Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 18Les conjurés

 

À l’étage supérieur, autour d’un autre bol depunch, les quatre voiles, comme la reine Lampion les appelait,étaient réunis.

Chacun d’eux avait encore devant soi, sur latable, le carré de soie noire qui naguère couvrait son visage.

Les verres étaient remplis, mais nul n’y avaitencore porté les lèvres.

Ils étaient tous les quatre de notre vieilleconnaissance et nous les nommerons par rang d’âge ;M. de Saint-Louis, le médecin Samuel, le docteur en droitPortai-Girard et M. Lecoq dans son costume deToulonnais-l’Amitié.

Le confessionnal était exactement tel que nousle vîmes, le soir où fut réglée la lugubre comédie qui se terminapar l’assassinat de Hans Spiegel dans son garni de la rue del’Oratoire, et par l’arrestation de Maurice Pagès à l’hôteld’Ornans.

Au moment où nous entrons, nos quatrecompagnons avaient dû causer déjà de leurs affaires, car ladiscussion était fort animée.

La présidence semblait appartenir au prince,mais Portai-Girard tenait le haut bout comme orateur, etM. Lecoq, contre son habitude, affectait une sorte demodération indifférente.

Le Dr Samuel, encore plus calme, sebornait à juger les coups.

La parole était à Lecoq, qui disait enhaussant les épaules :

– Que voulez-vous, c’est peut-être lasuperstition, mais voilà vingt ans que je regarde ce bonhomme-làdans le blanc des yeux : chaque matin je crois enfin leconnaître, et chaque soir je m’aperçois que je ne suis passeulement au milieu du rouleau.

– Quand les rouleaux sont trop longs, ditsèchement Portai-Girard, il y a moyen : on les coupe.

– Pour couper celui-là, murmura Lecoq, faitesbien attention à ce que je vous dis, il faudra de fameuxciseaux.

– Combien de temps lui donnez-vous encore àvivre, Samuel ? demanda le prince dans un but évident deconciliation.

– Je ne sais plus, répliqua le médecin, cescorps où il n’y a pas de sang et dont la chair s’est transformée enparchemin peuvent végéter des mois et des années.

– S’il dure seulement deux semaines, s’écriale docteur en droit, dont le poing fermé frappa la table avecviolence, nous sommes tordus, mes camarades ! Cette affaire dupetit lieutenant est mauvaise, mal prise, absurdement conduite…

– Ta, ta, ta ! fit Lecoq, ce qui étaitvraiment dangereux, c’était l’histoire de Remy d’Arx. Ne soyons pasinjustes non plus, le père a débrouillé cet écheveau-là comme unange et nous lui devons une belle chandelle.

– Ma parole, fit Portai-Girard, c’est curieuxcomme il vous tient, ce vieux coquin-là ! toutes ses vessiesvous les prenez pour des lanternes ! Remy d’Arx est fini,c’est vrai, mais il reste une queue à cette affaire-là. Notre amiSamuel est un savant praticien qui mérite toute notre confiance, etcependant le Remy d’Arx, après avoir été déclaré mort par notre amiSamuel, a encore vécu deux fois vingt-quatre heures.

– Entendons-nous ! riposta lemédecin ; son agonie a duré deux jours, c’est vrai, mais iln’a recouvré ni le mouvement ni la parole.

– Qu’en savez-vous ? êtes-vous resté prèsde son lit ? la justice n’a rien pu obtenir, voilà tout ce quevous pouvez affirmer. Mais il y avait à son chevet un vieuxserviteur…

– Parbleu ! si le bonhomme Germain vousgêne…, interrompit Lecoq.

Il n’acheva pas, mais son geste futsuffisamment expressif. Le docteur en droit fixa sur lui son regardclair et tout brillant d’intelligence.

– Voilà ce que vous appelez débrouiller unécheveau, mon bon, c’est mettre à la place d’un écheveau brouillé,deux, trois, quatre écheveaux. Comptons sur nos doigts, car lespires sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre, et je m’étonnebeaucoup, mais beaucoup, que vous ayez besoin de tant d’argumentspour vous rendre à l’évidence :

« À la place de l’écheveau qui s’appelaitRemy d’Arx, nous avons Valentine de Villanove, ou plutôt Valentined’Arx, car mieux que personne vous savez qu’elle est véritablementla sœur du mort ; nous avons Maurice Pagès, et il y a cent àparier contre un que ces deux-là connaissent notre secret.

« Nous avons, en outre,Mme veuve Samayoux, qui connaîtra notre secretdemain si on ne le lui a pas dit aujourd’hui.

« Nous avons enfin le vieux Germain, dontvous parlez fort à votre aise et que vous m’engagez à supprimer,s’il me gêne.

