Madame Chrysanthème

IV

Trois jours ont passé. C’est à la tombée de lanuit, dans un appartement qui depuis la veille est le mien. – Nousnous promenons, Yves et moi, au premier étage, sur les nattesblanches, arpentant cette grande pièce vide dont le plancher sec etléger craque sous nos pas – un peu agacés l’un et l’autre par uneattente qui se prolonge. Yves, qui a plus d’entrain dans sonimpatience, de temps en temps regarde au-dehors. Moi, tout à coup,je me sens froid au cœur, à l’idée que j’ai choisi et que je vaishabiter cette maison perdue dans un faubourg d’une ville siétrangère, perchée haut dans la montagne, presque avoisinant lesbois.

Quelle idée m’a pris, de m’installer dans toutcet inconnu qui sent l’isolement et la tristesse ?… L’attentem’énerve et je m’amuse à examiner les petits détails du logis. Lesboiseries du plafond sont compliquées et ingénieuses. Sur leschâssis de papier blanc qui forment les murailles, il y a un semisde petites, de microscopiques tortues bleues, à plumes…

– Ils sont en retard, dit Yves, qui regardeencore dans la rue.

Pour en retard, oui, ils le sont, d’une bonneheure déjà, et la nuit arrive, et le canot qui devait nous ramenerà bord pour dîner va partir. Il faudra souper ce soir à lajaponaise, qui sait où. Les gens de ce pays-ci n’ont aucuneconscience de l’heure, du prix du temps.

Et je continue d’inspecter les menus détailsdrôles de ma maison. – Tiens ! au lieu de poignées, comme nousen aurions mis, nous, pour tirer ces châssis mobiles, ils ont placédes petits trous ovales ayant la forme d’un bout de doigt, destinésévidemment à introduire le pouce. – Et ces petits trous ont unegarniture de bronze, – et, regardé de près, ce bronze estcurieusement ouvragé : ici, c’est une dame qui s’évente ;ailleurs, dans le trou voisin, est représentée une branche decerisier en fleurs. Quelle bizarrerie dans le goût de cepeuple ! S’appliquer à une œuvre en miniature, la cacher aufond d’un trou à mettre le pouce qui semble n’être qu’une tache aumilieu d’un grand châssis blanc ; accumuler tant de patienttravail dans des accessoires imperceptibles, – et tout cela pourarriver à produire un effet d’ensemble nul, un effet de nuditécomplète…

Yves regarde encore, comme sœur Anne. Du côtéoù il se penche, ma véranda donne sur une rue, plutôt sur un cheminbordé de maisons qui monte, monte, et se perd presque tout de suitedans les verdures de la montagne, dans les champs de thé, lesbroussailles, les cimetières. Moi, ça m’agace pour tout de bon,cette attente, et je regarde du côté opposé ; mon autrefaçade, en véranda aussi, s’ouvre sur un jardin d’abord, puis surun panorama merveilleux de bois et de montagnes, avec tout le vieuxNagasaki japonais tassé en fourmilière noirâtre à deux cents mètressous mes pieds. Ce soir, par un crépuscule terne, un crépuscule dejuillet pourtant, – ces choses sont tristes. Il y a de gros nuagesqui roulent de la pluie ; en l’air, des averses voyagent. Non,je ne me trouve pas du tout chez moi, dans ce gîte étrange ;j’y éprouve des impressions de dépaysement extrême et desolitude ; rien que la perspective d’y passer la nuit me serrele cœur…

– Ah ! pour le coup, frère, dit Yves, jecrois, – je crois fort… que la voilà ! ! !

Je regarde par-dessus son épaule et j’aperçois– vue de dos – une petite poupée en toilette, que l’on achèved’attifer dans la rue solitaire : un dernier coup d’œilmaternel aux coques énormes de la ceinture, aux plis de la taille.Sa robe est en soie gris perle, son obi en satinmauve ; un piquet de fleurs d’argent tremble dans ses cheveuxnoirs ; un dernier rayon mélancolique du couchantl’éclaire ; cinq ou six personnes l’accompagnent… Oui,évidemment c’est elle, mademoiselle Jasmin… ma fiancée qu’onm’amène ! !…

Je me précipite au rez-de-chaussée,qu’habitent la vieille madame Prune, ma propriétaire, et son vieuxmari ; – ils sont en prières devant l’autel de leursancêtres.

