Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 19Le scapulaire, le secret, le trésor

 

Tous les verres restaient pleins, exceptécelui de Lecoq, qu’il avait déjà vidé trois fois. Au début de laréunion, ses compagnons croyaient le tenir sur la sellette ;mais les choses avaient tourné au cours de l’entretien, etmaintenant Lecoq était le seul qui ne montrât ni embarras nidéfiance.

– Chacun est ici pour soi, dit-il enremplissant pour la quatrième fois son verre ; en nous pilantdans un mortier, le docteur, qui est pourtant un habile chimiste,ne trouverait pas un atome de préjugé. On nous appelle des coquins,je connais assez mon Paris pour savoir que les dix-neuf vingtièmesde ceux qui s’intitulent honnêtes gens sont exactement dans la mêmeposition que nous.

« Je ne cache pas que j’avais unefrayeur ; l’homme est un animal vaniteux et ambitieux, je medisais : Ce vieux farceur de colonel a glissé à l’oreille dePortai-Girard : « Tu seras mon successeur » ; àl’oreille de M. de Saint-Louis aussi, à l’oreille de cebon Samuel de même ; si cette idée a germé dans leur cervelle,comme elle aurait pu germer dans la mienne, le gâchis est complet,et notre vénérable papa n’aura qu’à nous enfermer ensemble pour quenous nous entredévorions.

« Or, nous étions ici enfermés ensembleet j’ai cru que la dînette allait commencer, mais pas dutout ! au lieu d’enfants gourmands, je trouve des gensraisonnables.

« À ma question nettement posée :Qui sera le maître, on m’a nettement répondu : Il n’y auraplus de maître.

« À cette autre demande : Quedeviendra l’association ? Réponse : Nous nous en moquonscomme du roi de Prusse ! L’association était destinée à gagnerde l’argent, il y a de l’argent, nous nous partageons le magotentre quatre, et puis nous nous souhaitons mutuellement bonnechance. Est-ce bien cela ?

– C’est bien cela, répondirent en même tempsles trois autres associés.

– Mes braves amis, reprit Lecoq, car noussommes véritablement des amis, depuis cinq minutes, le magot estassez lourd pour contenter l’appétit de chacun de nous, et le mondeest assez vaste pour que nous y puissions trouver un endroit où nosanciens camarades ne viendront point nous chercher. Parlons doncsérieusement, désormais, et mettons de côté les petites découvertesque chacun de vous a cru faire. Le colonel laisse traîner commecela des mystères mignons pour éveiller la curiosité de ceux quil’entourent ; mais moi je suis de sa maison, il y a vingt ansque je suis de sa maison. Vous connaissez le proverbe quidit : « Il n’est point de grand homme pour son valet dechambre » ? Le proverbe a menti cette fois ; j’aiété le valet, puis le secrétaire du colonel Bozzo-Corona, et jedéclare que c’est un grand homme, un très grand homme, un plusgrand homme que les grands hommes qui découvrent par hasardl’imprimerie, l’Amérique ou la vapeur : il a trouvé par lecalcul des probabilités un truc qui garantit le meurtre et le volcontre les chances du châtiment, il a inventé l’assurance encas de scélératesse.

– Nous savons tous cela, murmura Portai-Girardavec impatience.

– Savez-vous aussi le secret des HabitsNoirs ? demanda Lecoq, dont les lèvres se relevèrent en unsourire ironique.

Tous les regards exprimèrent une avidecuriosité.

