Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 20Le roman du colonel

 

Lecoq avala son cinquième verre de punch etreprit :

– L’idée que vous avez d’ouvrir la successionde notre bien-aimé maître, je l’avais avant vous, mes cherscollègues. Je ne vous accuse pas de me l’avoir volée, les beauxesprits se rencontrent, voilà tout !

Le Père est bien éloigné d’avoir baissé autantque vous le croyez ; mais il y a en lui de l’enfant, c’estcertain, comme chez tous les hommes de génie.

Il a toujours été enfant, cherchant le romandans ses combinaisons les plus sérieuses, et j’ajoute que sescombinaisons ont presque toujours réussi par leur côtéenfantin.

C’est la loi du succès. Les imaginations tropingénieuses sont comme les livres trop bien faits : elles neréussissent pas.

Le dernier roman du Père-à-tous, ou plutôt sadernière affaire, pour parler son langage, a dû être l’objet detous ses soins. Il y avait en lui deux mobiles égalementpassionnés : l’envie d’assurer à sa Fanchette un brillant, unpaisible avenir, et le besoin de nous jouer un tour suprême.

C’était arrangé depuis des mois, depuis desannées peut-être.

Donc, il y a trois jours, le colonel fitasseoir la comtesse Corona auprès de son lit et lui traça, comme onraconte une anecdote, le tableau de son existence future.

Il existe à la Nouvelle-Orléans une famille,française d’origine, qui occupe une position énorme ; le filsaîné de cette maison faisait, l’an dernier, son tour d’Europe. Lecolonel Bozzo et sa petite fille Francesca Corona passaient à Romele mois le plus rude de l’hiver. Le colonel a des précautions àgarder en Italie, non seulement par suite de son passé, mais encoreà cause de certains hauts faits, plus modernes, accomplis par lecomte Corona, son gendre. Sous prétexte d’incognito, il était àRome M. le marquis de Saint-Pierre, et Fanchette étaitMlle de Saint-Pierre.

L’Américain la vit et en devint éperdumentamoureux. Fanchette a le cœur sensible, elle allait voguer àpleines voiles sur le fleuve de Tendre, lorsque le Maître, quiavait son dessein, l’arrêta net et l’enleva pour la ramener enFrance.

Avant de partir néanmoins, il avait eu, lui,le colonel, une conférence avec le jeune Américain, qui s’étaitdéclaré et avait demandé la main deMlle de Saint-Pierre.

Depuis lors, le colonel et lui sont encorrespondance. C’est un mariage arrêté entre les deuxfamilles.

– Du vivant de Corona ? demandaSamuel.

– Sous la main du Père, répondit Lecoq, Coronaest comme nous tous un brin de paille qu’on peut briser au premiercaprice.

Ce que je viens de vous dire est del’histoire ; passons au roman.

Dans le petit poème récité à Fanchette, il y atrois jours, Corona était mort d’une fièvre cérébrale ou d’unefluxion de poitrine.

Le colonel n’a même pas pris la peine dechoisir la maladie qui tuera ce comparse.

Faites comme le colonel, supposez queFanchette est veuve, puisqu’elle le sera quand le colonelvoudra.

Il y a une dame anglaise, toute prête,convenable au plus haut point, joli nom, possédant les façons dumeilleur monde et qui conduirait Fanchette à la Nouvelle-Orléansavec tous les papiers constatant l’état civil deMlle de Saint-Pierre, y compris l’acte dedécès de son vénérable aïeul.

Le reste va de soi : le mariage fait,voile impénétrable jeté sur le passé, existence princière au seind’une des plus riches et des plus honorables familles du mondeentier.

Avez-vous quelque chose à dire contre cettecombinaison ?

Quand le Père eut achevé de raconter cetteanecdote, que j’appellerai préventive, il remit entre les mains dela comtesse le fameux coffret et lui ordonna de le serrer dans sachambre.

– Et cet ange de Fanchette accepta ?demandèrent à la fois les trois Habits Noirs.

– Le rôle virginal deMlle de Saint-Pierre ? je n’en sais rien,répondit Lecoq, mais le coffret, assurément oui. Et c’est là,veuillez le remarquer, le seul côté de la question qui nousintéresse. Vous savez désormais où trouver le trésor de la Merci,qui est notre patrimoine. Laissons à l’écart tout le reste, etdélibérons sur la question de savoir comment nous nous empareronsdu trésor de la Merci.

Le docteur en droit se frotta les mains etdit :

– Pour la première fois, depuis bienlongtemps, nous voilà en face d’une opération nette et claire.L’Amitié vient de nous rendre un grand service, je propose qu’ilait sa part, plus une prime.

– Accordé ! firent les deux autres.L’Amitié salua.

– J’accepte la prime, dit-il, mais ce que jevoudrais surtout, c’est ma part. Ne vendons pas trop vite la peaude l’ours ; l’affaire est nette et claire, c’est vrai, maiselle n’est pas encore dans le sac. Cette fois, songez-y bien, il nefaut rien laisser derrière nous.

– C’est un compte à établir, dittranquillement M. de Saint-Louis ; du moment quenous ne nous embarrasserons plus dans les subtilités dont abusaitle Maître, on verra ce qu’il faut et on taillera dans le vif. Lelieutenant mourra en prison, Valentine mourra dans son lit, etcette maman Léo, comme on l’appelle, au coin d’une borne.

– Restent nos quatre associés, dit Samuel.

– Chacun de nous se chargera de l’un d’eux,répliqua le docteur en droit. Je prends Corona, choisissez lesvôtres.

– Et Fanchette ? demanda Lecoq.

– Je prends Fanchette par-dessus lemarché ! dit Portai-Girard en proie à une fiévreuseexaltation. C’est un dernier coup de collier à donner, après quoinous sommes riches, puissants… et honnêtes !

– Et le colonel ? demanda encore Lecoq,qui baissa la voix malgré lui.

Personne ne répondit.

Aucun bruit ne montait plus de l’étageinférieur.

Au milieu du silence, qui avait quelque chosede solennel, on put entendre trois petits coups frappés avecprécaution, mais distinctement, à la double porte qui défendaitl’entrée du cabinet dit confessionnal.

Les quatre conjurés se regardèrent ; ilsétaient pâles et des gouttes de sueur perlaient à leurs fronts.

Portai-Girard dit le premier :

– C’est un maître !

On frappa encore, et cette fois d’une façonplus distincte.

Involontairement, M. de Saint-Louis,Samuel et le docteur en droit se mirent debout.

Lecoq seul resta assis et rectifia de cettesorte la dernière parole de Portai-Girard.

– Ce n’est pas un maître, dit-il d’une voixbasse mais ferme : c’est le Maître !

– N’ouvrons pas ! opina Samuel.

M. de Saint-Louis et le docteur endroit répétèrent :

– N’ouvrons pas !

Mais Lecoq, se levant à son tour, fit un pasvers la porte et dit :

– Tous ceux qui sont en bas appartiennent auPère avant de nous appartenir. Nous sommes pris au piège, mescamarades ; si le Maître a un doute, aucun de nous ne sortirad’ici !

Pour la troisième fois on frappa à la porteextérieure avec une certaine impatience. Les trois Habits Noirsretombèrent sur leurs sièges.

– Vous avez donc bien peur de lui ?demanda Lecoq en se redressant. Vous avez raison, et moi aussi,j’ai peur. Mais nous nous demandions tout à l’heure :« Qui se chargera de lui ? » Nous sommes quatre etil est seul ; il est mourant, nous sommes forts… allons,souriez mes frères, si vous pouvez ; l’occasion est belle, ils’agit de bien jouer notre jeu !

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