Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 27La visite des Habits Noirs

 

Germain demanda :

– Mademoiselle d’Arx désire-t-elle que je luiraconte le passé ? elle a le droit de tout savoir, et parmiles dernières paroles de mon cher jeune maître, il y avaitcelle-ci : « Que ma sœur n’ignore rien… »

– Je sais tout, interrompit Valentine.

– Alors que Dieu vous donne le courage oul’oubli ! c’est une sanglante histoire et il y a bien desdouleurs dans l’héritage que vous allez recueillir. Jusqu’à cesderniers temps, monsieur Remy vous cherchait encore, malgré legrand travail qui prenait toutes ses heures ; j’entends :il cherchait toujours sa sœur, la pauvre enfant disparue lors de laterrible catastrophe de Toulouse. Quand il ne chercha plus, c’estque le hasard vous avait envoyée sur son chemin, trompant satendresse et le condamnant à ce supplice atroce dont il est mort…car ce n’est pas le poison qui l’a tué.

– C’est moi qui l’ai tué, murmura Valentine.Je sais aussi cela. Elle était plus pâle qu’une agonisante, maiselle se tenait ferme et droite sur son siège. Maman Léo suait àgrosses gouttes. Germain courba la tête et dit tout bas :

– Il y a des familles qui sont condamnées.

« Monsieur Remy se cachait de moi,poursuivit-il, comme s’il eût craint un conseil ; je neconnaissais la fiancée de mon maître que pour l’avoir entrevue àtravers un voile, le soir où il revint du palais, évanoui, et cen’est pas à cause de cette rencontre que je vous ai reconnue tout àl’heure. J’ignorais aussi la guerre implacable où mon maître étaitengagé. Je savais seulement, ou plutôt, je voyais qu’il devenaitsombre, inquiet, malade d’esprit et de corps ; il y avait unsigne funeste sur son front, et je devinais peut-être la nature dupéril qui le menaçait, car la fièvre de ses nuits parlait dans sonsommeil. Mais que faire ? Il était magistrat comme son père,et son père était tombé en faisant son devoir. Le jour même de lasignature du contrat, vers quatre heures du soir, on le rapportaici. Il n’était pas mort, mais il ne bougeait ni ne parlait, et sesyeux semblaient ne plus me voir.

« Il resta ainsi toute la soirée. J’avaisfait appeler plusieurs médecins qui vinrent et se consultèrentlonguement.

« Quand ils se retirèrent, l’un d’eux medit :

« – Si les opinions que M. d’Arxprofessait ne s’y opposent pas, il faudrait lui avoir unprêtre.

« Jusqu’à ce moment-là, j’avais espéré ensa jeunesse et en la force de sa constitution.

« Un autre docteur me demanda :

« – N’a-t-il donc point de famille ?Il faudrait prévenir ses parents ou du moins ses amis.

« J’envoyai chercher le curé deNotre-Dame-des-Victoires, l’abbé Desgenettes, ce vieux soldat quiporte la soutane comme une capote de grenadier. Il nous connaissaitbien ; il arrivait quelquefois dès le matin chez monsieurRemy, qu’on éveillait pour le recevoir, et il disait :« J’ai besoin de tant pour mes pauvres. »

« On lui payait son dû.

« Il vint, il interrogea mon pauvremalade, qui resta muet comme une pierre.

« M. le curé s’agenouilla auprès dulit et pria, mais tout cela ne dura pas longtemps parce qued’autres malheureux l’attendaient.

« – Garçon, me dit-il en s’en allant, siM. d’Arx recouvre sa connaissance à quelque heure du jour oude la nuit que ce soit, je serai prêt ; mais s’il ne recouvrepas sa connaissance, il ne faut point craindre, car jamais il n’arien refusé à ceux qui souffrent. Les âmes comme la sienne n’ontpas besoin de passeport pour s’en aller tout droit à Dieu.

« De la famille, monsieur Remy n’en avaitplus ; des amis, il n’en voulait point parce que les amisprennent du temps et qu’il avait sa tâche.

« Je songeai pourtant tout à coup à unhomme de grand âge qu’il estimait fort au-dessus des autres hommes,et qui lui donnait des conseils pour son grand travail. J’envoyairue Thérèse chez le colonel Bozzo-Corona.

À ce nom, Valentine et aussi la dompteusefirent un si brusque mouvement que le vieux valet s’arrêta.

