Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 12Aux écoutes

 

Valentine ne se trompait point. Derrière lesrideaux de l’alcôve, il y avait une porte ouverte ; près decette porte, qui donnait dans un cabinet obscur, un homme étaitdebout et se penchait en avant pour approcher ses yeux de quelquestrous imperceptibles qui perçaient la draperie à différenteshauteurs.

À la lueur vague que les lampes envoyaient àtravers l’étoffe, nous aurions pu distinguer les traits et latournure de cet homme, et notre première pensée eût été d’hésiterentre deux noms : il était en effet dans la position d’uncomédien qu’on surprendrait à l’heure de la métamorphose quand ilquitte un travestissement pour en revêtir un autre.

L’homme gardait le costume queM. Constant portait tout à l’heure ; mais il avait déjàle visage et les cheveux de ce Protée bourgeois que nous vîmes unsoir changer de peau dans le coupé conduit par Giovan-Battista, cecoupé où Toulonnais-l’Amitié était entré avec sa houppelande àlarges manches et ses bottes fourrées, mais d’où sortit un élégantcavalier en escarpins vernis, en habit noir et en gants blancs, quise fit annoncer à l’hôtel d’Ornans sous le nom du baron de laPérière.

De l’endroit où il était, notre homme voyaitparfaitement le groupe formé par la dompteuse et Valentine, auprèsdu foyer ; seulement il ne pouvait plus rien entendre. Il sedisait, dans sa mauvaise humeur :

– Le vieux baisse ! il baisse à fairepitié ! le plaisir qu’il éprouve à tendre des toilesd’araignée devient une maladie, et nous nous réveillerons un matinavec le cou pris dans nos propres lacets. À quoi bon tout cela,puisque le lieutenant demandait du poison et que personne ne criegare quand on trouve le corps d’une folle qui a profité du sommeilde ses gardiens pour se jeter tête première par la fenêtre ?J’ai encore obéi aujourd’hui, j’ai été chercher cette bonne femmedont la présence est un danger de plus, parce que désobéir, cheznous, c’est risquer sa vie ; mais ce soir, j’ai idée que toutsera fini, les autres sont du même avis que moi, le vieux a faitson temps, place aux jeunes !

Ce fut en ce moment que la veuve tressaillitpour la première fois en apprenant que Valentine avait vuMaurice.

La jeune fille, à la vérité, pallia cemouvement en faisant semblant de s’éveiller en sursaut, mais Lecoqétait un terrible observateur.

– J’en étais sûr ! pensa-t-il, on semoque de nous, et nous y aidons tant que nous pouvons. La petiten’est pas plus folle que moi, elle joue son rôle en perfection, etla voilà commodément établie là-bas à raconter une histoire quinous force à tordre un cou de plus, car la bonne femme, en sortantd’ici, saura notre secret.

Son regard se fixa plus aigu sur le groupe,qui avait repris son immobilité.

Il guetta ainsi longtemps.

On peut dire que la veuve et Valentine nedonnaient plus signe de vie. Lecoq, qui voyait par-derrière lesbelles masses des cheveux de Valentine éparses sur l’épaule de ladompteuse, en vint à douter de sa première impression.

– La grosse est bonne comme du gâteau, sedit-il, et après tout, l’enfant a reçu un fier coup demaillet ! En tout cas, le plus sûr est d’ouvrir l’œil. Quivivra verra, et j’ai idée que ce ne sera pas le colonel.

Valentine, cependant, continuait de parler àl’oreille de maman Léo, et disait :

– Ce fut un matin, en m’éveillant, que jesentis quelque chose dans mon sein. J’y portai la main et j’enretirai la lettre de Maurice. J’étais seule, je pus la lire tout desuite.

« Ce fut ce jour-là aussi que je crusentendre pour la première fois une respiration humaine derrière lerideau qui est au fond de mon alcôve.

« J’ai tâté plus d’une fois pour tâcherde reconnaître ce qu’il y a derrière la draperie, qui n’a pointd’ouverture. J’ai eu beau repousser le rideau et allonger le bras,je n’ai jamais pu rencontrer de muraille.

« Qui avait apporté la lettre ? Jesongeai d’abord à Francesca, dont l’affection pour moi ne s’estjamais démentie et qui aimait tendrement Remy, mon frère…

« Je ne peux pas tout dire en une fois,bonne Léo, dit-elle ici en s’interrompant, vous saurez l’histoirede Remy en même temps que la mienne.

« Ce n’était pas Francesca Corona quiavait apporté la lettre, car elle me croit, comme les autres,privée de ma raison. Je n’ai pas osé me confier à elle. Ce n’étaitpas non plus Victoire, ma femme de chambre, qui était à vendre etqu’ils ont achetée.

« J’allai jusqu’à penser que la marquiseelle-même…

« Pauvre femme ! elle serait bienprès de sa perte si elle donnait une pareille marque declairvoyance. Elle n’est protégée que par son aveuglement.

« Ce n’était pas la marquise, ce nepouvait être elle.

