Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 17Soirée à L’Épi-Scié

 

Ce même soir, vers onze heures, deux coupés demaîtres qui se suivaient montèrent le boulevard du Temple au milieude la bruyante cohue qui encombrait les abords des théâtres.

Les deux coupés s’arrêtèrent à l’endroit dit« la Galliote », non loin des terrains, alors couverts demasures, où s’élève maintenant le Cirque Napoléon.

De chaque coupé, deux hommesdescendirent ; ils traversèrent le trottoir, puis la rueBasse, pour aller dans la ruelle connue sous le nom du« Chemin des Amoureux », qui conduisait à l’estaminet deL’Épi-Scié.

Ces quatre hommes, cependant, n’allaient pointjouer la poule, car ils passèrent franc devant les rideaux decotonnade rouge qui masquaient la porte vitrée du café borgne, etcontinuèrent de suivre la ruelle dans le coude qu’elle faisait surla gauche.

Tout de suite après le coude, il y avait uneporte basse, donnant accès dans une allée plus noire qu’un four. Cefut dans cette allée que nos quatre compagnons disparurent, enhommes qui connaissent les localités.

Pendant cela, il se faisait joyeux tapage dansla salle basse de L’Épi-Scié, où les habitués étaient nombreux.

La reine Lampion, rouge et rogue, sommeillaità son comptoir, auprès d’un grand verre vide et troublé parl’eau-de-vie sucrée.

Autour du billard à blouses dont le tapisluisant comme une toile cirée avait quelques taches de plus quelors de notre dernière visite, les joueurs étaient en bellehumeur.

Cocotte, le radieux gamin de Paris, monté engraine, toujours gagnant, toujours vainqueur et comparable auxténors les plus célèbres par ses succès auprès des dames, avaitfait des blocs superbes ; Piquepuce, son ami, plus grave parl’âge, plus distingué par l’éducation, tenait le dé dans un groupede causeurs où quelques lionnes, favorites de la mode, buvaient enfumant du caporal comme des duchesses.

Ces demoiselles étaient un peu comme leurscavaliers, parmi lesquels le paletot fraternisait volontiers avecle bourgeron ; il y avait parmi elles des élégancesprétentieuses et fanées et des toilettes franchement sansgêne ; il y avait de la soie et de l’indienne, des chapeauxflambants et des bonnets sales.

Quelques-unes étaient jeunes et jolies, malgrél’effronterie uniforme qui déparait ici tous les visages ;mais la plupart avaient derrière elles tout un long passé decabrioles, et la série des aventures qui les avaient plongées dechutes en décadences jusqu’à ces ténébreuses profondeurs, étaitécrite sur leurs fronts en lisibles caractères.

Peut-être y a-t-il dans Paris des caves plusprofondes encore, car nous aurions pu reconnaître, dans le groupeprésidé par Piquepuce, un brave garçon à la laideur naïve etvaniteuse, coiffant ses cheveux jaunes d’un chapeau gris pelé quisemblait être là en cérémonie, comme un petit bourgeois qu’onintroduisait par hasard dans le plus pur salon du faubourgSaint-Germain.

Amédée Similor, entraîné par sa nature frivoleet son goût pour les plaisirs, oubliait ainsi ses devoirs defamille. Il avait réussi à se faufiler dans ce grand monde, où ilse tenait sur la réserve, choisissant ses paroles avec soin et nese départant jamais des règles du beau langage.

Les deux rougeaudes de l’établissementSamayoux l’avaient abandonné, sans doute, ou bien il les avaitlâchées, car nous le retrouvons lancé dans une nouvelle intrigued’amour avec une énorme gaillarde qui n’avait qu’un bras et quiportait un emplâtre sur l’œil.

– J’en ai tous les brevets, lui disait-il,depuis ma plus tendre jeunesse : danse des salons, pointe,contre-pointe et caractères, dont M. Piquepuce, par suite denos relations d’amitié, m’a dit qu’un jeune homme comme moi nepouvait pas moisir dans la débine, malgré ses talents et sesconnaissances, au moyen desquels s’il y a une affaire, je peux m’ydistinguer et monter au premier rang pour faire le bonheur de cellequi a su attirer mon regard.