« Ce n’est pas moi qu’il gêne, mon bon,c’est vous, c’est nous, c’est l’association tout entière. À forcede jouer au fin, cet esprit, qui était véritablement fortautrefois, et lucide, et plein de ressources, je n’ai pasl’intention de le rabaisser, en est arrivé à des subtilitésenfantines, à des complications séniles. Il s’amuse, ce vieuxdiable, avec le crime, comme un calculateur hors d’âge se donneencore la migraine à tourmenter les jeux de casse-tête. La lignedroite lui déplaît ; il fait mille tours et mille détoursfutiles, sous prétexte de cacher la piste de ses pas, sanscomprendre que chaque tour et chaque détour produit une pistenouvelle.

« Écoutez un apologue : J’avais unoncle qui était voiturier dans le Quercy, un pays terrible pour lesessieux.

« Mon oncle avait commandé un essieu trèslongtemps, malgré les roches et les ornières ; mais un beaujour, son valet lui dit : « L’essieu ! s’en va, ilfaudrait le changer. »

« Mon oncle se fâcha. Un si bonessieu ! qui avait résisté à tant de cahots ! Je croismême que mon oncle renvoya son valet.

« Mais un beau jour, l’essieu, qui avaittrop servi, se rompit et mon oncle eut les reins brisés.

« Vous pouvez me renvoyer si vous voulez,comme le valet de mon oncle, mais je vous dis que votre colonel,fût-il en acier fondu, a servi de trop et qu’il est temps de leremplacer.

– Par qui ? demanda Lecoq.

Il regarda tour à tour ses trois compagnons,qui détournèrent les yeux.

– Si c’est par moi, reprit-il avec la rondeureffrontée qu’il affectait en certaines occasions, je veuxbien ; si c’est par l’un de vous, je demande le temps de laréflexion.

Le premier qui releva les yeux sur lui futPortai-Girard.

– L’Amitié, dit-il, mon brave, réfléchisd’abord sur ceci : tu n’es pas en force contre nous.

– Ah ! ah ! fit Lecoq, vous m’avezdonc appelé à donner mon avis quand vous étiez décidésd’avance ?

– Pour ce qui me regarde, oui, répliquaPortai-Girard ; tu vois que je te parle franchement. Pour cequi regarde nos amis, interroge-les et ils te répondront.

– À vous, sire, dit Lecoq sans rien perdre desa bonne humeur ironique, je serai heureux de connaître à fondl’opinion de votre majesté.

– Il y a du bon dans ce qu’a ditPortai-Girard, repartit M. de Saint-Louis, le colonelcherche beaucoup la petite bête, et je penche à croire que laparabole de l’essieu vient à point, mais ce n’est pas cela qui medétermine.

– Ah ! ah ! fit encore Lecoq, alorsvous êtes déterminé ?

– À peu près, et voici pourquoi. Le Père aplus d’esprit dans son petit doigt que nous dans toutes nospersonnes, mais enfin nous ne sommes pas des cruches non plus, ets’il nous espionne depuis le matin jusqu’au soir, avec un soin quifait son éloge, nous avons bien le droit aussi de regarder un petitpeu, de temps en temps, par le trou de la serrure. J’ai regardé ouj’ai fait regarder, cela importe peu, et j’ai acquis la convictionque la dernière marotte de notre bien-aimé maître, qui a promis àchacun de nous en particulier sa succession entière, plutôt dixfois qu’une…

– Pas mal, pas mal ! interrompit Lecoq ensouriant, le prince est plus observateur que je ne le croyais.

– Voyons ! fit Samuel, cette misérablecomédie de son héritage n’est-elle pas une preuve manifeste dedécadence ?

– Vous en êtes donc aussi, docteur ?demanda Lecoq visiblement ébranlé.

– Nous en sommes tous ! s’écriaPortai-Girard ; nous avons assez de ce bric-à-brac ! Sice n’était qu’un vieux coquin, à la bonne heure ! mais c’estun vieil idiot. Nous voulons un autre essieu.

– Bigre ! bigre ! murmura Lecoq, leschoses me paraissent fort avancées. Seulement le prince ne nous apas dit ce qu’il a vu par la serrure de notre vénéré père.

– J’ai vu, réponditM. de Saint-Louis, que notre vénéré père, soit qu’ilcompte vivre éternellement, soit qu’il s’abonne à mourir comme toutle monde, veut emporter avec lui le trésor des Habits Noirs, quej’évalue à plus de vingt millions, en nous laissant nus comme despetits saints Jean, en face de la justice charitablementavertie.

– Il doit y avoir en effet plus de vingtmillions, dit Samuel.

– Pourquoi pas un milliard, pendant que nous ysommes ? grommela Lecoq.

