Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 39Antispasmodique

 

Le colonel remit sa tête au centre del’oreiller et ferma les yeux en homme qui veut chercher le repos.L’oppression qui chargeait sa poitrine avait notablementaugmenté.

– Tout cela me fatigue un peu, murmura-t-il,en essayant son haleine ; je n’ai plus vingt ans, c’estcertain, et je ne devrais pas me surmener. Mais bah ! c’est madernière affaire ; après celle-là, je prendrai du bon tempscomme un rat dans un fromage, et dès demain, je dormirai la grassematinée.

Son bras maigre et frileux sortit de dessousla couverture pour prendre sur la table de nuit une sonnette qu’ilagita.

– J’ai encore les articulations bien lestes etbien robustes, dit-il en un mouvement de satisfaction quicontrastait étrangement avec la frêle caducité de tout son être,qui sait jusqu’où je peux aller avec des ménagements ?

Ceux qui ne le connaissaient pas, ce tigre endécrépitude, auraient éprouvé, à le voir et à l’entendre, l’enviede rire et la compassion que prennent les forts à l’aspect de lavieillesse retombant dans l’enfance.

Un domestique vint au coup de sonnette ets’approcha tout contre le lit pour écouter son maître, qui lui ditde sa voix la plus cassée :

– Faites ce qui vous a été ordonné, hâtez-vouset pas de bruit. Alors ce fut quelque chose comme au théâtre, quandles valets entrent en scène pour aménager les accessoires d’undécor changé à vue.

Deux ou trois domestiques se joignirent aupremier, qui avait la direction du travail. La table carrée qui setrouvait d’avance au milieu de la chambre fut couverte d’une nappebrodée sur laquelle on plaça des flambeaux, un crucifix soutenu parson piédestal et un missel sur son pupitre.

Plusieurs rangs de chaises furent alignésentre cette façon d’autel improvisé et la porte par où le marchefétait sorti.

Ces chaises se trouvaient sur le même plan quele lit du colonel, et ce dernier n’avait qu’à se lever sur sonséant pour faire partie de l’assistance attendue.

De chaque côté de la table on alluma un grandcierge.

Nous ne saurions dire jusqu’à quel point cesapprêts, qui étaient ceux d’une noce, ressemblaient aux préparatifsqu’on fait pour des funérailles.

Cela d’autant mieux que les fiancés manquaientencore, tandis que le mourant était là.

Le colonel mit sa main presque diaphaneau-devant de ses yeux et regarda toute cette mise en scène d’un airsatisfait.

– Pas mal, pas mal, dit-il doucement, on nepeut mieux faire avec si peu de ressources, et il n’y aura qu’àdéranger les cierges pour les mettre à leur place, le long de monlit.

– Monsieur le colonel n’en est pas là, Dieumerci ! voulut dire le principal valet.

– Ah ! ah ! mon pauvre Bernard, luirépondit son maître, je suis bien bas, bien bas, mais tu n’as pasbesoin de me consoler, va ! j’ai passé ma vie tout entière,une longue vie, mon garçon, à faire ce qu’il faut pour ne pascraindre la mort. Les domestiques s’étaient arrêtés dans uneattitude respectueuse.

– Allez, mes enfants, reprit le colonel, voussavez le nom de ceux que vous devez laisser monter. Si quelques-unsd’entre eux sont déjà au salon en bas, dites-leur que je lesattends.

Les valets sortirent.

Un sourire égrillard vint se jouer autour deslèvres blêmes du malade.

– Marchef ! appela-t-il tout bas.

La porte de la comtesse s’entrouvrit et lasinistre figure de Coyatier se montra, éclairée par lescierges.

– Comment trouves-tu cela ? demanda lecolonel. Le bandit ne répondit point.

Il y avait sur ses traits une sorte d’effroiet il détournait les yeux pour ne pas voir le crucifix qui luifaisait face.

– Nos chers bons amis tardent bien, dit encorele colonel.

– Ils sont en bas, devant la porte cochère,répliqua cette fois Coyatier ; ils attendent et ils causent.N’avez-vous rien autre chose à me dire, maître ?

– Rien, mon fils, sinon que je voudrais bienêtre caché dans un petit coin, en bas, auprès de mes bien-aimés,pour les entendre chanter mes louanges. L’Amitié est-il aveceux ?

– Non.

– C’est bien. Reprends ta faction.

Le marchef rentra dans la chambre de lacomtesse, où, selon l’ordre du vieillard, toutes les lumièresétaient désormais éteintes.

Il y avait, en effet, dans la rue Thérèse, nonloin de la porte cochère, un groupe composé du médecin Samuel, dePortai-Girard, du docteur en droit, et deM. de Saint-Louis.

Ce groupe était là depuis quelque temps déjà,et ceux qui le composaient avaient pu voir la voiture de lacomtesse Corona sortir de l’hôtel.

Tous les conspirateurs se ressemblent ;ceux-ci étaient tourmentés par cette audace poltronne et coupée defrissons, qui est la fièvre des conjurations.

Ils s’étaient écartés pour laisser passer lavoiture de la belle comtesse, puis Portai-Girard avaitdemandé :

– Est-ce que le marchef est arrivé ?

– Oui, répondit Samuel, il est là depuis plusd’une heure.

– Et les autres ?

– Il n’y a que le marchef.

M. de Saint-Louis, qui avait lesmains dans les poches de son paletot jusqu’aux coudes, battit lasemelle sur le pavé en disant :

– Il fait un froid de loup !

– Ça ne réchauffe pas, murmura Samuel, lasituation où nous sommes. Quelqu’un a-t-il vu Lecoq ?

