Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 6La chevalerie d’Échalot

 

Nous n’avons jamais nourri l’espoir de reculerles frontières connues de la poésie en abordant le portrait deMme veuve Samayoux, première dompteuse française etétrangère ; mais nous n’avons pas eu non plus la crainte, enfaisant ce portrait ressemblant, d’exclure toute poésie.

La poésie est partout, l’élément populaire enregorge, et on la retrouve encore, réduite, il est vrai, à sa plushumble expression, jusque dans les bas-fonds fréquentés par cesvivantes chinoiseries, qui ne sont plus le peuple et qui servent debouffons au peuple.

Le peuple entretient des bouffons, en saqualité de dernier roi. Il n’y a plus guère que lui pour mettre lamain à la poche quand Triboulet et sa femelle se ruinent en fraisde lazzi et de cabrioles.

Mais le fou du prince avait quelque chose deterrible en ses gaietés, et nous ne pouvons plus le voir qu’àtravers la terrible ironie de Victor Hugo. C’était un esclave quiriait aux larmes et dont les larmes étaient rouges.

Les fous du peuple sont libres, plus que vouset plus que moi, libres au milieu de nos contraintes comme lessauvages de la forêt américaine, libres au milieu de nos décenceshypocrites et de nos puériles convenances, comme les oiseauxeffrontés du ciel.

Ils n’ont point de gêne pour gâter leur pauvreplaisir, et quand ils rient c’est à gorge déployée. Ils n’ont pointd’étiquette, quoiqu’ils aient beaucoup de fierté ; leurorgueil, naïf entre tous les orgueils, se contente d’un mot etd’une apparence ; ils sont artistes, puisqu’ils se croientartistes, et cela suffit pour transformer en joyeux carnaval lesdouze mois de leur perpétuel carême.

Ils vivent et meurent enfants, ces amuseursnaïfs, de la naïveté populaire. À cause de cela, Dieu, qui aime lesenfants, met de la joie jusque dans leur misère.

La dompteuse s’était affaissée sur sa table desapin dans une pose qui manquait un peu de noblesse ; elletenait sa tête à deux mains et respirait fortement comme ceux quiveulent s’empêcher de pleurer.

Autour d’elle, saltimbanques et barbouilleursrestèrent un instant silencieux ; il y avait une nuance derespect dans l’immobilité qu’ils gardaient.

Au bout d’une minute, cependant,M. Baruque fit un signe qui était un ordre, et les peintresreprirent leur échelle. En même temps, Mlle Colombeemmena sa petite sœur dans son coin pour lui retourner les jarretssens devant derrière, et Similor offrit la main aux deux rougeaudesen leur disant :

– Amours, nous allons étudier la danse dessalons pour si votre étoile vous conduisait par hasard dans ceux dufaubourg Saint-Germain.

Échalot revint près de son lion, perclus, etdonna le biberon à Saladin. Il avait l’air tout rêveur.

Ce fut avec une émotion profonde qu’il dit àl’enfant, comme si ce dernier eût pu le comprendre :

– Ça doit te servir de leçon et d’exemple, mapetite vieille ; tout un chacun de nous n’est pas ici-bas surla terre pour grignoter des alouettes toutes rôties. Faut souffrir,vois-tu, vilain môme, et puisque des personnes établies dans laposition sociale de Mme Samayoux peuvent avoir desi grandes contrariétés, qu’est-ce que ce sera donc de nous qui nepossédons aucune économie !

En parlant, il fixait son regard tendre etdoux sur la dompteuse, qui ne bougeait pas, mais dont larespiration devenait à la fois plus régulière et plus bruyante.

Les personnes un peu trop chargéesd’embonpoint ont souvent la faculté de ronfler toutéveillées ; Mme Samayoux ronflait.

Et le troupeau des vieux espiègles commençaità rire en l’écoutant.

On travaillait encore un peu, mais pour laforme seulement.