– Les voilà, madame Prune, dis-je en japonais,les voilà ! Vite le thé, le réchaud, les braises, les petitespipes pour les dames, les petits pots en bambou pour cracher leursalive ! Montez avec empressement tous les accessoires de maréception !

J’entends le portail qui s’ouvre, je remonte.Des socques de bois se déposent à terre ; l’escalier crie sousdes pieds déchaussés… Nous nous regardons, Yves et moi, avec uneenvie de rire…

Entre une vieille dame, – deux vieilles dames,– trois vieilles dames, émergeant l’une après l’autre avec desrévérences à ressorts que nous rendons tant bien que mal, ayantconscience de notre infériorité dans le genre. Puis des personnesd’un âge intermédiaire, – puis des jeunes tout à fait, une douzaineau moins, les amies, les voisines, tout le quartier. Et tout cemonde, en entrant chez moi, se confond en politessesréciproques : et je te salue – et tu me salues, – et je teressalue, et tu me le rends – et je te ressalue encore, et je ne tele rendrai jamais selon ton mérite, – et moi je me cogne le frontpar terre, et toi tu piques du nez sur le plancher ; les voilàtoutes à quatre pattes les unes devant les autres ; c’est àqui ne passera pas, à qui ne s’assoira pas, et des complimentsinfinis se marmottent à voix basse, la figure contre leparquet.

Elles s’asseyent pourtant, en un cerclecérémonieux et souriant à la fois, nous deux restant debout lesyeux fixés sur l’escalier. Et enfin émerge à son tour le petitpiquet de fleurs d’argent, le chignon d’ébène, la robe gris perleet la ceinture mauve… de mademoiselle Jasmin mafiancée ! !…

Ah ! mon Dieu, mais je la connaissaisdéjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue, sur tousles éventails, au fond de toutes les tasses à thé – avec son airbébête, son minois bouffi, – ses petits yeux percés à la vrilleau-dessus de ces deux solitudes, blanches et roses jusqu’à la plusextrême invraisemblance, qui sont ses joues.

Elle est jeune, c’est tout ce que je luiaccorde ; elle l’est tellement même que je me ferais presqueun scrupule de la prendre. L’envie de rire me quitte tout à fait etje me sens au cœur un froid plus profond. Partager une heure de mavie avec cette petite créature, jamais !…

Elle s’avance souriante, d’un air contenu detriomphe, et M. Kangourou paraît derrière elle, dans soncomplet de drap gris. Nouveaux saluts. La voilà à quatre pattes,elle aussi, devant ma propriétaire, devant mes voisines. Yves, legrand Yves, qui n’épouse pas, lui, fait derrière moi une figurepincée, comique, étouffant mal son rire, – tandis que pour medonner le temps de rassembler mes idées j’offre le thé, les petitestasses, les petits pots, les braises…

Cependant mon air déçu n’a pas échappé auxvisiteuses. M. Kangourou m’interroge anxieux :

– Comment me plaît-elle ?

Et je réponds à voix basse maisrésolument :

– Non !… celle-là, je n’en veux pas…Jamais !

Je crois qu’on a presque compris autour demoi, à la ronde. La consternation se peint sur les figures, leschignons s’allongent, les pipes s’éteignent. Et me voilà faisantdes reproches à ce Kangourou : « Pourquoi aussi mel’avoir amenée en grande pompe, devant les amies, les voisins, lesvoisines, au lieu de me l’avoir montrée par hasard, discrètement,comme j’avais souhaité ? Quel affront cela va être à présent,pour ces personnes si polies ! »

Les vieilles dames (la maman sans doute et destantes) prêtent l’oreille, et M. Kangourou leur traduit, enatténuant, les choses navrantes que je dis. Elles me font presquede la peine : c’est que, pour des femmes qui en somme viennentvendre une enfant, elles ont un air que je n’attendais pas ;je n’ose pas dire un air d’honnêteté (c’est un mot de cheznous qui, au Japon n’a pas de sens), mais un air d’inconscience, degrande bonhomie ; elles accomplissent un acte qui sans douteest admis dans leur monde, et vraiment tout cela ressemble, encoreplus que je ne l’aurais cru, à un vrai mariage.

