers de maisonnettes noirâtres, un fouillisd’un aspect un peu étrange d’où émergent çà et là de plus hautestoitures peintes en rouge sombre : probablement le vrai, levieux Nagasaki japonais qui subsiste encore… Et dans ces quartiers,qui sait, minaudant derrière quelque paravent de papier, la petitefemme à yeux de chat… que peut-être… avant deux ou trois jours(n’ayant pas de temps à perdre) j’aurai épousée ! !…C’est égal, je ne la vois plus bien, cette petite personne ;les marchandes de souris blanches qui sont ici m’ont gâté sonimage ; j’ai peur à présent qu’elle ne leur ressemble…

À la nuit tombante, le pont de notre navire sevida comme par enchantement ; ayant en un tour de main referméleurs boîtes, replié leurs paravents à coulisses, leurs éventails àressorts ; ayant fait à chacun de nous la révérence trèshumble, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes s’enallèrent.

Et à mesure que la nuit descendait, confondantles choses dans de l’obscurité bleuâtre, ce Japon où nous étionsredevenait peu à peu, peu à peu, un pays d’enchantements et deféerie. Les grandes montagnes, toutes noires à présent, sedédoublaient par la base dans l’eau immobile qui nous portait, sereflétaient avec leurs découpures renversées, donnant l’illusion deprécipices effroyables au-dessus desquels nous aurions étésuspendus ; – et les étoiles, renversées aussi, faisaient dansle fond du gouffre imaginaire comme un semis de petites taches dephosphore.

Puis tout ce Nagasaki s’illuminait àprofusion, se couvrait de lanternes à l’infini ; le moindrefaubourg s’éclairait, le moindre village ; la plus infimecabane, qui était juchée là-haut dans les arbres et que, dans lejour, on n’avait même pas vue, jetait sa petite lueur de verluisant. Bientôt il y en eut, des lumières, il y en eutpartout ; de tous les côtés de la baie, du haut en bas desmontagnes, des myriades de feux brillaient dans le noir, donnantl’impression d’une capitale immense, étagée autour de nous en unvertigineux amphithéâtre. Et en dessous, tant l’eau étaittranquille, une autre ville, aussi illuminée, descendait au fond del’abîme. La nuit était tiède, pure, délicieuse ; l’air remplid’une odeur de fleurs que les montagnes nous envoyaient. Des sonsde guitares, venant des « maisons de thé » ou des mauvaislieux nocturnes, semblaient, dans l’éloignement, être des musiquessuaves. Et ce chant des cigales, – qui est au Japon un des bruitséternels de la vie, auquel nous ne devions plus prendre gardequelques jours plus tard tant il est ici le fond même de tous lesbruits terrestres, – on l’entendait, sonore, incessant, doucementmonotone comme la chute d’une cascade de cristal…

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