– Non, n’est-ce pas ? poursuivit Lecoq.Le colonel Bozzo n’avait pas seulement à défendre son œuvre contreles chiens myopes et enrhumés du cerveau que nos gouvernementspaient très cher sous le nom de justice, de police, etc., il avaità défendre son œuvre contre ses propres ouvriers. L’univers a bienvieilli depuis quatre mille ans, mais l’homme est resté enfant, etles solennelles momeries qui étaient le fond des mystères del’antiquité se sont perpétuées à travers les âges, de telle sorteque les mauvais plaisants du sanctuaire d’Eleusis et des templesd’Isis ont eu des héritiers directs au fond des forteresses oùradotaient les francs juges d’Allemagne, comme dans les cavernes oùles Camorre de l’Italie du Sud bourraient leurs trabuccosen aiguisant leurs poignards. Le colonel n’est pas encore assezvieux pour avoir fréquenté les saintes Wehme, mais il a commandé enchef des bandes calabraises à la fin du siècle dernier, et l’Europeentière l’a connu sous le nom de Fra Diavolo.

– Fra Diavolo ! répétèrent avec le mêmeaccent d’incrédulité les trois maîtres. Quel conte !

– On dit cela, poursuivit Lecoq froidement,moi je ne connais que le Fra Diavolo de l’Opéra-Comique,et les biographies prétendent que ce célèbre chef desCamorre fut exécuté à Naples, en 1799 ; mais enCorse, où j’ai passé ma jeunesse, il y avait de vieux bandits quifrottaient encore leur chapelet contre la manche du colonel, quandils voulaient avoir une amulette bénie par le démon, et ilsl’appelaient entre eux Michel Pozza, qui est le nom historique deFra Diavolo.

Quoi qu’il en soit, il apporta parmi lesHabits Noirs le secret, le grand secret des prêtres égyptiens, deshiérophantes, des druides, des francs-chevaliers et deslibres-soldats de l’Apennin.

Ce fut pendant de longues années son prestigequi dure encore. Il était le seul à connaître le secret gravé àl’intérieur des deux médaillons qui forment le scapulaire desmaîtres de la Merci.

Je l’ai eu entre les mains, le scapulaire dela Merci. Je suis curieux, je l’ai ouvert, et je connais le secret.Je ne demande pas mieux que de vous le dire.

C’est un mot, un seul mot, répété en une trèsgrande quantité de langues dont la plupart me sont inconnues, etquand mes yeux tombèrent sur les lettres hébraïques quicommençaient la série, je crus qu’elles exprimaient le nom deDieu.

Cependant les lettres arabes qui suivaient nedisaient point Allah ; je me souviens des caractèresgrecs disposés ainsi : ouôev ; le latin que je comprisdéjà disait nihil ; puis venait l’allemandnichts ;l’anglais nothing, l’italienniente, l’espagnol nada, et pour vous épargnerles autres langues, le français rien !

– Et c’est là le secret des HabitsNoirs ! s’écria M. de Saint-Louis.

– Néant est le contraire de Dieu, murmuraSamuel ; je ne déteste pas cette idée-là, mais elle ne nousrapportera pas grand-chose !

– Je le pensai ainsi, répliqua M. Lecoq,puisque je remis fidèlement le scapulaire à sa place ; maisn’ayant plus de secret à chercher, tout mon flair se reporta sur letrésor. Ici je vais vous intéresser davantage : le trésorn’est pas, comme vous l’avez cru, un amas d’or et d’argent déposéici ou là, et probablement, selon mon opinion première, dans lescaves du couvent de Sartène, où le maître fait son pèlerinage unefois l’an ; le trésor est dans une petite cassette que chacunde vous pourrait porter sous son bras.

– Ce sont des diamants ! dit Samuel, dontles yeux brillèrent.

– Non, répliqua Lecoq.

– Ce sont des titres de dépôt ? demandaPortai-Girard.

– Non, répliqua encore Lecoq.

– Un pareil coffret, objectaM. de Saint-Louis, ne peut pourtant contenir une biengrosse somme en billets de banque.

– Le Royal-Exchange d’Angleterre, repartitLecoq, a des bank-notes depuis cinq livres jusqu’à un millionsterling. On en connaît trois de cette somme, et feu le prince deGalles, qui possédait, dit-on, un exemplaire de cette glorieuseestampe, pouvait emporter avec lui vingt-cinq millions de francsdans le tuyau de plume qui lui servait de cure-dent.

