Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 32L’agonie d’un roi

 

Il faisait nuit. Paris opulent achevait dedîner, Paris pauvre était en train de souper ; les gargotes, àbon droit célèbres parmi les ouvriers, et qui, en ce temps-làsurtout, foisonnaient aux environs des halles, regorgeaient dechalands.

Il m’est arrivé souvent de glisser mon regardà travers les carreaux troublés de ces réfectoires du travail. Lagargote n’est pas le cabaret, tant s’en faut ; on voit là enmajorité les bonnes, les naïves figures ; chacun y semblefranchement content devant la portion abondante qui fume.

Là, les défaillances d’appétit ne sont pasconnues ; on a gagné rudement le plaisir de manger, etl’odorat des convives n’a point ces gênantes délicatesses quipourraient s’offenser de certains parfums répandus trop abondammentdans l’atmosphère.

L’ail et l’oignon ne déplaisent à personne,l’échalote et le beurre noir ne comptent que des amis.

Il fait chaud, et cela semble bon, quand lefroid humide sévit au-dehors.

On voit des convives qui ménagent avecsensualité le demi-litre de bleu pour avoir le plein coup dudessert, le verre qu’on boit avec les pruneaux, pris dans le grandsaladier de la devanture, ou après la compote qui nage dans le jusde pommes aigrelet.

J’ai ouï dire que la toilette si coûteusefaite à la grande ville, depuis quelque temps, par le chef de sesédiles a diminué de beaucoup le nombre de ces gargotes, situées àproximité du marché et qui donnaient à ceux qui travaillent unenourriture à peu près saine et sincère.

J’ai ouï dire que les restaurants de l’ouvrierse sont embellis comme le quartier lui-même et que lesconsommateurs y payent désormais non seulement le bœuf aveclégumes, mais encore le loyer, les glaces et le gaz.

Tout cela est très cher et ne restaurepoint.

Duval, ce boucher intelligent qui est devenuriche comme un roi rien qu’en prouvant au public l’authenticité desa viande, ne vend pas sa viande aux ouvriers. Je serai heureuxquand je verrai dans Paris la vieille gargote renaissante, maisappropriée au progrès de nos mœurs.

Il faudra peut-être encore beaucoup de tempspour cela, car les industriels aiment mieux spéculer sur les vicesde l’ouvrier que de songer à ses besoins.

Au lieu du réfectoire modèle que je demande,ce sont des cafés splendides qui s’élèvent, fondés sur ce principetrop connu que rien n’est plus facile à dévaliser quel’indigence.

On voit là tout un peuple qui vient s’enivrerd’absinthe frelatée et de luxe moqueur.

Ce sont de bonnes affaires. Les Lombards quidirigent ces Eldorados scandaleux font fortune et ne s’embarrassentpoint de la sueur ni des larmes qui mouillent leur recettequotidienne.

Mais quand le travailleur, encore tout éblouipar tant d’illuminations et tant de dorures, rentre dans samansarde noire, sa gaieté persiste-t-elle ?

Il y a là souvent une femme qui pleure entreplusieurs berceaux.

Il faut bien l’avouer, certaines industriesparisiennes, quand on les examine de près, donnent le frisson toutcomme le ténébreux métier exercé par Coyatier, dit le marchef.

Les temps du mélodrame sont passés, c’estpossible, mais il y a encore chez nous des alchimistes qui saventfaire de l’or très légalement avec de la douleur et de lahonte.

Paris s’habitue vite au froid comme àtout ; malgré la brume glacée qui s’épaississait dans lesrues, on voyait nombre de flâneurs circuler sur le trottoir et lesvieux bonshommes curieux qui regardent aux vitres des merceriesétaient à leur poste tout le long de la rue Saint-Denis.

Vers sept heures du soir, il y eut un bruitsingulier, indéfinissable, que personne n’avait jamais entendu etqui propagea dans tout le quartier un écho à la fois terrible etlugubre.

Chacun s’arrêta dans les rues pourécouter ; les sergents de ville dressèrent l’oreille, sedemandant si ce n’était pas la clameur lointaine d’une jeunerévolution qui vagissait. On s’étonna dans les ménages et toutesles fenêtres bien closes s’entrouvrirent aux divers étages desmaisons. Dans les gargotes, les verres levés restèrent à mi-chemindes lèvres et les fourchettes cessèrent de grincer sur l’épaissefaïence des assiettes.