– Vous le connaissez ?demanda-t-il ; moi je ne savais qu’une chose ; c’estqu’il avait une figure bien vénérable et que monsieur Remyn’accueillait personne si affectueusement que lui.

« Il vint tout de suite et ne vint passeul. Il y avait avec lui le Dr Samuel et unM. de Saint-Louis que j’avais vus l’un et l’autrequelquefois. Il y avait aussi une femme admirablement belle qui,dès son entrée, courut vers le lit et prit les deux mains demonsieur Remy en pleurant.

« Le colonel et ses compagnons avaientaussi l’air ému. Ce fut d’eux que j’appris dans ses détails lascène de la rue d’Anjou-Saint-Honoré.

« Le Dr Samuel examinamonsieur Remy pendant que la jeune femme, qui était la comtesseCorona, demandait d’une voix tremblante :

« – N’y a-t-il donc aucun moyen de lesauver ?

« Le Dr Samuelrépondit :

« – La vie ne tient plus en lui que parun fil.

« Et quelques minutes après ilajouta :

« – Le voilà qui meurt… il estmort !

« – Était-ce vrai ? interrompitValentine, qui écoutait, la face livide, mais les yeux secs.

« – Non, répliqua Germain, ce n’était pasencore vrai ; mais je le crus, car les yeux de mon maîtreétaient sans regard et ma main, que j’approchai de ses lèvres, nesentit que du froid.

« Le colonel s’approcha de moi et medit :

« – Germain, vous savez qu’il y avaitentre mon malheureux ami et moi autre chose que de l’affection.Nous poursuivions en commun l’accomplissement d’une tâche qui aoccupé son existence tout entière.

« C’était vrai, je le savais ou du moinsmonsieur Remy m’avait donné à entendre que le colonel Bozzo avaitsa plus intime confiance, et qu’en cas de malheur, carM. d’Arx avait la pensée d’un malheur, c’était au colonelBozzo que je devrais m’adresser en première ligne.

« Je savais aussi que le secrétaire demon maître était plein de papiers ayant rapport à cette œuvremystérieuse que je croyais commune entre lui et le colonel.

« La responsabilité qui pesait sur moi ence moment terrible m’écrasait. Peut-être ne savais-je pas bien ceque je faisais, car le chagrin me rendait fou. Toujours est-il quej’allai vers l’endroit où M. d’Arx mettait la clef de sonsecrétaire, et je revenais déjà vers le colonel pour la lui donner,lorsque la comtesse Corona, qui était penchée sur mon cher maître,s’écria par trois fois :

« – Non, non, non ! Remy d’Arx n’estpas mort !

« Le colonel Bozzo, à ce moment même,tendait la main pour prendre la clef du secrétaire.

« Je ne sais quel instinct me retint dela lui donner, et je masquai mon refus en m’élançant tout joyeuxvers le lit.

« Le lit fut aussitôt entouré par lecolonel et ses amis, qui semblaient, en vérité, aussi contents quemoi.

« Les yeux de Remy d’Arx avaient repris,en effet, un vague rayon, et ma joue, que j’approchai tout contreses lèvres, sentit un souffle.

« Mais si faible !

« – Voyons, docteur, dit le colonel,c’est peut-être le commencement d’une crise favorable ; aidezle miracle à s’accomplir.

« – Nous vous en serons reconnaissants,ajouta M. de Saint-Louis, comme s’il s’agissait pour nousd’un cher enfant.

« Et moi je dis aussi quelque chose etj’implorai le médecin à mains jointes.

« Il répéta en prenant le poignet dumalade pour lui tâter le pouls avec soin :

« – Ce serait en effet un miracle.

« Puis il alla vers la table autour delaquelle les autres médecins s’étaient consultés et il écrivit uneordonnance.

« On ne parla plus de la clef dusecrétaire. Le colonel dit seulement en me prenant àpart :

« – Si nous avons le bonheur de lesauver, mes intérêts sont aussi bien entre ses mains que dans lesmiennes propres ; si au contraire… mais je reviendrai demainmatin à la première heure.

« Ils s’en allèrent ensemble comme ilsétaient venus. La comtesse Corona voulut rester, mais le colonel nele permit point. La potion ordonnée par le Dr Samuel futapportée ; je ne sais quelle vague défiance était en moicontre ce médecin qui avait dit en parlant de mon maîtrevivant : « Il est mort. »

« Au moment où je voulus donner lapotion, me disant en moi-même que c’était peut-être le salut, lebras de monsieur Remy eut un mouvement faible que je pris pour unrefus, et je ne me trompais pas, comme vous allez le voir.