– La patronne avait entonné le petit banc dèsce matin, dit Gondrequin-Militaire en donnant quelques coups debalai savants au rideau ; elle avait déjà « sonfilleul » quand nous sommes entrés, et de pleurnicher, ça vousachève. Droite, gauche ! pas dangereux ! Si on plantaitun soleil au milieu du rideau, eh ! monsieurBaruque ?

M. Baruque répondit :

– Ça veut tout savoir, et c’est incapable desupporter l’énoncé des événements. Pour une brave personne, mamanLéo en mérite le titre, mais elle pourrait être la mère de Maurice,et c’est drôle que la passion a survécu chez elle à lamaturité.

Il ajouta en bâillant :

– Le voilà, ce poignard !… Mettez lesoleil si vous voulez, militaire, et même la lune avec lesétoiles ; je n’ai pas bonne idée de l’entreprise maintenant.Cette femme-là a du cœur pour trois, elle est capable d’abandonnerles soins de son état, rapport au désespoir qu’elle éprouve.

La porte extérieure s’entrebâilla doucementpour donner passage au jongleur indien et à l’hercule du Nord, quise glissaient dehors sans rien dire.

– Dans la rue Beaubourg, dit Similor à sesélèves, il y a un endroit où l’on sert le noir avec le petit verrepour trois sous. Si vous aviez seulement à vous deux cinquantecentimes, on pourrait se procurer une soirée agréable.

La porte s’ouvrit encore. Jupiter ditFleur-de-Lys et le rapin peluche disparurent tout doucement.

M. Baruque mit par-dessus sa blouse unvieux paletot mastic qu’il avait acheté d’occasion et dont ilreleva le collet avec soin.

– Je vas revenir, fit-il négligemment ;si la patronne me demande, vous direz que j’ai couru acheter dutabac.

Gondrequin-Militaire prit aussitôt sonalbum.

– J’ai une course à faire pour la maison,grommela-t-il en forme d’explication, poussez la besogne, maissilence dans les rangs et ne réveillez pas la bonneMme Samayoux !

Cinq minutes après, le dernier barbouilleurs’en allait bras dessus, bras dessous avecMlle Colombe, qui donnait la main à sa petitesœur.

Échalot restait seul entre son lion assoupi etle jeune Saladin, dont il ne tourmentait plus la tête de singe parrespect pour le sommeil de la dompteuse.

Échalot n’était pas oisif, cependant ; ilavait retiré de dessous la paille où sommeillait le lion un objetde forme singulière auquel nous serions fort embarrassés de donnerun nom.

C’était en caoutchouc, et cela ressemblait unpeu à certains produits qu’on voit à la devanture desbandagistes.

Il y avait deux pelotes, larges comme lamoitié de la main et reliées entre elles par une manière de tuyauflexible de douze à quinze pouces de longueur. Chacune des pelotesétait en outre pourvue de bandelettes en peau très fine, et le toutétait revêtu d’une couche de peinture dont le ton neutre essayaitd’imiter la carnation d’un corps humain.

Échalot se mit à regarder avec complaisance cemystérieux appareil, puis, après avoir lancé un coup d’œil à lapatronne, qui semblait dormir toujours, il enleva lestement saveste, son gilet et même la chose malaisée à définir qui luiservait de chemise.

Pendant cette opération, il disait tendrementà Saladin, qui fixait sur lui ses petits yeux chassieux :

– Vois-tu, grenouille, tu deviendras un mâlecomme moi avec le temps. Ce que tu es à même d’examiner en mois’appelle un torse dans les ateliers : comme quoi j’ai posépour le mien chez les plus grands artistes, de même que Similor,ton père putatif et naturel, posait pour les jambes. Nous aurionsfait à nous deux un Apollon du Belvédère, lui par le bas, moi parle haut, quoiqu’il en eût fallu un troisième pour avoir la figure,n’étant ni l’un ni l’autre suffisamment avantagés sous cerapport.

Le jeune Saladin ayant voulu ouvrir la bouchepour lancer un de ces cris lamentables qui, d’ordinaire,exprimaient son opinion, Échalot le retourna et lui mit la têtedans la paille.