« Du premier coup d’œil, j’avais reconnul’écriture de Maurice. La lettre disait : « En dehors detoi il n’y a au monde pour m’aimer que l’excellente maman Léo. Mafamille ignore peut-être où je suis, et que Dieu le veuille !mais si mon père et ma mère m’ont oublié, moi, je pense à eux sanscesse. Je ne veux pas que le nom de mes frères et sœurs soitdéshonoré. Cherche maman Léo, trouve-la, et fais qu’elle m’apportedu poison. Je ne suis pas au secret, on peut me voir… »

« On pouvait le voir ! dès lors iln’y eut plus en moi qu’une seule pensée.

« Mais à qui me fier dans cettemaison ?

« À tout le monde, sans doute, et aupremier venu, car la lettre n’était pas tombée du ciel à monchevet, et tout le monde, excepté la marquise, m’eût aidé à fairece que la lettre me demandait.

« Cependant je partageai en deux maconfiance ; je manifestai publiquement le désir de vous voir,et en secret j’essayai d’agir par moi-même.

« Ils vous ont cherchée, ils avaientintérêt à vous trouver ; ils comptent sur vous pour meconvertir au projet d’évasion, et ils comptent sur moi pour déciderMaurice à se laisser faire.

« Je n’essayerai même pas de conciliercela avec la croyance où ils sont par rapport à ma prétendue folie.J’ignore si j’ai réussi à les tromper ; en tout cas, leurchemin est tracé, ils en suivent les détours avec un implacablesang-froid.

« La chose certaine, c’est que Maurice neparaîtra pas devant la cour d’assises. Ils l’ont décidé ainsi.Fallût-il le poignarder dans les escaliers du palais, il nefranchira pas le seuil de la salle des séances.

« Quant à moi, je suis encore bien plusredoutable que Maurice. Ils ne sauraient point dire, en effet, àquel degré Maurice a été instruit soit par moi, soit par Remyd’Arx, dans l’interrogatoire qui précéda l’ordonnance denon-lieu ; mais ils ont la certitude absolue que je connaistout.

« Je ne serai ni accusée ni témoin.

« Ce n’est pas un bâillon, c’est unlinceul qu’il faut mettre sur une bouche comme la mienne.

« Et s’ils n’avaient pas besoin de moipour tuer Maurice dans sa prison, où la loi le protège comme unecuirasse, vous auriez trouvé ici non pas une folle, mais unemorte.

« Une autre circonstance encore,cependant, doit me protéger contre eux ; je ne puis bien ladéfinir, mais j’en ai conscience : il y a de l’hésitation,peut-être de la dissension ; le colonel est vieux et sembletrès malade.

« Il ne faut pas croire que je sois sanscesse entourée comme je l’étais tout à l’heure, lors de votrevenue. On vous attendait, et en outre, on joue cette comédie pourla marquise. Quand la marquise est là, tout le monde se rassembleautour de mon lit, et il semble que je sois l’enfant chérie d’unenombreuse famille ; mais dès que la marquise est partie, jereste seule, bien souvent et bien longtemps, Dieu merci ! Iln’y a guère que Francesca Corona pour me tenir compagnie lesoir ; dans la journée, je n’ai personne.

« Vous ne pouvez avoir oublié cela :le jour même où je devins la plus misérable des créatures, le jouroù Maurice fut dénoncé par moi, arrêté devant moi, j’avais donnérendez-vous à celui que nous appelions le marchef. Vous m’aviezappris ce que vous saviez de Coyatier et vous m’aviez dit :« Prends garde ! »

« Mais en ce qui me concernait, je necroyais pas au danger. Tout cela me paraissait impossible comme lesmensonges des légendes, et je me reprochais presque d’avoir frayeurpour ceux que j’aimais.

« Cependant il y avait eu des entrevuesentre ce Coyatier et Remy d’Arx, pour qui je m’étonnais deressentir une tendresse croissante. Je l’admirais, celui-là,poursuivant dans l’ombre et toute seule un juste châtiment, unegrande et légitime vengeance.

« Je me disais : Je suis forteprécisément parce que ce drame est étranger à moi.

« Je voulais voir Coyatier pour me mettreentre lui et Remy ; mon idée était que je ne risquais rien,moi, en m’approchant d’un pareil homme, tandis qu’à ce même jeuRemy d’Arx risquait sa vie.

« La mort lui est venue par une autrevoie ; c’est moi qui ai été son malheur.

« Mon frère ! mon pauvre noblefrère !

Valentine s’arrêta un instant, suffoquée parun spasme. Ses yeux restaient secs, mais maman Léo pleurait pourdeux.

– Quand on m’a amenée ici, reprit la jeunefille après un silence, c’était le surlendemain de la catastrophe.J’étais bien malade et ma raison chancelait réellement, car j’avaistoujours devant les yeux le pâle visage de Remy, apparaissant entreMaurice et moi. Je m’évanouis en descendant de voiture.

« Ce fut Coyatier qui me porta jusqu’icidans ses bras.

« J’ai su depuis que cette maison luisert de refuge.

« Il resta seul à me garder au salon,pendant qu’on préparait mon lit ; j’avais repris mes sens,mais il croyait que je dormais, et à travers mes paupièresdemi-closes je voyais son rude visage penché jusque sur moi.

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