Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 16Le billet de Valentine

 

Pendant cela, Mme veuveSamayoux, prenant à rebours le chemin qu’elle avait suivi pourarriver au pavillon, traversait de nouveau tout l’établissement duDr Samuel.

Si elle n’avait pas su à qui elle avaitaffaire, elle aurait très certainement jugé M. le baron pourun des hommes les plus aimables du monde ; celui-ci, en effet,employant un tout autre style que M. Constant, mais égalementcommunicatif, reprit en sous-œuvre le thème de reconnaissance etd’affection qu’on avait déjà développé au salon, et déclara trèsfranchement que la dompteuse était une providence pour le groupe deparents et d’amis intéressés au bonheur de Valentine.

Nous devons avouer que M. le baronperdait un peu sa peine.

Maman Léo subissait avec énergie le contrecoupdes émotions qu’elle venait d’éprouver.

Pendant qu’elle traversait les cours, blanchesde neige, il y avait un mot qui tintait dans sa cervelle comme unson de cloche.

Tout son corps frémissait à la pensée de ceshommes en apparence semblables aux autres hommes, supérieurs même àla plupart des hommes que la dompteuse avait pu voir en sa vie, etqui étaient de vils, d’implacables assassins.

Elle avait été là au milieu d’eux, elle avaittouché la main d’une créature humaine, désignée d’avance à leurscoups, car c’est ainsi qu’elle jugeait la position deMme la marquise d’Ornans, elle avait laissé dansleur caverne une jeune fille qu’elle affectionnait tendrement.

Et elle savait que d’eux seuls dépendait lesort d’un jeune homme qu’elle aimait plus qu’une mère.

M. le baron pouvait causer et se rendreagréable, elle écoutait peu et son esprit s’efforçaitlaborieusement.

En passant devant la loge du concierge, elle yjeta un regard pour chercher ce Roblot dont la vue avait excité sespremiers soupçons lors de son arrivée.

La loge était vide.

Mais après avoir demandé le cordon et aumoment même où il allait prendre congé, M. le barons’écria :

– Voici justement notre affaire ! Roblot,mon vieux, tu vas conduire cette dame jusqu’à l’omnibus.

Maman Léo venait de reconnaître les largesépaules et la tête hérissée du marchef, qui se promenait de long enlarge, les mains dans ses poches, en fumant sa pipe devant laporte.

Maman Léo voulut refuser, mais le baron dit enriant :

– Pas de compliment, c’est un dogue et il estde bonne garde. Bonsoir, chère madame ! à demain !

La porte donnant sur le chemin des Bataillesse referma brusquement.

Désormais, la veuve se trouvait seule avecCoyatier, qui resta d’abord immobile à la regarder par-dessous lavisière de sa casquette.

Entre la maison de santé et la grande usinequi bordait le quai, il n’y avait qu’un terrain vague. Un réverbèreunique brillait tout en bas de la descente, comme ces phares qu’onvoit de loin, mais qui n’éclairent pas.

Il pouvait être dix heures du soir.

La solitude la plus complète régnait dans lapromenade de Chaillot et aux alentours. Les seuls bruits qu’onentendît dénonçant la vie de Paris venaient d’en bas, où de rarespassants et quelques voitures suivaient le quai pour gagner labarrière de Passy ou en revenir.

Or, la route que maman Léo avait à prendre netournait point de ce côté, et quand le marchef s’ébranla, ce futpour monter la rampe abrupte et déserte aboutissant au chemin quiallait d’une part à la rue de Chaillot, de l’autre à la barrièredes Batailles.

Nous avons dit que maman Léo était lavaillance même, mais nous devons avouer qu’en ce moment sa premièreidée fut de dévaler la côte et de se sauver à toutes jambes.

Elle avait, pour le coup, véritablement peur,et la chair de poule passa comme un frisson sur tout son corps.

Coyatier était l’épouvantail qu’il fallaitpour secouer cette nature sans nerfs, épaisse et solide comme dubois de chêne, parce que Coyatier était fait comme elle.

Les Habits Noirs, si redoutables qu’elle lesvit dans les brouillards de sa pensée, menaçaient surtout sonimagination ; ils tuaient par la ruse et de loin ; leursmains blanches, qu’elle venait de voir, répugnaient à la besognerouge.

Coyatier, au contraire, en fait de crime,était un manœuvre et travaillait de ses bras.

Les autres pouvaient passer pour les jugesprononçant l’arrêt ; Coyatier était le bourreau, Coyatierétait le couteau.

Les jambes de maman Léo, pour la première foisde sa vie peut-être, flageolèrent franchement sous le poids de sonrobuste corps.

Quand le marchef eut monté une douzaine depas, il se retourna, et voyant que la veuve restait immobile commeune borne, il dit :

– Allons-nous coucher ici ?

Maman Léo se mit à marcher vers luipéniblement. En voyant sa répugnance, le marchef ajouta avec ungros rire qui sonnait d’une façon lugubre :

– On ne vous mangera pas, lavieille !