Il n’avait pas l’heureuse enfance d’un prince,ce Saladin, mais ces rudes commencements font quelquefois leshommes forts, et comme, sans doute, on l’avait dressé à faire lemort quand il avait la figure enfouie, il ne bougea plus.

Nous sommes bien certains de ne blesser iciaucune pudeur malentendue en entrant dans quelques détailstechniques concernant une invention moins grande que celle de lavapeur, mais qui peut avoir, néanmoins, son importance. Elle étaitdue à notre ami si modeste et si bon : Échalot, ancienapprenti pharmacien.

Il appliqua sur son nombril une des pelotes encaoutchouc et l’y fixa à l’aide des bandelettes munies de petitesagrafes qui la maintenaient derrière son dos.

C’était en vérité très bien fait. Lesbandelettes se confondaient presque avec la peau des hanches, et lapelote elle-même, n’eût été le tuyau qu’elle soutenait, auraitressemblé à une tumeur ordinaire.

Échalot prit un petit morceau de miroir casséet le promena tout autour de sa ceinture, pour bien voir si toutallait comme il faut.

– C’est joli, l’éducation ! sedisait-il ; le môme ne demande pas son reste, quoiqu’il ait lecaractère irascible. Dès qu’il aura seulement quatre ou cinq ans deplus, je lui fabriquerai une machine comme ça, en rapport avec sonâge, et on trouvera bien une autre petite bête analogue pour lesappareiller ensemble. C’est égal, la couleur n’y est pas encoretout à fait, et faudrait coller un peu de cheveux par-ci, par-làpour imiter parfaitement l’œuvre du Créateur ; mais quand çava être arrivé à son point, je dis que Mme Samayouxne sera pas raisonnable si elle n’est pas contente.

Ici sa voix s’adoucit jusqu’au murmure, et ilglissa un regard attendri vers Mme Samayoux, quironflait bruyamment.

– Voilà les mystères du cœur humain !pensa-t-il tout haut. Quand Saladin a bien pleuré, ils’endort ; et c’est de même chez les dames. Il n’y a pas d’âgeni de sexe qui tienne, faut que les enfants d’Adam se font duchagrin à soi-même, quand les circonstances ne s’y prêtent pas. Yaurait-il un poisson dans l’eau plus heureux que la patronne, sielle n’avait pas l’inconvénient de cette passion-là !

Il s’approcha de la table sur la pointe dupied.

Il tenait d’une main son invention, de l’autreun vieux pinceau, déplumé, abandonné au rebut par un des apprentisde l’atelier Cœur d’Acier.

Mais ces objets ne faisaient qu’ajouter àl’expressive émotion de son geste, pendant qu’il contemplait, avecune admiration poussée jusqu’à la ferveur, le dos deMme Samayoux.

Celle-ci avait laissé tomber une de sesmains ; comme sa tête restait appuyée sur l’autre main, onvoyait le profil perdu de sa face rubiconde et chargéed’embonpoint. Ses cheveux très abondants, mais qui grisonnaient parplace, s’échappaient de son madras aux nuances violentes, quin’était pas de la plus entière fraîcheur.

Bien des gens vous diraient qu’à quarante anspassés, un jeune homme, pour employer les expressions d’Échalotquand il parlait de lui-même, ne peut plus avoir les sentimentsd’un page.

D’autres pourraient penser que LéocadieSamayoux ne réalisait pas exactement l’idée qu’on se fait d’unechâtelaine.

Et pourtant, je ne vois rien, en dehors descomparaisons chevaleresques, qui puisse donner une idée du culterespectueux, mais ardent, payé par ce pauvre diable à cette grossebonne femme.

Malgré mon habitude de tout dire, j’hésiteraisà exprimer là-dessus mon opinion, si elle n’était aussi sincère quemélancolique.