– Mais qu’est-ce que je lui reproche, à cettepetite ? demande M. Kangourou, consterné lui-même.

J’essaie de présenter la chose d’une manièreflatteuse :

– Elle est bien jeune, dis-je, – et puis tropblanche ; elle est comme nos femmes françaises, et moi j’endésirais une jaune pour changer. – Mais c’est la peinture qu’on luia mise, monsieur ! En dessous, je vous assure qu’elle estjaune…

Yves se penche à mon oreille :

– Là-bas, dans ce coin, frère, dit-il, contrele dernier panneau, avez-vous remarqué celle qui estassise ?

Ma foi non, je ne l’avais pas remarquée, dansmon trouble ; tournée à contre-jour, vêtue de sombre, dans lapose négligée de quelqu’un qui s’efface. Le fait est qu’elle paraîtbeaucoup mieux, celle-ci. Des yeux à longs cils, un peu bridés,mais qui seraient trouvés bien dans tous les pays du monde :presque une expression, presque une pensée. Une teinte de cuivresur des joues rondes ; le nez droit ; la bouchelégèrement charnue, mais bien modelée, avec des coins très jolis.Moins jeune que mademoiselle Jasmin ; dix-huit ans peut-être,déjà plus femme. Elle fait une moue d’ennui, de dédain aussi unpeu, comme regrettant d’être venue à un spectacle qui languit, quin’est guère amusant.

– Monsieur Kangourou, quelle est cette petitepersonne, en bleu foncé, là-bas ?

– Là-bas, monsieur ? – C’est une personneappelée mademoiselle Chrysanthème. Elle a suivi les autres qui sontlà ; elle est venue pour voir… Elle vous plaît ? dit-ilbrusquement, flairant une autre solution pour son affairemanquée.

Alors, oubliant toute sa politesse, tout soncérémonial, toute sa japonerie, il la prend par la main, la forcede se lever, de venir en face du jour mourant, de se faire voir. Etelle, qui a suivi nos yeux, qui commence à deviner de quoi ilretourne, baisse la tête, confuse, avec une moue plus accentuéemais plus gentille aussi ; essaie de reculer, moitié maussade,moitié souriante.

– Ça ne fait rien, continueM. Kangourou : cela pourra aussi bien s’arranger pourcelle-ci : elle n’est pas mariée, monsieur ! !…

Elle n’est pas mariée ! – Alors pourquoidonc ne me l’avait-il pas proposée tout de suite, cet imbécile, aulieu de l’autre… qui me fait une pitié extrême à la fin, pauvrepetite, avec sa robe gris tendre, son piquet de fleurs et sa minequi s’attriste, ses yeux qui grimacent comme pour un groschagrin.

– Cela pourra s’arranger, monsieur !répète encore Kangourou, qui a un air tout à fait entremetteur debas étage, tout à fait mauvais drôle à présent.

Seulement nous serons de trop, dit-il, Yves etmoi, pendant les négociations. Et, tandis que mademoiselleChrysanthème garde les yeux baissés qui conviennent, tandis que lesfamilles, sur les figures desquelles se sont peints tous les degrésde l’étonnement, toutes les phases de l’attente, restent assises encercle sur mes nattes blanches, il nous renvoie, nous deux, sous lavéranda – et nous regardons, dans les profondeurs au-dessous denous, un Nagasaki vaporeux, un Nagasaki bleuâtre où l’obscuritévient…

De grands discours en japonais, des répliquessans fin. M. Kangourou, qui n’est blanchisseur et mauvaisgenre qu’en français, a retrouvé pour parlementer les longuesformules de son pays. De temps en temps, je m’impatiente ; jedemande à ce bonhomme, que je prends de moins en moins ausérieux.

– Voyons, dites-nous vite, Kangourou ;est-ce que cela se démêle, est-ce que cela va finir ?

– Tout à l’heure, Missieu, tout à l’heure.