– Ces Anglais ! dit Portai-Girard, quelgrand peuple !

– Je ne pense pas, poursuivit Lecoq, que notrecassette, car elle est bien à nous, contienne des billets de banquede vingt-cinq millions, mais je sais qu’elle renferme des valeursanglaises pour une somme énorme. À supposer même que le Père aitfait plusieurs parts du trésor, ce qui est assez dans soncaractère, tous les œufs d’un finaud tel que lui ne pouvant pasêtre mis dans le même panier, c’est encore ici que doit être le bontas. Je vais vous en dire la raison. J’ai cru longtemps que lecolonel était au-dessus de la nature humaine par ce seul fait qu’iln’avait point en lui cette chose agréable mais compromettante qu’onappelle un cœur.

– Il n’en a pas ! s’écria Samuel.

– Il n’en a jamais eu ! appuyèrent lesdeux autres.

– Vous vous trompez, nul n’est parfaitici-bas. Depuis près de cent ans, notre vénéré maître a trahi tousses amis, dévalisé toutes ses connaissances, et envoyé dans unmonde meilleur la plupart de ceux qui l’ont servi ; mais il ya néanmoins, dans un petit coin de son antique carcasse, un objetquelconque qui lui tient lieu de cœur. Je l’ai vu pleurer une foisqu’il se croyait seul, pleurer de vraies larmes au chevet d’uneenfant que les médecins avaient condamnée.

– Fanchette, parbleu ! fit le docteur endroit, qui haussa les épaules ; il aime sa Fanchette comme maportière caresse son chat !

– Et il l’a donnée au plus lâche coquin de labande ! ajouta Samuel.

– C’est elle qui le voulut, repartit Lecoq. Ence temps, le comte Corona était beau comme un astre, et il chantaitle rôle d’Almaviva dans Le Barbier avec une voix quivalait cent mille écus de rente. Mais ne nous égarons pas dans lesdétails. Que le père aime sa Fanchette comme une perruche ou commeun bichon, peu importe, le fait est qu’il l’aime et qu’il lui apréparé un splendide avenir. Moi, qu’il n’aime pas, mais dont il abesoin sans cesse, je suis un peu l’esprit familier de samaison ; il hésite à m’étrangler, parce que je le tiens commeune habitude, et il en est venu à ne pas faire plus attention à moiqu’aux meubles de son hôtel. J’ai en outre quelques petitesintelligences dans la place, et la femme de chambre de ma belleennemie, la comtesse Corona, me fait son rapport quotidien.

Voici ce que j’ai appris avant-hier. Laveille, vers huit heures du soir, le Père avait eu une criseterrible. Son médecin, appelé en toute hâte…

– Comment ! son médecin ?interrompit Samuel.

– Ah ça, bonhomme, répliqua Lecoq, as-tujamais cru que le Père avalait tes drogues ?

– Je l’ai toujours soigné en toute honnêteté,répondit sérieusement Samuel.

– Mais tu as toujours nourri l’espoir que,dans un cas pressant, il te suffirait d’une bonne potion pour enfinir, et tu as fait partager ton espoir aux autres : il fautrayer cela de tes papiers.

Je continue. Le médecin a eu toutes les peinesdu monde à dominer la crise, et je crois qu’il a conseillé à sonmalade de mettre ordre à ses affaires.

Quand le médecin a été parti, on a renvoyétout le monde, et le Père est resté seul avec Fanchette.

Vous savez qu’elle couche, depuis quelquetemps, dans le grand cabinet voisin de la chambre du colonel.

Vous ne tenez pas absolument, n’est-ce pas, àsavoir par quelle fente de boiserie ou par quel trou de serrurej’ai surpris ce qui va suivre ? L’important, c’est que jel’aie surpris et que j’en garantisse l’exacte vérité.

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