Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 10La folie de Valentine

 

C’était une grande et belle chambre meubléed’une façon sévère comme doit l’être la retraite d’un savantmédecin. Un bon feu brillait dans la cheminée, dont la tablettesupportait deux lampes recouvertes de leurs abat-jour.

Il ne faut pas trop de lumière dans la chambred’une malade ; Valentine était couchée, dans le propre lit dudocteur, au fond d’une alcôve défendue par des draperies qu’onavait laissé tomber à demi.

Au moment où Victoire avait annoncé l’arrivéede Mme Samayoux, tout le monde était réuni autourdu foyer ; j’entends tous ceux qui portaient àMlle de Villanove un intérêt si vif et siconstant. Il y avait là les hôtes principaux de l’hôteld’Ornans : Mme la marquise, le prince qu’onappelait M. de Saint-Louis et même le colonel Bozzo,malgré l’état précaire de sa santé, sérieusement attaquée depuisquelques semaines.

La belle comtesse Francesca Corona, qui ne lequittait jamais et lui servait d’Antigone, était assise auprès delui sur la causeuse la plus rapprochée du foyer.

L’autre coin du feu était occupé par le princeet la marquise.

Cette dernière causait tout bas avec leDr Samuel, assisté d’un autre personnage qui n’avaitpoint ses entrées jadis à l’hôtel d’Ornans, mais qu’on avait admisdepuis peu dans l’intimité de la famille sur sa grande réputationde jurisconsulte, certifiée à la fois par le colonel Bozzo, parM. de Saint-Louis et par le Dr Samuel.

Il ne faut point oublier que les amis deValentine avaient besoin d’un conseil judiciaire compétent presqueautant que d’un habile médecin. Deux menaces étaient suspendues surla tête de cette chère jeune fille, entourée d’amis si dévoués, etla plus cruelle des deux menaces n’était peut-être pas lamaladie.

Le Dr Samuel, en qui tout le mondeavait confiance, avait dit en effet : « Si elle perdcelui qu’elle aime, elle mourra. »

C’était précis comme un arrêt.

Le personnage dont nous parlons n’est pas toutà fait un inconnu pour le docteur ; il nous fut présenté jadisà l’hôtel de la rue Thérèse, chez le colonel Bozzo-Corona, sous lenom du « docteur en droit ».

Il s’appelait M. Portai-Girard, etc’était lui qui, après un examen approfondi de la situation deMaurice, avait prononcé en quelque sorte une sentence prophétiqueen déclarant que le jeune lieutenant de spahis ne pouvait pasêtre acquitté.

C’était lui, en outre, qui avait ouvert l’avisd’une évasion à tenter. Cet expédient, qui est le plusextra-judiciaire de tous, n’est pas mis en avant d’ordinaire parles jurisconsultes, mais de même que les médecins trop savantsdeviennent fréquemment sceptiques à l’endroit de la médecine, demême les adeptes qui sont descendus tout au fond des secrets de lajurisprudence se sentent pris souvent d’un douloureux et terribledédain pour la justice humaine.

On dirait qu’en toutes choses la science estl’ennemie de la foi.

Ici, d’ailleurs, à vrai dire, la loi n’étaitpas en cause, non plus que la valeur morale de ceux qui sontchargés de l’appliquer.

M. Portai-Girard, consulté par unefamille en détresse qui lui disait : « Nous voulonssauver le lieutenant Maurice et nous ne voulons que cela », neprenait point la peine d’avoir un avis sur le fond même de laquestion, c’est-à-dire sur la culpabilité ou sur l’innocence del’accusé.

Il raisonnait au point de vue du problèmequ’on lui avait donné à résoudre, le salut de Maurice, et il disaitavec une grande apparence de vérité : « Qu’il soitinnocent ou coupable, la situation est la même puisque lesapparences l’écrasent ; les juges le condamneront, les jugesne peuvent pas ne point le condamner ; il n’y a personne iciqui ne le condamnât s’il était juge. En conséquence, puisque votrenécessité est de le sauver, il faut agir en dehors des juges etmême contre les juges. »

La logique de ce docteur en droit en valaitbien une autre.

Nous avons dit que maman Léo avait repristoute sa vaillance au moment d’affronter pour la première fois desa vie l’entrée d’un salon du grand monde. Malgré l’habitudequ’elle avait, selon le dire de son enseigne, d’être accueillieavec la plus haute distinction par les principales cours del’Europe, il lui avait fallu un grand effort sur elle-même pourdompter son embarras préalable, et nous devons ajouter que sonaudace factice était plutôt une réaction contre l’insolence deMlle Victoire.

En traversant l’antichambre, elle achevait des’aguerrir et se représentait toutes ces vieilles et nobles têtes,rangées en demi-cercle autour du lit de Valentine, immobile etraide entre ses draps, comme une princesse des salons de cire.