La voici :

En notre siècle si avisé, peut-être est-ilnécessaire de plonger à ces profondeurs pour trouver un derniervestige de ces niaiseries sublimes qu’on appelait les choseschevaleresques.

Tout ce qui constitue la chevalerie était chezce pharmacien de la Table ronde : la vaillance, le dévouement,la vénération, et même cette petite pointe de sensualité naïve quiallait si bien aux preux compagnons de Charlemagne.

Échalot resta une bonne minute en extasedevant ou plutôt derrière la dompteuse, dont la vaste corpulenceaffectait une pose pleine d’abandon.

Les petits yeux d’Échalot brillaientextraordinairement, exprimant une sorte de volupté austère.

Ses deux mains, occupées par les objets quevous savez, se rapprochaient involontairement comme pour se joindredans l’attitude de la prière.

– Léocadie ! murmura-t-il enfin, dans unlong, dans un tremblant soupir.

Puis il ajouta, laissant jaillir l’éloquencede son cœur :

– Sans qu’il y a la distance sociale qui noussépare, je lui aurais consacré tous les parfums de mon âme, dontj’ai gardé jusqu’alors la virginité ! Similor a contenté tousses caprices, mais moi, n’ayant connu que le malheur, à cause queje me suis toujours sacrifié à l’amitié, jamais je n’ai tombé dansla frivolité du libertinage en parties fines.

Il fit un pas de plus ; son regard,glissant entre la carmagnole et le madras, caressa chastement lecou robuste de la dompteuse.

– C’est gras, murmura-t-il, c’est bienportant, ça ne se prive de rien, buvant sa bouteille à chaquerepas, sans jamais se faire du mal, ni tomber dans les excès que jen’approuve pas chez les dames. Ça n’a pas d’autre faiblesse quecelle de la sensibilité qui fait que tous les biens de la vie,généralement à sa portée, elle s’en fiche pas mal, tout entière àune seule toquade. C’est vrai que ce serait un délice de déjeunertous les jours, dîner et souper en tête à tête avec la divinité demes rêves, et tout à discrétion, mais ça me plairait encore plus desouffrir avec elle, de me précipiter dans le torrent pour la sauverou au sein des flammes dévorantes ! Les autres l’ontabandonnée par l’égoïsme naturel au genre humain, mais moi, jereste, je fais serment de ne la quitter ni le jour ni la nuit, etsi ça lui est agréable, je répandrai pour elle jusqu’à la dernièregoutte de mon sang !…

– Voilà ce que c’est, ditMme Samayoux sans se retourner et d’un accent assezpaisible, le monde est fait comme ça : ceux qu’on aime avecidolâtrie ne vous regardent seulement pas, et ceux à qui on ne faitpas attention sont à genoux devant vous comme si on était unsanctuaire !

Les jambes d’Échalot flageolaient souslui.

– Patronne, balbutia-t-il, je croyais que vousdormiez, c’est pourquoi je ne me gênais pas pour dire desbêtises ; mais il n’y a pas d’affront, parce que je sais ceque je suis et ce que vous êtes.

La dompteuse se redressa tout à coup ensecouant sa crinière crépue.

– Ce que je suis ! répéta-t-elle, et sonpoing crispé heurta la table violemment. C’est vrai qu’il y aencore un pauvre être au-dessous de moi, puisque tu me regardesd’en bas, toi, bonne créature ; mais, sais-tu ? si onleur disait qu’il y a quelqu’un ici-bas pour me respecter, ilspoufferaient de rire !

– Qui donc qui se permettrait ça ?demanda vivement Échalot.

– Tout le monde, à commencer par le dernierdes derniers. Mets-toi là !

Elle lui montrait le siège occupé naguère parGondrequin. Échalot fit un pas, ne voulant point désobéir, mais ilhésitait en face d’un si grand honneur.

– Mets-toi là, répétaMme Samayoux, je ne dormais pas, je n’ai pas dormiune seule minute, et je ne dormirai de longtemps. Verse àboire !

Pour prendre la bouteille, Échalot déposa surla table les objets qu’il tenait à la main.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda ladompteuse.