Quel était ce bruit qui dominait le grandmurmure de Paris ? ce bruit qui était sourd et grave comme untonnerre et qui pourtant perçait toutes les murailles, distinct desautres fracas, et entrait dans les maisons à travers les portesfermées ?

Jules Gérard, le dernier paladin, a fait unlivre sur ses adversaires vaincus. Dans ce livre, empreint d’unsentiment épique, Jules Gérard raconte la vie et la mort des lionsqu’il a tués.

Il y a là une page, pleine d’une prodigieuseémotion, où l’on entend le lion agoniser dans le désert.

C’est une voix qui s’éteint, mais qui estgigantesque encore. À l’écouter, hommes et femmes frémissent sousla tente ; dans les douars, les chevaux tremblent sur leursquatre pieds paralysés, et le long de l’oued qui va, desséché àdemi, entre les pierres et les palmiers, les autres habitants dudésert, saisis d’une terreur profonde, écoutent.

C’est le roi qui meurt, le seigneur, leSidi-Lion. La nature entière prend part à son agonie et porte undeuil épouvanté.

C’était ici encore le Sidi-Lion, le seigneur,le roi des déserts, dont la plainte suprême ébranlait tout un coinde la civilisation parisienne.

Il avait beau être esclave, vaincu, déshonoré,son cri funèbre montait et s’élargissait presque aussi grand que lagrande voix de la foudre.

Il avait beau être humilié, et depuis combiende temps ? sous l’outrage grotesque de la servitude, subissantla médecine ignorante d’Échalot, grimé comme une courtisane horsd’âge, rapiécé comme un vieux manchon qui perd son poil, il avaitbeau être criblé d’emplâtres, et porter perruque, la mort leredressait dans son inaliénable grandeur.

Paris ne savait pas. Les lions sont rares àParis. Paris qui parle toutes les langues était inhabile àreconnaître la dernière parole du lion.

Car c’était bien M. Daniel, le prisonniervalétudinaire de maman Samayoux, qui poussait son rugissementsuprême dans la baraque abandonnée.

Loin du mont Atlas, dont la cime soutient lescieux, loin, bien loin des sables sans limites tourmentés par lesimoun, où le soleil brûle le regard des hommes en réjouissantl’œil des lions, à Paris, le paradis des lionnes, des chiensbichons et du chat de la mère Michel, il mourait à Paris, lui, leroi du désert, dépouillé même de son nom comme tous les roisexilés.

Sic transit gloria mundi : Ainsipasse la gloire du monde ! Le seigneur Lion décédait sanspompe ni crinière dans la peau chauve de M. Daniel.

Par le temps affreux qu’il faisait, il n’yavait personne dans les terrains de la percée nouvelle. Lesrugissements du moribond s’élevaient à intervalles presque égaux,entrecoupés de profonds silences, comme éclataient, dit la légende,les appels du cor de Roland dans les gorges de Roncevaux.

Nul ne répondait, car il y a de ces bruitsdont on cherche en vain l’origine et le point de départ. Chacun sedemandait où naissait ce tonnerre ; personne n’avait songé àla maison de planches de Mme Samayoux.

Sous la neige qui recommençait à tomber, unesilhouette noire se détacha, éclairée à contre-jour par lesréverbères de la rue Saint-Denis. L’homme qui marchait ainsi versla baraque n’avait point les vêtements amples nécessités par lasaison ; il allait grelottant et boutonné dans un mincepaletot, serrant les coudes et fourrant ses deux mains jusqu’aufond de ses poches.

Sur sa route, il y avait un tas de pierresmarqué par un lumignon municipal ; la hauteur du lampionglissa sur le paletot râpé jusqu’à la corde pour mettre en lumièreun chapeau gris pelé, coiffant dans les cheveux jaunes.

Il y a des hauts et des bas dans la vie de donJuan. Ce soir Amédée Similor n’était pas en bonne fortune. Ilrevenait la tête basse, le gousset vide, l’estomac affamé ; laréunion de la veille à l’estaminet de l’Épi-Scié n’ayant été suivied’aucun résultat, on avait renvoyé les simples soldats de l’arméedes Habits Noirs sans autre bénéfice qu’une abondante distributionde punch.

Similor, après avoir couché je ne sais où,avait fait un tour de chasse dans Paris et rentrait bredouille aubercail, sans avoir rien mis sous sa dent depuis la veille.

Vous jugez s’il était de joyeuse humeur.

– Les dames, se disait-il en montantl’escalier de planches qui menait à la principale porte de labaraque, ça grouille autour de vous dans les moments de laprospérité ; quand vient la circonstance de la débine, plusrien, bernique !