Il reprit sa route.

Maman Léo le suivait de loin. En tournantl’angle de la maison de santé, elle reconnut le coupé qui l’avaitamenée, stationnant auprès de la muraille avec son cocherendormi.

Elle avait déjà honte de sa faiblesse et segourmandait elle-même pensant :

– Cette bête-là n’est pas plus forte qu’unours, et je ne craindrais pas un ours, c’est sûr ! et mondéfunt Jean-Paul Samayoux avait des épaules encore plus carrées.D’ailleurs, à quoi ça leur servirait-il de faire la fin de moi cesoir, puisqu’ils m’ont commandé de l’ouvrage pour demain !… etpuis, si l’animal s’est vraiment intéressé à la petite, il doitbien savoir que je suis du même bord.

– Holà ! l’homme ! cria-t-elle,j’aurais idée de causer avec vous un petit peu.

Ils longeaient la façade principale de lamaison de santé, garnie de ses échafaudages à cause desréparations. Au lieu de répondre, Coyatier pressa le pas.

– Sauvage ! grommela la veuve, c’estpourtant certain qu’on raconte de toi des histoires où il y a ducœur, du moins ça paraît comme ça ; mais je connais trop bienles lions et les tigres pour me laisser prendre à de pareillescouleurs.

Une centaine de pas plus loin, le marchefs’arrêta court, dans un endroit découvert qui séparaitl’établissement du docteur des premières maisons de la rue deChaillot.

De là on apercevait la station des voitures àlanternes jaunes, connues sous le nom de Constantines, etqui allaient au faubourg Saint-Martin.

Coyatier attendit la veuve en secouant lescendres de sa pipe, qu’il rechargea, toute brûlante qu’elleétait.

– Je n’irai pas plus loin, dit-il ;là-bas, il y a trop de monde et trop de lanternes.

– Pourquoi n’avez-vous pas voulu me parler,demanda la veuve, qui avait maintenant la voix gaillarde.

– Vous, répondit Coyatier, la lumière et lesgens vous rassurent, tant mieux pour vous. Je n’ai pas voulu parlerà cause des murailles. Partout où il y a des murailles, il y a desoreilles.

La veuve se rapprocha de lui tout à fait.

– Personne n’écoute ici, dit-elle à voixbasse, avez-vous à me causer ?

– Causer ! répéta le marchef, qui haussales épaules en battant le briquet, c’est pour avoir causé avec lesfemmes que je crains les hommes et la chandelle. J’en ai groscontre les femmes. N’empêche qu’elles auront ma peau, c’estcertain. J’en ai déjà sauvé comme ça plus d’une, et ça me fait rirequand j’y pense. Chacun a ses manies, pas vrai ? On a beau sefaire une raison, quand le pli est pris, c’est fini…

– Est-ce que vous seriez tout de même un bravescélérat ? balbutia la veuve, comme qui dirait l’HonnêteCriminel que j’ai pleuré en le disant toutes les larmes de mesyeux ?

– Une manie, que je vous dis ! grondaCoyatier, une chienne d’habitude, quoi, des bêtises ! Ça m’amis dans l’embarras plutôt dix fois qu’une, mais je pense à lapetite demoiselle quand je suis tout seul, j’ai eu sa main doucecomme de la soie entre mes pattes, et c’est moi qui suis causequ’elle pleure.

– C’est donc bien vrai ! s’écria laveuve, le coupable, c’est vous !

– La paix, vieille folle ! gronda lemarchef, qui leva la main comme pour l’écraser.

Mais changeant de ton tout à coup, ilajouta :

– Assez bavardé ! si vous connaissiezcelui qui vous tuera, vous ne l’aimeriez pas, je pense ? Moi,c’est les femmes qui me tueront et je les abomine. La demoisellen’est pas dans de beaux draps, ni son amoureux non plus. Tout cequ’il faudra faire pour eux, je le ferai, entendez-vous, et c’estdéjà commencé. S’il faut que la mécanique du Fera-t-il jourdemain saute, elle sautera et moi avec, c’est décidé. Vous,regardez bien où vous mettrez le pied ! ils sont malins,ouvrez l’œil, bonsoir !

Sa pipe était allumée, il tourna le dos etredescendit la rue lentement.

La veuve, qui était restée tout étourdie,gagna la station en essayant de remettre de l’ordre parmi sespensées.

Au moment où elle s’asseyait dans la voitureen partance, elle vit passer au grand trot l’équipage qui emportaitMme la marquise d’Ornans et le colonel.

Ce fut longtemps seulement après le départ del’omnibus, et quand la confusion de son esprit fut un peu calmée,qu’elle songea au papier qui avait été glissé dans sa main parValentine.