Il scandait ces phrases fleuries avec lerespect qu’on met à déclamer de beaux vers.

– Ce qu’il y a, je n’en sais rien, répondit ence moment Piquepuce à la question d’un paletot tout neuf quin’avait pas de chemise : l’ordre est venu, je l’ai exécuté. Sic’est cette nuit ou demain qu’il fera jour, on vous ledira, mais la chose sûre, c’est que nous ne couperons pas dans ledrap noir cette fois-ci, car le Coyatier n’est pas à sa place.

Chacun tourna les yeux vers le coin où lemarchef s’asseyait d’ordinaire, sombre et seul. Sa table étaitvide.

– Je vends ma bille quatre francs, s’écriaCocotte, et c’est à moi la main : personne n’en veut ?adjugé !

Il se pencha sur le billard et fitson adversaire au doublé en allant coller sa propre billesous bande, à égale distance de deux blouses.

La galerie applaudit.

Cocotte prit cette pose du billardiertriomphant qui rappelle vaguement l’attitude des chevaliers appuyéssur leur lance.

– Vous ne savez donc pas, dit-il, que lemarchef a été envoyé là-bas, au vert, après l’affaire de la canne àpomme d’ivoire ? C’était monté un peu joliment cettehistoire-là, et le camarade qui avait démoli la serrure de HansSpiegel savait son état. L’imbécile qui paie la loi en ce momentdemeurait de l’autre côté de la serrure, et le marchef se chauffeau soleil maintenant dans les propriétés de la compagnie, pendantque nous avons l’onglée à Paris.

– La loi n’est pas encore payée, répliquaPiquepuce, et je connais quelqu’un qui voudrait bien trouver unbâton pour le jeter dans nos roues.

Il montra du doigt Similor etajouta :

– Voilà un bon garçon que j’ai embauché poursavoir un peu ce qui se passe chez Mme veuveSamayoux, qui vendrait sa baraque et mettrait par-dessus le marchéle feu aux quatre coins de Paris pour sauver le petitlieutenant.

Similor remonta le lambeau qui lui servait decravate et mouilla son doigt pour lisser ses cheveux.

– Ce n’est pas mon habitude, dit-il, defréquenter la basse classe, mais par suite de circonstances et pourutiliser dans le malheur des brevets, acquis lorsque je fréquentaisune autre catégorie d’artistes, Porte-Saint-Martin, Opéra etautres, j’ai pu abaisser mon orgueil jusqu’à un théâtre en pleinvent. Il n’y a pas de sot métier, mais on ne s’affectionne qu’avecles gens de son propre rang, et la veuve Samayoux ne m’étant derien, je dévoilerai ses mystères avec plaisir.

Certes Échalot était une douce créature, maiss’il avait entendu son Pylade parler ainsi, il y aurait eu une têtecassée, et pour le coup Saladin aurait été orphelin.

Personne ne répondit à Similor, parce qu’untimbre placé derrière le comptoir tinta un coup unique etretentissant. La reine Lampion, éveillée en sursaut, ouvrit sesyeux sanglants, qui clignotèrent, blessés par le gaz.

Les joueurs de billard arrêtèrent leur partie,et un grand silence régna dans l’estaminet.

Un garçon, la serviette sur le bras, s’étaitélancé vers l’escalier en colimaçon qui conduisait au cabinetparticulier, situé à l’entresol, et connu sous le nom duconfessionnal, mais il fut arrêté au passage par Cocotte,qui se tourna vers la dame de comptoir et lui dit :

– À vous, maman Rogome, et plus vite queça !

On vit alors la reine Lampion quitter le siègeoù elle semblait rivée depuis le matin jusqu’au soir et gagnerl’escalier à vis, qu’elle monta en geignant.

Quand elle était hors de son trône, la reineLampion perdait cent pour cent. C’était un hideux paquet de graisserhumatisée, et nous ne saurions mieux la comparer qu’au vieux lionde Léocadie Samayoux.