Il essaya d’ouvrir la porte, et au bruit qu’ilfit, M. Daniel poussa un sourd rugissement.

– Nom de nom ! gronda Similor, nez debois ! Il n’y a là que la vilaine bête. La veuve est à licherquelque part avec ses connaissances.… avec ce gredin d’Échalotpeut-être !

Il redescendit le perron et fit le tour de labaraque pour gagner la porte de derrière, dite « entrée desartistes », qui s’ouvrait au moyen d’un truc, connu par tousles habitués de la maison.

Il entra cette fois et se trouva dansl’intérieur de la cabane, qui n’avait pas été ouverte depuis lematin, et où l’agonie de M. Daniel mettait une épouvantableodeur de fauve.

– Sent-il mauvais à lui tout seul ceparoissien-là ! gronda Similor. Ho ! hé ! Échalot,où donc que tu es, ma vieille ? Ça me fait toujours quelquechose quand je suis du temps sans vous voir, toi et mon bibi deSaladin.

Il était tendre parce qu’il connaissait le boncœur de son Pylade, et qu’il comptait avoir à souper.

Mais à ses avances personne ne répondit.

Il appela encore, et cette fois le lion poussaun rugissement qui retentit dans la baraque avec un éclatterrible.

Similor eut froid dans les veines. Il avaitrefermé la porte en entrant ; l’intérieur de la baraque étaitplongé dans une obscurité complète. Son regard, qui s’était tournéd’instinct vers le lion, distingua deux lueurs rougeâtres,semblables à des charbons prêts à s’éteindre.

En même temps un pas pesant et mou sonna surle sol et il parut à Similor que les deux charbonsapprochaient.

Les Parisiens sont rarement poltrons. Similor,ce misérable amalgame de tous les défauts, de tous les vices et detous les ridicules de la basse bohème, avait du moins une sorte debravoure.

– Toi, dit-il, tu ne vaux pas cher, bonhomme.Si tu étais cuit, je mangerais bien tout de même une tranche de tonfilet, car j’ai une faim de Patagon, mais je ne veux pas que tu memanges.

Tout en parlant, il s’était baissé, cherchantautour de lui un bout de bois qui pût lui servir d’arme.

Le lion approchait toujours, lourdement etselon toute apparence paisiblement, car l’instinct de tous lesanimaux est le même à l’heure de la souffrance : ils cherchentdu secours.

La main de Similor venait de rencontrer unfragment du balancier ayant jadis servi à la danseuse de corde etqui formait une excellente massue.

– À la niche, dit-il, vieux Rodrigue !allez coucher ou je tape !

Comme il se retournait en ce moment, il vitles deux charbons tout auprès de lui et sentit le vent d’unehaleine fétide.

– Crénom ! s’écria-t-il en reculant d’unpas, est-ce que M. Daniel aurait faim, lui aussi ?

Dans sa frayeur irréfléchie, il brandit lefragment de balancier, qui tournoya et vint tomber sur la tête dulion.

Le lion s’affaissa en poussant un rauquementplaintif et les deux charbons ne brillèrent plus.

– Nom d’un nom ! fit Similor, labourgeoise ne va pas être contente ; mais on n’aura pas besoinde lui raconter cette histoire-là en détail.

– C’est égal, ajouta-t-il en se redressantdans toute l’enfantine naïveté de son orgueil, on n’en trouveraitpas beaucoup, depuis l’Hercule de l’Antiquité, pour abattre un lionfurieux avec un bout de bois et d’un seul coup !

Il marcha en tâtonnant vers le coin où sefaisait la cuisine, car la faim le talonnait. Le fourneau de fonteétait froid et sur la planche où Échalot mettait d’ordinaire sespauvres provisions, il n’y avait pas même une croûte de painsec.

– Est-ce qu’il se dérange, ce gredin-là ?pensa Similor. Où donc peut-il être allé avec le môme ? Quandle diable y serait, il va revenir coucher, toujours ? Qui dortdîne ; en l’attendant, je vais tâcher de faire un petitsomme !

Il traversa la baraque dans toute sa longueurpour gagner l’endroit où était la paille du lion.

– C’est encore chaud, fit-il en se couchant àla place occupée naguère par sa victime, mais ça ne sent pas larose.

Au moment où il fermait les yeux, quelqu’untira au-dehors le loquet de l’entrée des artistes. Similor sesouleva sur le coude et pensa :

– Allons, j’ai de la chance, je n’aurai pasattendu trop longtemps mon souper.

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