Elle prit le papier, qu’elle déplia, et serapprocha du fond de l’omnibus, où la lumière de la lanterne luipermit de lire :

Le papier ne contenait que ces mots :

« Vous demanderez au juge d’instruction,qui vous l’accordera, la permission d’amener avec vous votre filspour rendre visite à Maurice. »

Maman Léo crut avoir mal lu et se demanda dansl’excès de sa surprise si quelque chose n’était point dérangé aufond de sa cervelle. Elle se frotta les yeux et lut de nouveau.

– Mon fils, dit-elle ; il y a bien« mon fils ». Ces gens-là diraient-ils vrai ? et lapauvre chère créature aurait-elle un coup de marteau ? Je n’aipas d’autre fils que Maurice, et je ne peux pas mener Mauricerendre visite à Maurice !

Elle quitta la voiture à la station del’église Saint-Laurent et descendit à pied le faubourgSaint-Martin. La marche lui fit du bien, mais ne lui fournit pointle mot de l’énigme.

Elle allait toujours répétant :

– Mon fils ! mon fils ! où diable laminette prend-elle ce fils-là ? Il est sûr pourtant qu’ellem’a parlé bien raisonnablement, mais les toqués sont ainsi, etquand ils ne touchent pas à l’endroit de leur fêlure, on dirait desphilosophes. Sa fêlure, à ce qu’il paraît, est de me donner ungarçon et de se croire la sœur de son ancien promis. Son frère etmon fils se valent, les deux font la paire.

Plus de dix fois en chemin, elle s’approchades boutiques pour lire encore le mystérieux papier.

Elle le tourna, elle le retourna, cherchantune indication qui pût lui donner le mot de la charade.

Car derrière la pensée que Valentine étaitfolle, une autre pensée s’obstinait qui lui montrait, au bout detout cela, je ne sais quel espoir confus.

Comme elle arrivait aux démolitions quimasquaient la percée de la rue Rambuteau, une idée lui traversal’esprit tout à coup et l’arrêta comme un choc.

– Mon fils ! répéta-t-elle pour lavingtième fois, mais sur un tout autre ton et en frappant ses mainsl’une contre l’autre, saquédié ! c’est cela ! il faut queje sois bien bête pour ne pas l’avoir deviné tout de suite, quoiquela minette aurait bien pu me mettre un mot d’explication.

Dans son triomphe et malgré le superbe poidsmarqué par sa dernière pesée à la foire de Saint-Cloud, elle fit unsaut de cabri et s’élança en courant vers sa baraque, qui étaitdésormais toute proche.

– Avec ce fils-là ! disait-elle, je suissûre d’être bien reçue. Ah ! le cher cœur va-t-il êtrecontent !

À la porte de la baraque, elle trouva lefidèle Échalot qui dormait en dépit du froid, adossé contre lemontant et échauffant le petit Saladin dans son giron.

– Pourquoi ne t’es-tu pas couché, toi,l’enflé ? demanda-t-elle.

Échalot s’éveilla en sursaut etrépondit :

– Ah ! patronne, vous voilà ! Dieusoit loué ! je n’espérais plus guère vous revoir en vie.

– Pourquoi ça, ma vieille ?

– Parce que, dans l’homme qui est venu tantôt,j’ai reconnu Toulonnais-l’Amitié.

– Bah ! fit la dompteuse, moi qui croyaisque c’était M. de la Périère !

– Je n’ai jamais entendu prononcer ce nom-là,répondit Échalot.

– Pourquoi ne m’avoir pas avertie tout desuite ?

– Parce que, patronne, quand ils se voientdécouverts c’est là le plus dur du danger.

La dompteuse lui tapa sur l’épauleamicalement.

– Tu as plus de jugeotte que je ne croyais,dit-elle, et tu as agi comme un garçon qui voit plus loin que lebout de son nez.

– Ah ! fit Échalot, quand il s’agit devous, patronne… mais vous pensez, l’idée de vous voir partie avecun pareil bandit…

– J’en ai vu des bandits, ma vieille !s’écria la dompteuse, chez qui la réaction se faisait, amenant unesorte de fièvre. Ah ! tonnerre de Brest ! comme ilsdisent à Saint-Brieuc, il y en avait de toutes les couleurs. Si jedeviens vieille, je pourrai raconter jusqu’à la fin de mes joursque j’ai pénétré au fond de la caverne des Habits Noirs, touteseule, comme Daniel dans la fosse aux lions ! Échalotl’écoutait bouche béante.

– Des princes, des colonels, des barons,poursuivit la dompteuse, qu’on les prendrait pour la crème del’aristocratie, quoi ! des avocats, des médecins…

– Et vous avez pu vous échapper de leursgriffes, balbutia Échalot.

La dompteuse mit ses deux poings sur seshanches.

– Nous sommes des camarades, moi et eux,dit-elle, je les ai trompés en grand par l’adresse de ma ruse,quoiqu’ils soient plus astucieux que des démons. Ferme la porte etva te coucher, ma vieille ! Il fera jour demain, puisque c’estleur mot d’ordre, et j’ai idée que nous en verrons degrises !

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