Ses yeux se gonflaient encore de larmes, maiselle était comme les enfants, distraite à la moindre curiosité.Échalot rougit et répondit :

– Ça peut encore être perfectionné, et jen’aurais pas voulu vous montrer la chose incomplète. C’était unesurprise ; j’avais eu l’idée de monter un trompe-l’œil pour meréunir avec Similor, tous deux nus jusqu’à la ceinture etreprésentant le phénomène des deux jumeaux siamois, liés ensemblepar un jeu de la nature.

Léocadie prit à la main le système etl’examina d’un air connaisseur.

– Ce n’est pas déjà si maladroit,dit-elle ; on en avale de plus grosses que ça en foire. Est-ceque c’est toi l’inventeur ?

Les yeux d’Échalot se mouillèrent, tant il sesentit fier et heureux.

– Je n’ai pas l’intelligence d’Amédée,murmura-t-il, mais avec l’espoir de vous être agréable, il mesemble que rien ne me résisterait !

Léocadie rejeta la mécanique et but une gorgéede vin, après quoi, elle repoussa le verre.

– Je suis malade, murmura-t-elle, car ça meparaît comme du fiel !

Puis elle demanda :

– Connais-tu bien ton Similor ?

– Amédée ! s’écria Échalot. Lui et moic’est des frères !

– Tu parais compter sur son adresse ?

– Il n’y a pas plus fin que lui.

– Serait-il dévoué à l’occasion ?

Échalot ouvrit la bouche pour répondreaffirmativement, mais la parole ne vint pas et il baissa latête.

– C’est qu’il me faudrait des hommes vraimentdévoués ! murmura la dompteuse.

– Le fond n’est pas mauvais, répliquaÉchalot ; mais il se laisse entraîner par son libertinage,toujours voltigeant de la brune à la blonde, dont il sait sefaufiler partout, à cause de son élégance et de son toupet. Maismoi, c’est différent, j’ai mis un frein à mes passions pourm’occuper de Saladin et lui préparer sa carrière. Mon abnégationpour vous a pris naissance dans ce que vous avez été utile àSaladin, et alors ça a grandi petit à petit jusqu’à la chose que jevous sacrifierais avec plaisir mon existence et mon honneurlui-même, et se faire hacher pour vous comme chair àpâté !

Mme Samayoux lui tendit sarude main, qu’il porta pieusement à ses lèvres.

– Merci, dit-elle, vous ne payez pas de mine,c’est vrai, mais j’ai bonne idée de vous. Je me défie des faraudsambitieux et langues dorées, car c’est encore dans les rangs dupetit peuple qu’on trouve le plus de cœurs sincères ;seulement il faut choisir, étant exposés à y rencontrer encore pasmal de racaille.

Elle s’interrompit pour ajouter d’un airpensif :

– Non, non, je ne dormais pas ; je les aibien vus s’en aller à la queue leu leu, et ça fait pitié quand onconsidère l’espèce humaine ! mais ça m’était bien égal, mapauvre tête travaille comme une folle, cherchant un moyen de braverles menaces du sort. Je mettrais ma main au feu jusqu’au coude queces deux enfants-là ne sont pas coupables !

– Ça me paraît aussi de même, dit Échalotrésolument, puisque c’est votre idée. J’ai été bien souvent mechauffer à la cour d’assises et je ne suis pas étranger à la façondont ça se joue. Il y a une bonne chose que l’avocat pourra beurrerdessus toute une tartine, c’est sûr, et le procureur du roi serabien fin s’il peut prouver que les deux amoureux ont fait boire lejuge malgré lui.

– N’est-ce pas ? s’écria vivementMme Samayoux, ce n’est pas quand on vientsurprendre sa fiancée avec un rival qu’on accepte un verre de vinde bonne amitié. Si j’étais juré… mais voilà ! il y a un coupmonté, ça saute aux yeux ! Par qui ? je n’en sais rien,et quand on pense à ce qui peut se passer dans l’idée des avocats…Moi d’abord, quand il s’agit des tribunaux, je dis que c’est lamisère ! Si on venait m’arrêter pour avoir assassinéLouis-Philippe, qui n’est pas mort, ou Napoléon qui a péri àSainte-Hélène, je ne suis pas bien sûre que j’en réchapperais.Échalot secoua la tête avec gravité et dit :

– C’est vrai que la justice humaine estfragile dans son aveuglement, mais au-dessus de la faiblesse deshommes il y a l’œil de la Providence.

Mme Samayoux le regarda, et ilbaissa aussitôt les yeux avec modestie.

– Toi, dit-elle, retrouvant une nuance degaieté, car la présence et la sympathie de ce pauvre être luifaisaient vraiment du bien, tu es une bonne âme, mais, vois-tu,faudrait l’aider, la Providence, et que pouvons-nous à nousdeux ? J’ai beau chercher, ma cervelle est vide, et quand jesonge qu’ils sont tous deux en prison, dans des cachots séparés, etne pouvant pas même mélanger leurs sanglots…

Elle essuya une larme qui tremblait à sapaupière ; Échalot fit de même avec le pan de saredingote.

– C’est dans ces moments-là, reprit ladompteuse en laissant tomber ses deux bras, qu’on voudrait avoirreçu une éducation soignée et posséder des connaissances intimesdans la haute pour être à même de soulager l’infortune. Siseulement j’étais riche…

– Vous avez dû pelotonner un joli bout degalon, fit observer Échalot d’un air flatteur.

Mme Samayoux haussa lesépaules avec un soudain emportement.

– Je parie que mon saint-frusquin va y passerjusqu’au dernier sou ! s’écria-t-elle. Les mains me démangentde jeter l’argent par les fenêtres, et si la dépense servait àquelque chose, crois-tu que je regretterais mes écus ?

– Bien sûr que non, patronne.

– Je donnerais tout ! et je ferais desdettes par-dessus le marché ! Mais comment s’y prendre ?par où commencer ?

– Ah ! je ne sais pas ! je ne saispas ! fit-elle dans son découragement plein de fiel ;j’ai idée de tout casser et de tout briser ! monétablissement, je m’en moque ! ma réputation, je n’en veuxplus ! J’avais entamé une grande entreprise qui devaitrapporter des mille et des cent, j’avais payé les yeux de la tête àla ville pour le local ; jamais on n’aurait vu en foire unthéâtre aussi reluisant que le mien ; mais c’est fini derire ! Je vas renvoyer mes artistes en leur donnant ce qu’ilsvoudront d’indemnité ; je vas renvoyer les peintres, lescolleurs, les menuisiers, toute la clique ! Je vas vendre mesanimaux, et pour un peu je me jetterais par-dessus le parapet dupont, voilà !

Échalot était consterné ; il essayait demaladroites consolations qui n’étaient pas écoutées.

Mme Samayoux s’était levée etparcourait la baraque à grands pas. Elle ressemblait à une lionnedans sa cage, et certes, à l’heure qu’il était, deux hommesrobustes auraient fait preuve de témérité en l’attaquant.

– S’il ne s’agissait que de tripoter un tigre,s’écria-t-elle, ou que de faire une omelette avec une demi-douzainede militaires, qu’on prendrait par la peau du cou et qu’ontortillerait comme la paille à rempailler les chaises !ah ! ça me soulagerait crânement d’abîmer quelqu’un, mais, là,de fond en comble !… En seraient-ils moins malheureux, là-bas,entre les quatre murailles de leur prison ?… mon Dieu,Seigneur ! les pauvres enfants ! les pauvresenfants !

– Mais donne-moi donc une idée, toi !fit-elle en s’arrêtant devant Échalot, qu’elle secoua rudement.

– Fouillez-moi plutôt, patronne, murmural’ancien pharmacien, dont les yeux étaient pleins de larmes. Si onpouvait pénétrer dans leur cachot, vous et moi, et rester à leurplace pendant qu’ils s’évaderaient.