« Je n’insistai point ; je roulai unfauteuil au chevet du malade, et je m’installai pour passer la nuitauprès de lui.

« Certes, je ne dormais pas, j’entendaisles bruits du dehors qui allaient s’affaiblissant et la pendulesonnant les heures, mais une sorte de vague enveloppait ma penséeet je voyais comme au travers d’un voile les visages de ces troishommes, qui maintenant me semblaient ennemis.

« Les douze coups de minuit venaient desonner, lorsque je bondis sur mes pieds comme si une main m’eûtsoulevé. La voix de monsieur Remy, bien faible, mais trèsdistincte, parlait à côté de moi.

« – Donne-moi à boire, disait-elle ;pas de la potion, de l’eau pure.

« – Remy, mon cher maître, m’écriai-jecroyant rêver, car je l’appelais souvent par son nom de baptême,pour l’avoir eu autrefois tout enfant sur mes genoux, ai-je donc eule cœur de dormir et m’avez-vous appelé déjà ?

« En même temps je m’approchais avec unverre d’eau.

« – Tu n’as pas dormi, me répondit-il, malangue vient de recouvrer sa liberté comme si on eût brisé le lienqui l’attachait. Va chercher un verre dans le buffet et de l’eau àla fontaine : ces hommes ont été autour de la table.

« – Et vous croiriez ?…,commençais-je.

« Il m’interrompit en disant :

« – Va, j’ai grand-soif !

« Je revins tout courant après avoir prisde l’eau fraîche à la fontaine, et il but avec avidité.

« – Ce sont ces hommes qui m’ont tué, medit-il de sa pauvre belle voix tranquille et grave en me rendant leverre.

« Et comme je balbutiais dans mastupéfaction les mots justice, tribunaux, il sourit d’un airdécouragé.

« – Dix ans d’existence ne suffiraientpas pour faire luire la vérité, murmura-t-il, et c’est à peine sij’ai quelques heures. À quoi bon essayer l’impossible ? Ilfaut employer autrement le temps qui me reste.

« – Mais vous les avez donc vus !m’écriai-je, vous les avez entendus !

« – J’ai tout entendu et tout vu,répondit-il. Ma jeunesse et ma force n’ont rien pu contre eux, quepourrait désormais mon agonie ? Allume du feu.

« Je crus avoir mal entendu, car lesidées se brouillaient dans ma cervelle en fièvre. Monsieur Remyrépéta d’un accent impérieux :

« – Allume du feu !

« J’obéis et la flamme brilla bientôtdans le foyer.

« – Tu as bien fait de ne pas donner laclef, Germain, reprit mon maître, dont la voix semblait déjà plusfaible. Ouvre le secrétaire.

« J’ouvris le secrétaire.

« – Prends tous les papiers qui sont dansla tablette du milieu, tous, depuis le premier jusqu’au dernier, etbrûle-les devant moi.

« Je n’avais jamais lu ces papiers, maisje les connaissais bien ; c’étaient tous les brouillons d’ungrand travail dont il s’occupait depuis des années, des pièces àl’appui, des documents, le produit d’une immensité d’efforts, derecherches et de fatigues.

« – Ma sœur viendra, pensa tout haut monmaître (et c’était la première fois que je l’entendais parler de sasœur), elle trouverait tout cela, elle voudrait continuer l’œuvrefatale que je n’ai pu achever, et comme je vais mourir ellemourrait !

– Les papiers ne furent pas brûlés, jesuppose ! demanda ici Valentine, dont les yeux brillèrent.

– C’était sa volonté, répondit le vieux valet,les papiers furent brûlés comme il l’avait dit : tous, depuisle premier jusqu’au dernier.

– Alors, dit la jeune fille en baissant latête, il ne me reste rien, je n’ai plus d’arme pourcombattre !

– Il souhaitait justement cela, réponditencore Germain, il voulait rendre le combat impossible. Il vousaimait bien, mademoiselle ; dans ses derniers moments, il n’yavait pas en lui d’autre pensée que celle de sa sœur. Mais à quoibon parler ? Vous allez voir tout à l’heure comment il vousaimait.

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