Personne ne répliqua. Portai-Girard reprittout bas :

– Si Samuel voulait préparer une jolie petiteboulette qu’on jetterait à celui-là…

Il n’acheva pas, parce qu’un domestique,venant de la rue Sainte-Anne, s’approcha de la porte cochère avecun paquet de cierges sous le bras.

Après que le domestique fut passé, les troisconjurés restèrent un instant silencieux.

– C’est un étrange esprit ! murmura enfinSamuel.

Ce n’était plus de Lecoq qu’on parlait.

– Il va mourir en tuant ! ditPortai-Girard.

– Et en blasphémant, ajoutaM. de Saint-Louis ; sa dernière heure va se régalerd’un sacrilège… Ah ! écoutez, messieurs, nous ne sommes pasdes cagots, mais moi qui vous parle, je suis révolté par ces excèsde scélératesse !

– Braver Dieu, s’il existe, professa ledocteur Samuel, c’est imprudent ; s’il n’existe pas, c’estinutile.

– Ce que nous allons faire, conclutPortai-Girard, est tout simplement une bonne action.Entrons-nous ?

Ces bizarres vengeurs de la morale nemanquaient certes pas de résolution, et pourtant personne nebougea.

Ils causaient, quoiqu’on ne fût pas bien làpour causer, reculant tant qu’ils pouvaient devant le dernierpas.

– Nous avons encore bien des choses à nousdire, opina M. de Saint-Louis. Cet homme est une énigme,il a reculé les bornes de la perfidie, de la méchanceté, de lacruauté ; et pourtant, il y a en lui un petit endroitfaible : il éloigne toujours la comtesse dans les moments decrise. Ce soir encore, il n’a pas voulu montrer le fond de son sacà sa Fanchette chérie.

– Au fait, dit Samuel, Mme lacomtesse était en toilette de bal. Comment a-t-elle pu l’abandonnerdans l’état où il est ?

– La comtesse a ses affaires en ville,répliqua sèchement Portai-Girard, occupons-nous des nôtres. Iln’est plus temps, comme on dit, de reculer pour mieux sauter.Parlons bas et disons juste ce qu’il faut : le vieux doitmourir cette nuit. Si bas qu’il soit, pouvons-nous, oui ou non,compter qu’il mourra de sa belle-mort ?

Ceci s’adressait à Samuel.M. de Saint-Louis se tut. Samuel répondit après unsilence.

– Je l’ai vu ce soir ; s’il s’agissait detout autre que lui, je dirais : Nous ne le retrouverons pasvivant. Dans l’état où il est, la dernière crise est unesuffocation ; les bronches se convulsionnent, le soufflemanque ; c’est très pénible à voir, et quand cet état seprolonge, il y a des médecins qui administrent ceci ou cela, pourhâter la fin. C’est tout bonnement de la miséricorde.

– Tout bonnement ! fitM. de Saint-Louis.

– Mais, ajouta Portai, il ne veut prendreaucune potion de votre main.

– On donne à ces médicaments, poursuivitSamuel, un nom vague : on les appelle des antispasmodiques. Lemoindre obstacle opposé à la respiration atteindrait le mêmerésultat, et bien plus rapidement. Il suffirait, par exemple, d’unemousseline interposée entre la bouche du malade et l’air libre pourle délivrer de ses souffrances…

Ici, le docteur Samuel hésita.

– Achevez, dit M. de Saint-Louis entâchant d’assurer sa voix.

– J’achèverai, en effet répliqua Samuel, parceque mon idée est philanthropique, sans danger aucun, ne devant paslaisser l’ombre de trace et d’une exécution très facile. Nousconnaissons exactement le scénario de la dernière tragédie imaginéepar le colonel ; nous savons que la nuit doit se faire audénouement ; eh bien ! au moment où la nuit se fera, quequelqu’un se charge seulement de rejeter la couverture du litjusque sur l’oreiller et de l’y maintenir quelques secondes, celasuffira, j’en réponds.

– Mais qui se chargera ?… commençaM. de Saint-Louis.

– Moi, interrompit Portai-Girardrésolument.

– Bravo !

– Nous pénétrerons ensemble dans la chambre deFrancesca, poursuivit Portai ; Lecoq nous a dit où est lacassette aux bank-notes, le reste n’a pas besoin d’êtreréglé ; le trésor est à nous.

Un passant, enveloppé dans un manteau, tournal’angle de la rue Ventadour et s’approcha rapidement.

– Plus un mot ! dit le docteur en droit,voici l’Amitié.

– Sommes-nous prêts, messieurs ? demandaLecoq, qui arriva les deux mains tendues. J’ai été obligé desurveiller un peu l’exécution, là-bas, à la Force ; tout amarché le mieux du monde, et nos tourtereaux sont en route. Je vousannonce, d’un autre côté, Mme la marquise amenantson vicaire, le respectable M. Hureau.

Un vieil homme en deuil s’arrêtait au mêmeinstant devant la porte cochère.

– Messieurs, dit-il, cet hôtel est-il biencelui du colonel Bozzo-Corona ?

– Oui, mon brave Germain, répondit Lecoq, ettous ceux qui sont ici vont assister comme vous au mariage deMlle d’Arx, votre jeune maîtresse.

Il souleva le marteau de la porte, fit entrerlui-même Germain, qui se confondait en remerciements, et dit toutbas aux trois autres :

– La chaise de poste attend ici, derrière, àla petite porte de la rue des Moineaux. C’est moi-même qui aichoisi les chevaux. Après l’histoire, nous traverserons le jardin,nous ferons le partage en voiture, et nous nous arrêterons où vousvoudrez pour prendre notre volée vers l’endroit que chacun de nousaura choisi. Est-ce cela ?

– C’est cela, répondirent les troisautres.

Et ils entrèrent.

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