Et il reprend son air d’économiste traitantdes questions sociales.

Allons, il faut subir les lenteurs de cepeuple. Et, pendant que l’obscurité tombe comme un voile sur laville japonaise, j’ai le loisir de songer, assez mélancoliquement,à ce marché qui se conclut derrière moi.

La nuit est venue, la nuit close ; il afallu allumer les lampes.

Il est dix heures quand tout est réglé, fini,quand M. Kangourou vient me dire :

– C’est entendu, Missieu ! ses parentsvous la donnent pour vingt piastres par mois, – au même prix quemademoiselle Jasmin…

Alors l’ennui me prend pour tout de bon dem’être décidé si vite, de m’être lié, même passagèrement, à cettepetite créature, et d’habiter avec elle cette case isolée…

Nous rentrons ; elle est au milieu ducercle, assise ; on lui a mis un piquet de fleurs dans lescheveux. Vraiment son regard a une expression, elle a presque unair de penser, celle-ci…

Yves s’étonne de son maintien modeste, de sespetites mines timides de jeune fille que l’on marie ; iln’imaginait rien de pareil pour un tel mariage ; moi non plus,je l’avoue.

– Oh ! mais, c’est qu’elle est trèsgentille, dit-il, très gentille, frère, vous pouvez mecroire !

Ces gens, ces mœurs, cette scène, leconfondent ; il n’en revient pas, de tout cela :« Oh ! par exemple !… » – et l’idée d’en écrireune longue lettre à sa femme, à Toulven, le divertit beaucoup.

Nous nous donnons la main, Chrysanthème etmoi. Yves aussi s’avance pour toucher sa petite patte fine ; –du reste, si je l’épouse, il en est bien cause ; – je nel’aurais pas remarquée sans lui qui m’a affirmé qu’elle étaitjolie. Qui sait comment cela va tourner, ce ménage ? Est-ceune femme ou une poupée ?… Dans quelques jours, je ledécouvrirai peut-être…

Les familles, ayant allumé au bout de bâtonslégers leurs lanternes multicolores, se disposent à se retirer,avec force compliments, politesses, courbettes, révérences. Quandil s’agit de prendre l’escalier, elles font à qui ne passera pas,et, à un moment donné, tout le monde se retrouve à quatre pattes,immobilisé, murmurant à demi-voix des choses polies…

– Faut pousser dessus ? dit Yvesen riant (une locution et un procédé qui s’emploient en marinelorsqu’il y a engorgement quelque part).

Enfin cela s’écoule, cela descend, avec undernier bourdonnement de civilités, de phrases aimables quis’achèvent d’une marche à l’autre, à voix décroissante. Et nousrestons seuls, lui et moi, dans l’étrange logis vide, où traînentencore sur les nattes les petites tasses à thé, les impayablespetites pipes, les plateaux en miniature.

– Regardons-les s’en aller ! dit Yves ense penchant dehors.

À la porte du jardin, mêmes saluts, mêmesrévérences, puis les deux bandes de femmes se séparent ; leurslanternes de papier peinturluré, qui s’éloignent, tremblotent et sebalancent à l’extrémité des bâtons flexibles – qu’elles tiennent dubout des doigts, comme on tiendrait une canne à pêche pour prendreà l’hameçon dans l’obscurité des oiseaux nocturnes. Le cortègeinfortuné de mademoiselle Jasmin remonte vers la montagne, tandisque celui de mademoiselle Chrysanthème descend par une vieillepetite rue, moitié escalier, moitié sentier de chèvre, qui mène àla ville.

Puis nous sortons, nous aussi. La nuit estfraîche, silencieuse, exquise ; l’éternelle musique descigales remplit l’air. On voit encore les lanternes rouges de manouvelle famille qui s’en vont là-bas dans le lointain, quidescendent toujours, qui se perdent dans ce gouffre béant au fondduquel est Nagasaki.

Nous descendons nous-mêmes, mais sur unversant opposé, par des sentiers rapides qui conduisent à lamer.

Et, quand je suis rentré à bord, quand cettescène de là-haut me réapparaît en esprit, il me semble m’êtrefiancé pour rire, chez des marionnettes…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer