Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 33La tentation de Similor

 

Le nouvel arrivant était encore un habitué dela baraque, car il ouvrit la porte sans effort et entra comme chezlui.

Similor, désormais, attendait. Le sauvageparisien a des prudences d’Iroquois ; il guette toujours unpeu avant d’agir ou de parler.

Le nouveau venu eut à peine fait quelques pasdans la baraque qu’il buta contre le corps du lion.

– Je m’en avais douté, dit-il avec mélancolie,mes soins ont manqué à la pauvre bête et elle a rendu l’âme.

– C’est Échalot ! pensa Similor ;motus ! on va savoir d’où il arrive et la vie qu’il mène.

Échalot, en effet, comme presque toutes lespauvres créatures qui n’ont pas beaucoup d’amis, parlait volontierstout seul.

– De profundis ! murmura-t-il.Un peu plus tôt, un peu plus tard, nous finirons tous comme ça.C’est une perte pour la patronne ; mais elle n’a pas le cœur às’occuper de ses affaires d’intérêt.

– Où l’a-t-elle donc, le cœur ? sedemanda Similor ; est-ce qu’elle va se faire chartreuse pourpleurer son lieutenant d’Alger ?

Échalot, cependant, gagna le coin où était sonfourneau et se mit à battre le briquet. Similor avait la boucheouverte pour parler enfin, lorsqu’il entendit ces parolesremarquables :

– Ça me gêne, moi, disait Échalot, d’avoirtant d’argent sur moi. On ne sait pas ce qui peut arriver ; jecherche la patronne depuis midi, et il me semble toujours que mapoche coule, laissant filtrer les billets de banque.

Les oreilles de Similor s’ouvrirent comme deuxpavillons de trompe de chasse.

– Des billets de banque !répéta-t-il.

Et il s’incrusta plus avant dans la paille,flairant un énorme coup à tenter.

– Faut tout de même que madame Léocadie aitune jolie confiance en moi, continua Échalot en approchant uneallumette de l’amadou qui avait pris feu ; j’avais peine àcroire que ses paperasses avaient la valeur qu’elle disait, mais jen’ai eu qu’à les mettre sur la planchette au guichet du changeurpour avoir des mille et des cents.

Similor se pinçait le bras du doigt pour êtrebien sûr qu’il ne rêvait point.

– En voilà un changeur, pensait-il, qui a dela confiance de reste ! Au vis-à-vis de la mauvaise tenue dece canard, il n’a donc pas seulement eu l’idée que les papiersdevaient être volés ?

C’était là une observation plausible et pleinede justesse, mais la chandelle d’Échalot en s’allumant y fit unetriomphante réponse.

Les yeux de Similor battirent, frappés par unéblouissement ; il n’aurait pas été plus étonné s’il avait vuson humble ami revêtu d’un manteau d’hermine et coiffé de lacouronne royale.

C’était en effet une métamorphose presqueféerique. Échalot avait des souliers neufs bien cirés, un pantalonnoir, le tout en beau drap fin et tout battant neuf. Il avait enoutre un chapeau de soie dont le lustre était vierge et qui, par laneige qui tombait, avait dû voyager en voiture. Il portait enfinune chemise d’une entière blancheur sur laquelle se nouait unecravate de satin.

De plus, ses cheveux étaient peignés à fond etsa barbe était faite.

Nous ne voulons point dire qu’il fût très beaucomme cela, mais sa laideur était transfigurée à ce point queSimilor eut vraiment peine à le reconnaître : d’autant que lagibecière, asile habituel de Saladin, n’était plus suspendue au coud’Échalot.

Similor pensa trop de choses pour prendre letemps de les exprimer ; il dit seulement en lui-même :« Nom de nom ! » et cette simple interjection valaittout un long discours.

Échalot apporta son flambeau sur la table oùMme Samayoux avait trinqué la veille au matin avecGondrequin-Militaire et M. Baruque. Il s’assit sur la chaisemême de la veuve et tira de sa poche un paquet de papiers que dupremier coup d’œil Similor reconnut pour des billets de banque.

C’était le produit de la négociation confiéepar maman Léo à son page Échalot. Nous savons que cette journéeavait été employée par elle à d’autres besognes et qu’elle n’avaitpas quitté Valentine.

Son dévouement était de ceux qui nemarchandent pas. Elle s’était mis dans la tête ou plutôt dans lecœur de sauver Maurice Pagès à n’importe quel prix.

Les moyens à employer lui échappaient encorece matin, mais elle savait que l’argent était le nerf nécessaire decette guerre qu’elle allait entreprendre.

Elle avait fait ce qu’il fallait pour seprocurer de l’argent.

Malgré la défiance si naturelle à ceux qui onttravaillé beaucoup pour gagner peu et qui, en outre, se sentententourés de gens sujets à caution, elle n’avait pas hésité àremettre sa fortune entière entre les mains d’Échalot.

Elle s’était dit, pour excuser à ses yeuxcette hardiesse : « J’ai de l’œil ; j’ai jugé cettecréature-là du premier coup ; je crois en lui bien plus qu’enun notaire. »

Et elle avait ajouté :

« Quant à mon saint-frusquin, j’en doisles trois quarts aux talents réunis de mon Maurice et de Fleurette,qui faisaient tomber des pluies de pièces de cent sous dans moncomptoir. C’est bien le moins que je rende à ces enfants-là cequ’ils m’ont donné. »

Enfin, car les pauvres gens ont une idée trèsprécise et très développée des obstacles que la pauvreté oppose àchaque pas dans la vie, maman Samayoux avait songé tout de suite àtransformer Échalot pour lui rendre possible l’accomplissement desa mission.

Elle avait eu exactement la même pensée queSimilor ; elle s’était dit :

– Avec sa tenue chez l’agent de change, onl’appellera voleur et on est capable de l’arrêter.

Préalablement à toute autre chose, elle avaitdonc donné à notre ami de quoi s’acheter une garde-robe complète,et c’était pour aller chez le tailleur qu’Échalot l’avait quittéedans la rue Pavée, au Marais, devant l’entrée principale de laForce.

Le paquet de billets de banque était ficeléavec soin ; néanmoins, la préoccupation d’Échalot était sigrande, il avait à tel point conscience de sa responsabilité qu’ilvoulut compter mille francs par mille francs pour être bien sûr quequelques-uns de ces précieux chiffons ne s’étaient point envolés enroute.

– Ça tient dans la main, se disait-il endéfaisant le nœud de la ficelle, et si on changeait ça en pièces dedeux sous, il y en aurait gros comme une baraque. Quelle capacitéfaut-il qu’elle ait, Léocadie, sous l’apparence d’une femmeagréable et sans souci, pour avoir amassé une pareilleopulence !

Il mouilla son pouce et les billets froissésrendirent un petit bruit. Similor ne respirait plus.

Choisissez parmi les poètes dont la gloireemplit le monde et chargez le plus puissant d’entre eux d’exprimerla fiévreuse envie que Similor avait de mettre le grappin sur leséconomies de maman Samayoux, je vous affirme que votre poète dechoix restera au-dessous de sa tâche.

On peint l’amour, la haine, l’avidité, toutesles passions humaines, mais la fringale sans nom d’un mohican commeSimilor en face de soixante ou quatre-vingts billets de banque,voilà ce qui défie toute habileté de plume ou de parole, voilà cequi est véritablement surhumain.

Il avait vu des billets de banque auxdevantures des changeurs, il les avait caressés du regard souventet longtemps ; depuis son adolescence, l’idée d’avoir unbillet de banque était pour lui un rêve plein d’attendrissement etde folie.

Il n’était pas avare, mon Dieu, au contraire,il était prodigue au même degré que ces fils de famille quiviennent manger à Paris, en compagnie des dames rousses, le capitaldu papa décédé.

C’est l’esprit français, dit-on ; Similoravait l’esprit français.

Les imbéciles dont je parle, quand ils ontdévoré le patrimoine du vicomte ou du coutelier qui fut leur père,deviennent coquins ou mendiants selon le sort de leurtempérament.

Similor était l’un et l’autre d’avance, etdans quelle splendide mesure !

Il était poète, lui aussi, il voulait mener lavie à grandes guides, ce don Juan de la boue ; il voulaitéblouir le ruisseau.

Il voulait boire des océans de volupté dansson tombereau triomphal, traîné par toutes les Vénus éraillées, partous les Cupidons galeux grouillant au fond de ces bosquets oùArmide-à-la-Hotte tient sa cour galante à cent pieds au-dessous deségouts de Paris.

Ah ! c’est une grande figure que ce laidgredin, marchant sur ses tiges ! Et j’espère que son portraitséculaire, si faiblement ébauché qu’il soit par mon insuffisance,me tiendra lieu de génie auprès de la postérité.

Il s’était retourné sans bruit dans sa paillehumide et fatiguée qui n’avait plus de sonorité.

Il s’appuyait déjà sur ses mains, le coutendu, l’œil injecté, la poitrine au ras du sol, dans l’attituded’un sauvage qui s’apprête à ramper pour surprendre son ennemi.

Échalot était encore sans défiance ; ilse croyait seul et retournait ses billets de banque un à un enprononçant à haute voix les chiffres de son compte.

Mais tout en comptant, il réfléchissait.

– Dix-huit, disait-il, dix-neuf et vingt.Quand on songe que tout cela va passer peut-être pour lelieutenant ! Vingt et un, vingt-deux, et vingt-trois. Ilsétaient collés ces deux-là ! c’est doux comme du coton et çafait plaisir à manier. La patronne l’a dit, vingt-neuf et trente,ça lui est égal de recommencer sa carrière sur nouveaux frais.Est-ce un beau trait de dévouement, ça ? trente-sept. Au fait,c’est une circonstance qui peut me donner l’opportunité de parvenirau comble de mes désirs, puisque sa fortune était un obstacle,quarante, quarante et un, à l’obtention de sa main.

En ce moment, un bruit imperceptible arrivajusqu’à lui ; mais il ne leva pas les yeux, parce qu’ilregardait avec inquiétude un des billets de banque qui avait unedéchirure.

– Celui-là est-il bon tout de même ? sedemandait-il.

Similor ne bougeait plus, tant il étaiteffrayé du bruit qu’il venait de faire. Il n’avait pas encorequitté le lit du lion ; le hasard avait entortillé un de sespieds dans le lien d’une botte de paille, et chaque fois qu’ilcherchait à se dégager, la botte remuait, la paille bruissait.

Quel était cependant son dessein, en dehors dece fait principal, de cette aspiration enivrante : la volontéde s’emparer des billets de banque ? Il connaissait Échalotdes pieds à la tête, il savait que le digne garçon défendraitjusqu’à la mort le dépôt qu’on lui avait confié.

Qui veut la fin veut les moyens. Ne fouillonspas trop avant dans les profondeurs de ce caractère.

Avec certains seigneurs bien couverts portantgants blancs et bottes vernies, nous serions en vérité plus àl’aise.

Et après tout, Similor n’avait peut-être passongé à cette nécessité où il allait être d’assommer Échalot, sonmeilleur ami.

Au moment où ce dernier retournait lecinquantième billet, un bruit distinct lui fit dresserl’oreille.

Il regarda du côté de la paille et vit deuxyeux qui brillaient en vérité plus rouges que ceux du lionlui-même.

C’est à peine si la chandelle posée sur latable jetait une vague lueur jusqu’au tas de paille. Échalot nereconnut point Similor, mais à la vue d’une forme humaine, ilsaisit les billets à poignées, les fourra vivement dans sa poche etboutonna sa redingote.

Similor, se voyant découvert, sauta sur sespieds.

– C’est toi, Amédée ? dit Échalot avec unsoupir de soulagement, tu peux te vanter de m’avoir fait peur.

Similor avança de quelques pas et croisa sesbras sur sa poitrine.

– Quelqu’un qui n’a pas la consciencetranquille, dit-il, parlant un peu au hasard, mais de sa voix laplus emphatique, est toujours facile comme ça à avoir peur.Qu’as-tu fait du petit confié à tes soins ?

– On va t’expliquer ça, répondit Échalot, ils’est passé des choses…

Il s’arrêta tout à coup et reprit :

– Au fait, ces choses-là, ça ne m’est paspermis de te les communiquer. Tout ce que je peux te dire, c’estque notre enfant est en lieu sûr, bien nourri, bien soigné et plusheureux qu’à la baraque, entre les mains d’une personne de l’autresexe, habituée à l’éducation du jeune âge.

Similor le laissait parler sans l’interrompre,parce qu’il faisait appel à toute sa rouerie, se demandant s’ilfallait essayer des négociations ou entamer la bataille tout desuite.

Il était assez brave, nous l’avons dit, et ilavait grande idée de ses talents comme boxeur français.

Mais d’un autre côté, il savait qu’Échalotn’était point un adversaire à dédaigner, malgré son apparencetimide.

– Est-on des frères ou n’en est-on pas ?demanda-t-il brusquement. J’ai vu le temps où l’on partageait endeux le moindre petit morceau de pain, et pourtant tu asprésentement un bon dîner dans le ventre, tandis que moi je suis àjeun depuis hier soir.

– Je te paye à souper si tu veux, s’écriaÉchalot.

– Tu es habillé d’Elbeuf depuis la semelle detes bottes jusqu’au rond de ton chapeau, reprit Similor avec plusd’amertume, et moi, ton associé, j’ai sur le corps des vêtementsqui tombent en guenille.

– Ça, murmura le père nourricier de Saladin,c’est une portion du secret que je ne peux pas dévoiler.

– Parce que tu es fautif et même criminel,s’écria Similor en jouant tout à coup le désordre d’une indignationqui éclate, je t’ai vu compter les billets de banque dont tu as tesdoublures toutes pleines ! Tu es un trahisseur et un mauvaisfrère, tu as fait un coup pour toi tout seul et tu complotessecrètement de gagner l’étranger en nous laissant, Saladin et moi,dans la misère !

– Je te jure… voulut commencer Échalot.

– Tais-toi ! pas de faux serments !je les dédaigne. S’il n’y avait que moi, je te laisserais pour ceque tu es dans ta vilenie, mais je suis père, je songe àl’innocente créature que tu abandonnes et je ne fais ni une nideux. Je te dis dans le blanc de l’œil : partageons, mais là,tout de suite sur le coin de la table, un chiffon d’un côté, unchiffon de l’autre, ou sans quoi, dans mon sentiment paternel, jevas prendre tout en faisant la fin de toi !

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