Elle parvint enfin au haut de l’escalier, etdisparut derrière la porte fermée.

– C’est drôle que M. l’Amitié n’a paspassé par l’estaminet comme à son ordinaire, dit Cocotte.

– Ça veut dire qu’il est venu avec des gensqui ne sont pas pressés de se montrer, répliqua Piquepuce enbaissant la voix : on va savoir la chose tout de suite,attendons.

Similor était impressionné profondément. Ilmurmura :

– Ça fait quelque chose de se trouver sous lemême toit que les grands de la terre.

La reine Lampion reparut au haut del’escalier. L’écarlate de sa joue passait au violet.

Ce fut d’une voix un peu tremblante qu’ellecommanda :

– Du punch en haut et en bas, allumePolyte !

Polyte était le garçon de confiance qui tiraitles numéros à la poule.

– Bravo ! cria Similor dontl’enthousiasme n’eut point d’écho. Vive le punch !

Cocotte avait monté trois ou quatre marches del’escalier à la rencontre de la grosse femme.

– Il y a du tabac ? demanda-t-il.

– Oui, et prends garde d’éternuer !répliqua la reine Lampion d’un air rogue.

Piquepuce s’approcha pour demander à sontour :

– Combien sont-ils ?

– Ils sont quatre.

– Les connais-tu ?

– Ils ont le voile.

La reine Lampion ajouta tout à haut :

– Quatre verres pour le confessionnal,Polyte !

L’aspect général de l’estaminet avaitentièrement changé : hommes et femmes semblaient pris d’uneanxiété pareille, et l’on entendait dans les groupes ces mots quicouraient :

– Quatre voiles à la fois ! à quellediable de besogne va-t-on nous envoyer cette nuit ?

Similor seul avait pris une pose de matamorepour dire à sa voisine :

– Le punch est la boisson que je préfère, bienchaud et pas trop baptisé. Si l’occasion est venue d’affronter lesbourgeois ou la force armée, vous pourrez voir le caractère decelui qui se propose de vous fréquenter, et dont rien n’est capabled’étonner son courage ni son amour !

La reine Lampion n’avait pas regagné soncomptoir ; elle s’était assise sur la dernière marche del’escalier pour attendre Polyte, qui lui remit en main le plateausupportant le bol et les quatre verres.

Elle prit le tout et remonta. Quand ellerevint pour la seconde fois, on trinquait déjà autour de deuxénormes bassins qui flambaient.

Elle fit signe à Polyte. Le garçon vint à elleet lui dit :

– Il n’y a d’étranger que l’oiseau, là-bas,avec son chapeau gris ; c’est M. Piquepuce qui l’aamené.

Similor, en proie à l’exaltation du zèle,levait justement son verre et s’écriait :

– À la santé de mes supérieurs ! pourleur être agréable, je marcherais jusqu’à la mort !

La manchotte de ses rêves luirépondit :

– C’est permis d’être bêtasse, mais pas tantque ça, à moins que vous ne soyez ici de la part dugouvernement.

La reine Lampion, à cet instant, sereplongeait tout au fond de son trône avec un grognement voluptueuxet tendait son grand verre à Polyte, qui l’emplissait jusqu’aubord.

– On va éteindre et fermer, dit-elle ;tout un chacun aura la bonté de rester jusqu’à ce qu’on lui donnela clef des champs. Il fait jour !

– Vive la ligne ! s’écria Similor, lesténèbres sont favorables à la sensibilité, je vais taquiner lesdames !

Il en aurait dit plus long, sans le poing deCocotte qui, d’un seul coup, lui enfonça son chapeau gris jusqu’aumenton.

Quand il parvint à se débarrasser de soncouvre-chef, bandeau et bâillon à la fois, la scène avait encorechangé, Polyte achevait de barrer la devanture, le gaz était éteintpartout ; la flamme du punch seule éclairait de ses lueurslivides toutes ces faces de bandits, anxieuses et sombres.

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