– Je ne baisserai pas les yeux devant eux,pensait-elle, je ne leur dois rien, pas vrai ? et il y en a aumoins deux que je connais pour les avoir vus à la baraque. J’iraitout droit à la chérie et je l’embrasserai en disant :« La voilà, maman Léo, elle est là pour un coup, et ceux quivoudraient te faire du chagrin trouveront désormais à quicauser ! »

Comme elle arrivait à la porte,M. Constant la dépassa vivement, ouvrit et dit à voixbasse :

– Madame veuve Samayoux !

Puis il s’effaça, et la dompteuse se trouvasur le seuil, non point en face d’un orgueilleux cénacle, composéde gens assis et fixant sur elle des regards hautains, mais bienvis-à-vis d’une vieille dame en cheveux blancs, à l’air doux ettriste, qui avait fait plusieurs pas à sa rencontre.

Derrière cette bonne dame, les autres membresde la famille étaient debout, dans l’attitude qu’on garde quand onvient de se lever pour faire honneur à un nouvel arrivant.

Personne n’était resté assis, pas même lecolonel Bozzo, que la veuve reconnut, blême et presque tremblant,appuyé sur l’épaule de la comtesse Corona, pas même le prince, quela veuve devina du premier coup d’œil et à qui son imaginationprêta tout de suite un aspect auguste.

Elle ne s’attendait pas à cela, et toute sonaudace tomba devant la simplicité solennelle de cet accueil.

– Nous vous remercions d’être venue, madame,lui dit la marquise. Quand je vous vis autrefois, nous étions tousbien joyeux, et je croyais emporter de chez vous le bonheur de mamaison. Il en a été ainsi pendant près de deux années, la chèreenfant que nous vous devons nous a donné bien des jours deconsolation et de joie ; mais à présent, le malheur a frappé ànotre porte, un malheur horrible dont vous avez entendu parler sansdoute, et nous n’avons plus d’espoir qu’en vous.

– Tout ce que je pourrai faire…, balbutia ladompteuse en essayant une maladroite révérence.

Tout le monde répondit aussitôt à son salut,ce qui mit le comble au malaise qu’elle éprouvait.

– Constant, dit le colonel, approchez unfauteuil à Mme Samayoux, car je suis obligé dem’asseoir. Mes pauvres jambes sont bien faibles.

M. Constant, qui avait ici presque l’aird’un domestique, se hâta d’obéir, pendant que la comtesse Coronaaidait son aïeul à reprendre position dans sa bergère.

– Nous vous attendions avec grande impatience,poursuivit la marquise ; la pauvre chère enfant prononce biensouvent votre nom, et c’est le seul… avec un autre…

Elle s’arrêta ; ses yeux étaientmouillés.

La veuve sentit que ses paupières labrillaient, car elle était profondément attendrie, et ses soupçons,si jamais elle avait éprouvé rien qu’on puisse appeler soupçon,s’évanouissaient comme des rêves.

– On dirait, acheva la marquise en essuyantses paupières rougies par les larmes, qu’elle a oublié tout lereste, et pourtant ceux qui sont ici l’aiment bien, allez, ma bonnemadame Samayoux !

Au lieu de s’asseoir, la dompteuse demanda, endésignant du doigt l’alcôve :

– Est-ce qu’elle est là ?

Ce ne fut point la marquise qui répondit.

Une voix se fit entendre derrière les rideauxet appela :

– Léo ! ma chère maman Léo !

La dompteuse bondit aussitôt vers l’alcôve, oùelle pénétra, et l’instant d’après Valentine était dans sesbras.

La marquise avait repris son siège en levantles yeux au ciel.

Le colonel Bozzo eut une petite quinte de touxpendant laquelle la comtesse Corona lui frappa doucement dans ledos, comme on fait aux enfants qui ont la coqueluche.

Derrière les rideaux de l’alcôve, on entendaitla forte voix de la dompteuse, adoucie jusqu’au murmure et quidisait :

– Fleurette, ma petite Fleurette chérie, nousle sauverons ou j’y laisserai ma peau !

Le colonel ouvrit sa bonbonnière pour yprendre une tablette de pâte Regnault et dit au docteur :

– Ce rhume est tenace et me fatigue, il faudraque nous prenions une consultation sérieuse, car je ne voudrais pasm’en aller à près de cent ans comme une petite Anglaisepoitrinaire, ah ! mais non !

– Ce n’est rien, répliqua Samuel, je garantisvos poumons, ils sont d’acier.

Un sourire vint aux lèvres deM. Constant, qui restait debout près de la porte, parce quepersonne ne lui avait dit de s’asseoir.

– Mme Samayoux, demanda lamarquise en s’adressant à lui justement, sait-elle ce que nousattendons de son obligeance ?

– À peu près, répondit l’officier de santé, jelui ai expliqué la chose de mon mieux.

La marquise se pencha versM. de Saint-Louis et ajouta tout bas :

– Pour une chose aussi délicate, j’auraispréféré M. le baron de la Périère, mais on ne le voitplus.

– C’est vrai, dit le prince, que devient-ildonc, ce cher baron ?

M. Constant avait les yeux fixés sur lecolonel, qui lui envoya un regard souriant.

– M. de la Périère s’occupe de vous,chère bonne amie, dit-il ; vous le verrez peut-être ce soir,peut-être demain, et vous regretterez d’avoir pu penser qu’ilabandonnait ses amis dans le malheur.

Il fit en même temps un signe imperceptiblepour les autres, mais que M. Constant sut traduire sans doute,car M. Constant disparut aussitôt.

Le silence régna autour du foyer.

Il est permis de penser que chacun dans lecercle désirait entendre ce qui se disait au fond de l’alcôve.

Mais aucun bruit de voix ne dépassait plus lesrideaux.

Mme Samayoux avait les lèvresappuyées sur le front de Valentine, qui murmurait à sonoreille :

– Ce Constant est-il encore là ?

– Non, répondit la veuve après s’être penchéepour regarder dans le salon.

– Taisons-nous ! fit Valentine.

Son doigt montra le fond de l’alcôve, tandisqu’elle ajoutait :

– Il doit être là aux écoutes.

– Comment ! fit la veuve, là ce n’estdonc pas un mur, derrière les rideaux ?

– Chère mère, dit-elle, en élevant la voix,venez !

Mme la marquise d’Ornans seleva aussitôt et traversa la chambre, leste comme une jeunefille.

– Il y avait bien longtemps que tu ne m’avaisappelée, chérie, fit-elle avec émotion.

Sa voix tremblait de plaisir. Elle ajouta ense tournant vers la veuve, dont elle serra les deux mains aveceffusion :

– C’est à vous que je dois cela. Du fond ducœur, je vous remercie.

– Comme elle est aimée ! murmura lacomtesse Corona.

Le colonel lui prit la tête et la baisa aufront.

Pendant qu’elle était en quelque sorteaveuglée par cette caresse, les quatre hommes qui restaient seulsautour du foyer échangèrent un étrange et rapide regard.

Les yeux du prince, ceux du docteur en droit,et ceux de Samuel exprimaient de l’inquiétude. Dans ceux ducolonel, il y avait un froid dédain.

Valentine avait attiré la marquise jusqu’à sonchevet. La veuve, qui s’était retirée un peu de côté et dont lesyeux s’habituaient à l’obscurité relative produite par lesdraperies de l’alcôve, se mit à regarder la jeune fille.

C’était peut-être la fièvre, mais il y avaitdes couleurs aux joues de Valentine ; son regard brillaitextraordinairement ; elle était si belle, que la pauvreLéocadie pensait :

– Il n’y a qu’elle pour lui comme il n’y a quelui pour elle, et ce n’est pas possible que Dieu ait le cœur deséparer ces deux amours-là !

– Je voudrais vous demander une chose, bonnemère, dit en ce moment Valentine à la marquise.

– Tu as donc des secrets, méchante ? fitla vieille dame d’un ton plein de caresse.

– Dites-leur de s’en aller, répliqua Valentineavec une impatience soudaine que rien ne motivait, ils megênent ! je ne les aime pas ! je n’aime que vous et mamanLéo.

Cette dernière éprouva une espèce de choc enécoutant ces paroles, qui étaient d’une enfant ou d’une folle.

La marquise embrassa Valentine sans répondreet dit en passant près de la veuve :

– Elle est bien mieux qu’hier ; si vousl’aviez entendue dans les commencements ! sa raison se remet àvue d’œil.

– Allons, messieurs, reprit-elle en rentrantdans la chambre, nous sommes de trop ici et nous n’aurions pas dûattendre qu’on nous priât de sortir. Donnez-moi votre bras, prince,et allons prendre le thé au salon.

Il n’y eut pas une seule objection. Tout lemonde se leva en souriant, et le colonel, qui sortait le dernier,appuyé au bras de Francesca Corona, dit :

– Savez-vous que ma petite Fanchette a raisond’être jalouse ? Nous l’aimons trop, cetteenfant-là !

– Et je l’aime comme tout le monde, ajouta lacomtesse.

– Venez, fit la marquise ; quand ellesvont avoir fini, nous reprendrons la bonneMme Samayoux en sous-œuvre, et je suis bien sûrequ’elle fera tout ce que nous voudrons.

– Nous voilà seules, dit la veuve au moment oùla porte se fermait. Elle allait parler encore, mais Valentine luimit la main sur la bouche.

Puis, tout à coup, elle rejeta sa couvertured’un mouvement violent, et sauta hors du lit en riant à gorgedéployée.

La dompteuse, stupéfaite, voulut la saisirdans ses bras, mais Valentine s’échappa vers le foyer endisant :

– J’ai froid et mon frère est mort, il fautque j’aille à son enterrement.

Elle s’accroupit près du feu et chauffa sespieds nus.

Mme Samayoux resta un instantimmobile sous le coup de son angoisse. Toute idée de folie s’étaiten effet effacée dans son esprit au premier aspect de Valentine sicalme ; maintenant elle se souvint de ce que lui avait ditM. Constant.

Valentine, en se retournant à demi, secoua lesbeaux cheveux qui tombaient sur ses épaules.

– Viens, dit-elle, avec un sourire d’enfant,viens te chauffer aussi, nous parlerons de mes noces.

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