– Est-ce qu’on pourrait me prendre pourelle ? demanda Mme Samayoux, qui eut presqueun sourire. Et lui ! il est si beau !…

– Et moi si laid, pas vrai ? achevaÉchalot. Ça ne fait rien, patronne, je suis tout de même biencontent de vous avoir un petit peu régayée.

– Oui, répliqua la bonne femme, soudaine commeles enfants et dont toute la colère était tombée pour faire place àune rêveuse mélancolie, tu m’as fait rire et ce n’était pas facile,car j’en ai gros sur le cœur. As-tu entendu tout à l’heure que leGondrequin-Militaire m’appelait madame Putiphar ?

– Voulez-vous que je m’aligne avec lui !s’écria Échalot.

– Pour quoi faire ? je ne suis pasbégueule, mon vieux, et mon opinion c’est liberté libertas pour unefemme veuve dans ma situation qui peut se mettre au-dessus desbavardages. Pourtant je suis bien changée depuis ce soir où je levis pour la dernière fois : j’entends mon chéri de Maurice, etj’avais fait dessein de marcher droit parce qu’il y avait en moiune idée qui me donnait du respect pour moi-même. Je me regardaisun petit peu comme sa mère. C’est drôle, pas vrai ? dejalousie il n’en était plus question, et j’en étais à me demandersi vraiment j’avais pu espérer autrefois qu’il hésiterait entre unegrosse maman comme moi et Fleurette, ce bouton de rose ?

– Il y a des gens, soupira Échalot, quipréfèrent mieux la rose épanouie à n’importe quel bouton.

– Tais-toi ! pas de bêtises ! on seconnaît ; et ce qui prouve bien que ma folie est guérie, c’estqu’il ne me viendrait pas à l’esprit désormais de penser à l’unsans penser à l’autre. Ah ! mais non ! je ne veux pas lesauver tout seul, je veux la sauver avec lui. C’est mes deuxenfants, quoi ! mes deux amours bien-aimés ; il me lesfaut tous deux, il me les faut heureux, et le restant de mon espoirest de vieillir ici ou là, dans quelque coin, d’où je pourrairegarder leur bonheur.

– Etes-vous assez bonne ! murmuraÉchalot, dont l’attendrissement ne faisait pas trêve un seulinstant.

– Pour la bonté, je ne dis pas, répliquaMme Samayoux avec tristesse, mais ça n’avance pasbeaucoup les affaires, et j’ai beau me creuser le cerveau, je netrouve aucun moyen de venir à leur secours.

– Cherchons, patronne.

– J’ai tant cherché ! fit la dompteuse,qui se laissa retomber sur son siège. Quand tu m’as parlé tout àl’heure, j’en étais à rêvasser un tas de fariboles comme on faitquand on est au bout de son rouleau. Je songeais à ces hasards quiarrivent toujours à point dans les contes de fées ; je medisais : il n’y a donc plus de ces bons génies qui exauçaientles souhaits des malheureux ?…

– Dame !… fit Échalot, croyant qu’onl’interrogeait.

– Qui descendaient par le tuyau de lacheminée, continua maman Samayoux sans prendre garde àl’interruption, ou bien encore qui arrivaient par la fenêtre ou parle trou de la serrure au moment juste où tout espoir étaitperdu ?

– Qui sait ? fit encore Échalot.

– Il me semblait que dans ma pauvre baraquedésertée j’allais entendre au-dehors une petite main faisanttoc-toc à ma porte…

– Écoutez ! s’écria Échalot qui devintpâle. On a fait toc-toc !

La dompteuse se leva toute droite.

À la porte extérieure, deux coups discretsavaient été frappés en effet.

– Si c’était le bon génie ! balbutiaÉchalot.

La dompteuse essaya de sourire, mais elle neput, et ce fut d’une voix altérée par l’émotion qu’elle prononça ceseul mot :

– Entrez !

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