Le docteur en droit fit un geste de colère,mais M. de Saint-Louis prit la parole tranquillement etdit :

– Toulonnais, mon vieux, tu es le plus anciendans la maison et nous aurions voulu t’avoir avec nous. Tu peuxbien remarquer qu’on ne s’est embarrassé ici ni de Corona, ni del’abbé, ni de la comtesse de Clare. Toi seul as été convoqué. Maisil ne faudrait pas te mettre en tête que tu es un hommenécessaire : nous nous passerons de toi parfaitement. Voilàtrois semaines que nous travaillons l’association comme on brassede la pâte ; nous nous sommes mis en rapport avec ceux dusecond degré, et nous tenons les simples dans notre main.

– Pas possible ! gronda Lecoq, alors çabrûle ?

– Tu peux en juger : il faitjour en bas, cette nuit ; est-ce toi qui as battu lerappel ?

– Non… Mais êtes-vous bien sûrs que le Pèren’a pas entendu le tambour ?

Personne ne répondit, et il y eut comme unmalaise parmi les membres du conseil, tout à l’heure sirésolus.

Lecoq avait une figure à peindre. On eut ditd’un inventeur qui, au moment de prendre son brevet, trouve sonconcurrent arrivé avant lui au ministère.

– La première fois que j’ai eu cette idée-là,prononça-t-il enfin à voix basse, j’entends l’idée que vous avez,il n’était pas encore question de vous, mes braves, et cetteidée-là, d’autres l’avaient eue avant moi. On rit quand on parle dela corde de pendu que le bonhomme a dans sa poche ; on ritquand on dit que le bonhomme est le diable, moi tout comme lesautres, mais à l’exception de moi, qui n’ai jamais dit mon secret àpersonne, tous ceux qui ont eu cette idée-là sont morts !

– Bah ! fit Portai-Girard, ceux qui sontmorts s’étaient attaqués à un homme plein de force, et il n’y aplus qu’un agonisant en face de nous.

– Alors, pourquoi ne pas attendre ?

– Parce qu’il mourra comme il a vécu, et quesa dernière plaisanterie sera de faire sauter l’association commeune poudrière.

Lecoq avait pris un air sérieux et sessourcils étaient froncés profondément.

– S’il a eu cette fantaisie-là, dit-il, et jel’en crois bien capable, l’association sautera, j’en réponds. Il nereste pas grand-chose de lui, j’en conviens, mais tant qu’il y aurade lui un petit morceau gros comme le doigt, prenezgarde !…

Vous souriez ? les autres souriaientaussi… ceux qui sont morts.

Si j’étais avec vous contre lui, ce serait unecurieuse bataille, car je sais peut-être où est le défaut de sacuirasse ; si je suis avec lui contre vous, ou seulementneutre, je ne donne pas deux sous de votre peau. Nos intérêts sontcommuns, voilà le vrai ; ne nous fâchons donc pas, si c’estpossible, et discutons amicalement.

Le vrai, c’est encore qu’il y a beaucoupd’argent, non point en caisse, mais dans quelque trou ; dixmillions, vingt millions, trente millions ; je n’en sais pasle compte.

Le vrai, c’est enfin que le Père a pu avoirl’intention d’enterrer le trésor et l’association du même coup. Ilest de ceux qui disent :

« Après moi, la fin dumonde ! »

– Vous avouez cela et vous hésitez !s’écria Portai-Girard.

– J’hésite parce que je ne sais pas.

– Nous savons, nous…

– Alors parlez au lieu de menacer, parlez, jevous écoute. Portai-Girard et le prince regardèrent Samuel, qui ditavec une répugnance visible :

– Entre gens comme nous, il n’y a pas d’écritpossible. À quoi servent les pactes, quand même ils sont signésavec du sang ? Je ne connais pas le moyen de lier l’Amitié, etsi l’Amitié ne joue pas franc jeu, nous sommes perdus !

Lecoq se mit à rire et lui tendit la main autravers de la table.

– Toi, docteur, dit-il, tu commences àcomprendre le néant des pilules, comme nos braves amisreconnaissent l’inutilité du couteau.… vis-à-vis de certainsgaillards, bien entendu, car le commun des mortels restera toujoursvulnérable. Je joue franc jeu, puisque je discute. N’aurais-je paspu, dès le premier coup, vous dire : « Tope ! jesuis avec vous » ? Je joue franc jeu, puisquej’ajoute : Ne comptez pas trop, mes bons frères, sur letroupeau qui s’abreuve de punch en bas, car ni vous ni moi nous nesavons pour qui il fait jour en ce moment sous nospieds.

Son talon frappa le carreau, et comme si c’eûtété un signal, une sourde clameur monta de l’étage inférieur.

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