Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 37Avant de combattre

 

Le lendemain était le grand jour. On ne vitpoint le colonel à la maison de santé du DrSamuel ; Valentine resta seule presque toute la journée ;Coyatier ne parut point, maman Léo ne donna pas signe de vie.

Vers onze heures, M. Constant, l’officierde santé, vint faire la visite à la place du docteur etdit :

– Chère demoiselle, votre santé a gagné centpour cent depuis hier. Voici des nouvelles : le docteur alâché sa maison ce matin pour s’occuper de vos histoires, parce quece bon colonel n’a pas autant de force que de bonne volonté. Il estau lit, tout à fait malade.

Comme Valentine ne répondait point,M. Constant ajouta en riant :

– Votre petit voyage d’hier ne vous a pas tropfatiguée. Écoutez, c’est trop drôle, vous vous cachez du docteur etdes autres, le docteur et les autres se cachent de nous, et tout lemonde sait à quoi s’en tenir. Il n’y a pas de danger qu’on voustrahisse, allez ! ma chère demoiselle, vous êtes bien tropaimée pour cela, et ça me fait plaisir de penser que c’est moi quivous ai amené cette brave femme, maman Samayoux, dont la présencevous a autant dire ressuscitée.

– Je vous en suis reconnaissante, prononçatout bas Valentine.

– Je n’en sais trop rien, répliquaM. Constant, je n’oserais pas dire comme le colonel :« Drôle de fillette ! » mais il est sûr que vous neressemblez pas aux autres demoiselles. Enfin, n’importe ! onvous aime comme ça, et il n’y a pas jusqu’à ce dogue de Roblot quine vous lèche les mains comme un caniche. Voici monordonnance : plus de remèdes, levez-vous quand vous voudrez,mangez ce que vous voudrez, et quand vous aurez la clef des champs,souvenez-vous un petit peu d’un pauvre apprenti médecin qui s’estmis en quatre de tout son cœur pour vous être agréable.

C’étaient là de ces choses qui entretenaientvaguement l’espoir de Valentine. Les gens qui l’entouraientsemblaient réellement ne point jouer au plus fin avec elle.

Mais, d’un autre côté, le danger, qui était savie même depuis quelque temps, avait développé en elle une finesseextraordinaire de perception intellectuelle.

Les chasseurs du désert voient et entendent,dit-on, à des distances incroyables ; on avait beau faire lanuit plus profonde autour de Valentine et pousser l’art de tromperjusqu’aux suprêmes limites de la perfection, elle devinait,laissant son va-tout sur table, et prête à choisir entre les milleprobabilités contraires la chance unique que son courage, avecl’aide de Dieu, pouvait lui rendre profitable.

Vers trois heures de l’après-midi,Mme la marquise d’Ornans, émue et bien triste, vintlui dire qu’il était temps de se préparer.

La marquise la trouva habillée pour un voyage,bien plus que pour une noce, et demi-couchée sur son canapé où ellesongeait.

Les yeux de la marquise étaient rouges ;toute sa physionomie exprimait un trouble profond.

Comme Valentine lui demandait le motif de sonchagrin, elle répondit :

– Depuis six semaines, je n’ai pas dormi unenuit tranquille ; pense donc à tout ce qui nous est arrivé, mapauvre enfant ! Dieu merci, te voilà bien mieux, tu es calme,ton intelligence est revenue mais sommes-nous donc pour cela aubout de nos peines ?

Valentine baissa les yeux ; il y avaitune réponse navrante dans l’amertume de son sourire.

Mais Mme d’Ornans ne pouvaitcomprendre ce silence ; elle poursuivit :

– Maintenant que tu raisonnes, tu dois terendre compte de bien des choses : j’ai accepté une lourderesponsabilité en consentant à ce mariage. Mon excuse est dans latendresse sans bornes que j’ai pour toi, chérie ; il fallaitque ce malheureux jeune homme fût sauvé, puisque tu serais morte desa mort ; toute autre considération s’est effacée à mes yeux.Je pensais à vous deux jour et nuit, et je me suis dit :« Quand Maurice sera délivré, il quittera la France, ellevoudra le suivre, et tout ce qu’elle veut il faut que je leveuille ; mon devoir est à tout le moins de régulariser autantque possible cette situation… »

– Ah ! fit-elle en s’interrompant, jesais bien que j’aurai beau faire, tout cela est en dehors desrègles et rien de tout cela ne sera sanctionné par le monde :je sais bien que ce mariage lui-même restera nul aux yeux de laloi, mais j’ai ma conscience, vois-tu, j’ai ma religion ; j’aipu renoncer à l’approbation du monde, je n’ai pas voulu désobéiraux commandements de Dieu. Voilà le motif de ma conduite, fillette…À quoi rêves-tu donc ? tu ne me réponds plus.

Valentine lui tendit la main et prononça toutbas :

– Je vous écoute, ma mère, et je vousremercie.

– M. Hureau, le vicaire deSaint-Philippe-du-Roule, est un bon prêtre, reprit la marquisecomme si elle eût plaidé vis-à-vis d’elle-même, c’est un très bonprêtre, nous le connaissons tous, et il a fallu l’insistance deM. de Saint-Louis pour vaincre ses scrupules, car enfince que nous allons faire n’est pas régulier…

Elle essuya ses paupières mouillées.

– Mais il ne s’agit pas de cela, dit-elled’une voix qui était presque étouffée par les larmes, je n’ai plusque toi sur la terre, pauvre chérie, et cependant, ce n’est paspour toi que je pleure. Tu as bon cœur, tu vas partager monchagrin. Depuis le jour de deuil où j’appris que je n’avais plus defils, je ne me souviens pas d’avoir eu ainsi l’âme navrée. C’estune si vieille amitié que la nôtre ! et il avait pour toi unetendresse si paternelle ! Mon enfant, ah ! mon enfant, ily a en ce moment un saint qui se prépare à monter au ciel ;nous allons perdre l’excellent colonel Bozzo. Il est couché sur sonlit d’agonie ; jamais, entends-tu, jamais il ne serelèvera !

La main de Valentine, froide comme glace,serra les bras tremblants de la marquise, mais elle ne prononça pasune parole.

– Sans doute, fit cette dernière, je net’accuse pas, ma fille ; tu n’as qu’une pensée ; il n’y aplus de place dans ton cœur pour les peines de ceux quit’entourent. Mais si tu savais comme celui-là t’aimait ! Si tusavais… c’est lui, c’est lui seul qui a tout fait, c’est à lui quetu devras ton bonheur, si ma prière est exaucée et si tu esheureuse ; c’est chez lui, c’est auprès du pauvre lit où ilsouffre, où il se meurt, qu’on va dresser l’autel…

– Ah ! interrompit Valentine, dont lesyeux étaient toujours baissés, c’est chez le colonel Bozzo queMaurice et moi nous allons être mariés !

Elle ajouta en réprimant un frisson et d’unevoix si basse que la marquise eut peine à l’entendre :

– Chez lui ! moi !

– Il ne pense qu’à toi, reprit la bonne dame,tu es sa dernière préoccupation. Notre ami, le vicaire du Roule, mele disait encore tout à l’heure : c’est un saint, il ne tientplus à notre monde que par la miséricorde et l’amour !

– Un saint ! répéta Valentine, dont lavoix était morne et sourde.

La marquise la regarda étonnée.

– Comme tu dis cela ! murmura-t-elle.C’est bien vrai que le bonheur et le malheur aussi nous rendentégoïstes. Tu ne songes qu’à toi-même.

La marquise se trompait.

Valentine songeait à ce brillant jeune hommedont elle avait habité la chambre à l’hôtel d’Ornans.

Elle songeait au fils unique de celle quiparlait, et qui donnait le nom de saint au Maître des HabitsNoirs.

Elle songeait au marquis Albert d’Ornans,heureux, riche, souriant à tous les plaisirs de la vie, qui étaitparti un jour pour son château de la Sologne et qui n’était jamaisrevenu.

Les paroles se pressaient au-dedans d’elle etvoulaient monter vers ses lèvres ; mais dans la lutte mortellequi était engagée, un mot aurait suffi pour anéantir la chancesuprême à laquelle essayait de se rattacher l’obstination de sonespoir.

À quoi bon parler, d’ailleurs ? Nevalait-il pas mieux que cette malheureuse femme gardât sonignorance ? Que pouvait-elle contre les assassins de sonfils ?

La marquise poursuivit :

– Tu n’as pourtant pas le cœur mauvais,fillette, je le sais, j’en suis sûre ; c’est l’inquiétude quite rend indifférente à tout. Eh bien ! voyons, il faut lerassurer : c’est lui, la prudence même, c’est le colonel qui apris toutes les mesures. À moins qu’il ne surgisse un obstacleimprévu, et ce n’est pas possible, puisqu’il prévoit toujours tout,tu peux regarder le lieutenant Maurice comme étant libre déjà.Ah ! il me le répétait encore ce matin, quand j’ai été savoirde ses nouvelles, il me disait de sa pauvre voix, qu’on n’entendpresque plus : « Bonne amie, je n’ai rien négligé ;nous avons jeté l’argent par les fenêtres comme s’il se fût agi del’évasion d’un prince prisonnier d’État ; ce sera ma dernièreaffaire. »

– Et il souriait, ajouta-t-elle. As-tu jamaisvu le sourire d’un juste en face de la mort ?

La respiration de Valentine s’oppressait danssa poitrine. Elle répéta encore :

– D’un juste !

Puis elle murmura :

– Non, je n’ai jamais vu cela.

– Tu me fais peur, s’écria la marquise presqueindignée, et je crois bien que tu vas me refuser… car j’ai quelquechose à te demander, ma fille. Quand le colonel va être mort et quevous serez partis, je serai seule ici-bas… j’avais espéré que tu melaisserais partir avec toi…

Valentine se redressa, et ses yeux, tout àl’heure si mornes, eurent un rayon.

– Partez avant nous, ma mère ! dit-ellevivement, c’est une heureuse, c’est une chère idée que vous avezlà ; partez, je vous en prie, nous irons vous rejoindre.

Mme d’Ornans demeura étonnéeet presque offensée. Elle ne pouvait pas saisir le vrai sens decette parole qui jaillissait du cœur même de la jeune fille.

Celle-ci, en effet, voulait tout unimentl’écarter de la bataille prochaine. Cette longue journée desolitude avait abattu la double fièvre de ses espoirs et de sesterreurs.

Elle voyait le danger tel qu’il était et sesentait emprisonnée dans un cercle infranchissable.

En elle l’espérance n’était pas morte tout àfait, parce qu’elle aimait ardemment et que ce n’est pas seulementau point de vue des tendres aspirations qu’il faut dire : Iln’y a point d’amour sans espoir.

L’amour, le grand amour des jeunes années,l’amour qui rêve l’éternité des dévouements et des ivresses,implique tous les espoirs.

L’amour produit la foi, et c’est sa force,comme le rayon apporte la chaleur en même temps que la lumière.

Valentine espérait donc encore, mais c’étaiten la bonté de Dieu, car à bien regarder l’aventure inouïe qu’elleallait tenter, il n’y avait point de chances favorables à attendre,sinon celles qui naissent en dehors des calculs de la prudencehumaine, et que les uns attribuent à la Providence, les autres auhasard.

Cela ne lui faisait pas peur ou du moins celane lui enlevait rien de la froide détermination qui permet aucondamné de regarder fixement l’appareil du supplice.

Souvenons-nous, en effet, que ce vaillantdécouragement était le point de départ de toute sa conduite avantmême sa dernière entrevue avec Maurice.

Souvenons-nous qu’elle n’avait pas présentél’entreprise autrement à son fiancé et qu’elle lui avait dit :« Je ne veux plus de suicide, je veux que le crime de notremort ne se place pas entre nous deux comme une barrière dansl’éternité. »

Mourir épouse, mourir dans un combat ou par lemartyre, tel avait été son vœu exprimé.

Plus tard, si l’enthousiasme de sa natureintrépide avait fait naître et grandir en elle la pensée devaincre, de vivre, de venger ceux dont elle aimait le souvenir,c’était en une heure de transport fiévreux.

Le cri qui s’échappait maintenant de son âmeétait donc tout miséricordieux ; elle essayait d’arracherMme la marquise d’Ornans au péril vers lequel,fatalement, elle marchait elle-même. Elle prétendait entrer seuledans cette maison minée et préserver à tout le moins les jours dela pauvre femme qui lui avait servi de mère.

Ce désir s’éveilla en elle si soudainementqu’elle fut sur le point de se trahir. Pour la réduire au silence,il fallut l’idée de Coyatier et la mémoire des mystérieusespromesses de cet homme, dont la perdition profonde avait des lueursde repentir ou de générosité.

Elle avait cru au marchef, quand le marchefétait là, devant elle ; maintenant la figure du bandit luirevenait comme une sombre énigme.

Elle voulut lui laisser, pour le cas où sondévouement ne serait pas la suprême raillerie du destin, toute lapossibilité d’action que donne un secret fidèlement gardé.

La marquise, certes, ne pouvait deviner toutcela ; elle répéta, étonnée qu’elle était :

– Partir avant vous, ma fille ! etpourquoi ? Suis-je déjà de trop et ne pensez-vous point quej’aie le droit d’assister au moins à votre mariage ?

– Vous avez le droit d’être partout où noussommes, répondit Valentine, comme la plus respectée, comme la mieuxaimée des mères, mais pourquoi partager sans nécessité les hasardsd’une évasion ? Maurice peut être poursuivi. Que jel’accompagne, moi, c’est mon devoir…

– Mon enfant, interrompit la marquise avec unecertaine noblesse, tu étais trop jeune pour qu’il fût utile ou mêmeconvenable de t’initier à nos grands projets ; tu ne t’esjamais doutée de rien, parce que la première qualité d’une femmepolitique est de savoir garder un secret. Ce n’est pasd’aujourd’hui que j’apprendrais à braver le danger. Ma pauvrefillette, j’occupe un rang bien important parmi ceux qui hâtent deleurs vœux et de leurs efforts la restauration du malheureux filsde Louis XVI. Je ne te reproche point de n’avoir pas su deviner moncaractère aventureux ; j’ai accompli des missions difficileset trompé bien souvent les plus fins limiers de l’usurpation ;ce que j’ai fait pour un roi, ne puis-je le faire encore pour toiqui es désormais toute ma famille ? Ne discutons plus, c’estune chose entendue, je pars avec vous, et qui sait ? si lapolice nous inquiète en route, l’habitude que j’ai de ces sortesd’intrigues ne vous sera peut-être pas tout à fait inutile.

Elle baisa Valentine au front etreprit :

– Maintenant, chérie, nous n’avons plus que letemps. Je pense que tu te marieras en noir, comme tu es là ?J’ai assisté dans ma jeunesse à un mariage clandestin, du temps desguerres de la Vendée ; le jeune homme avait son costume decornette dans l’armée catholique et royale ; la jeune personneportait un simple fourreau de moire noire avec un voile de dentelleà l’espagnole. C’était très bien. De fleurs d’oranger, il n’en futpas question. Du reste, tu sais que c’est tout uniment une affairede conscience, comme la cérémonie de l’ondoiement qui précède unbaptême forcément retardé ; cela ne vous empêchera pas de vousmarier une seconde fois, selon les rites de l’Église, aussitôt queles événements le permettront, et vous en prendrez mêmel’engagement formel vis-à-vis de M. Hureau, notre bon vicaire,pour la paix de sa conscience… Es-tu prête ?

– Je suis prête, répondit Valentine, qui étaitpâle, mais résolue.

– Voici ce qui a été réglé, reprit ladouairière : Je suis chargée d’aller prendre chez lui notreprêtre officiant ; tous nos amis nous attendront chez lepauvre colonel, et Dieu veuille que nous le retrouvions envie ! Ne va pas croire que la chose se fera dans ledésert ; nous aurons une suffisante assistance. Toi, selon lavolonté que tu as manifestée, tu vas monter dans ma voiture (j’aicelle du colonel, où j’ai mis mes gens pourtant, car je n’aime pasà changer de cocher), et tu vas attendre cette braveMme Samayoux rue Pavée, à la porte de la Force.

Valentine jeta un châle sur ses épaules etnoua les rubans de son chapeau.

– Allons ! fit encore la marquise enessayant de prendre un ton dégagé, ces moments de crise meconnaissent. Pas d’inquiétude, surtout, cela te ferait du mal. Iln’y aura aucun accroc, on a dépensé ce qu’il faut pour que toutaille sur des roulettes.

L’instant d’après, deux voitures se séparaientau coin de la rue des Batailles : celle du colonel, où étaitla marquise, remontait vers les Champs-Elysées, par la rue deChaillot ; l’autre, timbrée à l’écusson d’Ornans, mais ayantcocher et valet de pied à la livrée du colonel, descendait vers lequai pour prendre la route du Marais.

C’était celle-là qui emmenait Valentine.

Quand elle arriva rue Pavée, il y avait unfiacre qui stationnait devant la principale entrée de laprison.

Valentine ordonna au cocher de se mettre à lasuite du fiacre, puis elle abaissa les stores de sa voiture etattendit.

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