Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 2Choix d’un tire-l’œil

 

Mme Samayoux ne prêtait pointattention à ce qui se disait autour d’elle ; son bon grosvisage, ordinairement si joyeux, exprimait un véritablechagrin.

– Ça doit faire un crâne effet, dit-elle, enregardant la première page de l’album d’échantillons, où setrouvait un croquis représentant l’explosion de la machineinfernale du boulevard du Temple.

C’était alors un événement tout récent, etl’attentat de Fieschi restait dans tous les souvenirs.

– Quant à l’effet, répondit Gondrequin, j’ensigne mon billet. C’est chargé à mitraille des tire-l’œilcomme ça, et on pourrait tout de même vous l’arranger à boncompte.

Un profond soupir gonfla la vaste poitrine dela veuve.

– Le prix ne fait pas grand-chose,répliqua-t-elle ; j’en ai dépensé, de l’argent, dans mesnégociations avec la ville, pour mon terrain et le droit de bâtirici une baraque à demeure ! Dans les temps, quand j’avaisMaurice et Fleurette, la peinture était du superflu ; la bonnesociété se donnait rendez-vous chez moi, n’importe où, à Paris oudans la banlieue, malgré mon tableau, qui était du temps de feuSamayoux, et qui avait coûté quarante francs, d’occasion. Il n’y apas à dire : de s’attacher, c’est des bêtises ! je neleur demandais pas d’être toujours fourrés à la baraque, ces deuxenfants-là, pas vrai ? mais une petite visite par-ci, par-là,d’amitié…

– En douze temps, la charge ! interrompitGondrequin, quoiqu’on peut la précipiter en quatre mouvements. Il yen a bien qui ont été au régiment et qui ne gardent pas l’air sitroupier que moi. À bas la mélancolie ! Si vous ne craignezpas la dépense, on peut vous faire des choses extraordinaires quine se sont jamais vues dans la capitale.

– C’est mon idée, murmura la dompteuse, quidétourna la tête pour essuyer une larme ; j’ai déjà biencommencé, allez, et mon saint-frusquin va vite ; mais il fautque tout soit à cuire et à bouillir ici ! Je veux faire desfolies et prodigalités, quoi ! pour m’étourdir le cœur. Il n’ya rien de trop beau pour moi, je veux être la première despremières !

– Alors, s’écria Gondrequin-Militaire avecenthousiasme, ce n’est pas encore assez flambant ! Il manquedu monde là-dedans, je vas y remettre des gardes municipaux et desgénéraux avec un tire-l’œil spécial exécuté par moi-même, là, surle devant, premier plan ! l’idée me monte au cerveau que j’ail’envie d’éternuer : un jeune gamin de Paris qu’a trouvé lamort dans la circonstance et est coupé en deux par l’explosion, queses parents ramassent les morceaux de lui en pleurant, savoir lepapa les jambes et la maman le reste, entourés par la foule.

– Saquédié ! dit maman Samayoux ens’animant un peu, voilà une idée gentille, par exemple ! Cequi me chiffonne, c’est que je n’aurai pas de machine infernale àmontrer à l’intérieur.

– On ne peut pas tout avoir, maman, repartitGondrequin ; droite, gauche… à un autre !

Il tourna la seconde page de l’album.

– Va de l’avant au rideau, ordonnait en cemoment M. Baruque, de sa position élevée, et remets du safrandans le sceau. L’or est trop rouge là-bas, à droite, eh !Peluche !

– Dans l’Audience, reprit un desbarbouilleurs, qui en était toujours à l’histoire d’assassinat, ondit que le juge d’instruction a eu le temps de faire son testamentavant de mourir.

Un autre ajouta :

– Le lieutenant d’Afrique a essayé de setuer.

Un autre encore :

– Et la demoiselle est folle.

– Bouchez vos becs généralement partout !commanda Gondrequin-Militaire ; on ne s’entend pas !

– Ah ça ? demanda de loinMlle Colombe, qui remettait sa petite sœur encerceau, elle ne finira donc jamais, cette histoire-là, qu’on laradote dans tous les coins de Paris ?

S’il y eut une réponse,Mlle Colombe ne l’entendit pas, car la petite sœurvenait d’emboucher sa trompette, et la terrible fanfare éclataentre ses jambes.

Quand le silence se fit, on put ouïr la voixdouce et patiente d’Échalot, qui disait :

– Sois pas méchant, Saladin, petite drogue,c’est pour ton bien, et on ne peut pas éduquer un enfant sans qu’ilait un peu de misère dans son bas-âge.

Saladin, l’héritier indivis du brillantSimilor et du modeste Échalot, criait comme un beau diable. Cequ’on appelait son éducation était, en définitive, une assez rudechose. Échalot l’accommodait en monstre, et, à l’aide d’unebaudruche collée d’une certaine façon autour de ses tempes, puispeinte en couleur de chair et munie de petits cheveux, puis encoresoufflée à l’aide d’un tuyau de plume, il donnait à la tête del’enfant d’effrayantes proportions.

– T’es douillet, reprenait le père nourriciersans se fâcher, que dirais-tu ! donc si on t’arrachait unedent au pistolet ? Il n’y a pas, pour attirer le monde, commeles encéphales qu’est bien réussis, et un phénomène vivant de tonâge n’est pas embarrassé de gagner ses trois francs par jour…Attends voir que j’aille aider M. Daniel à se retourner.

M. Daniel, c’était le lion invalide.

Similor, à l’autre bout de la baraque, faisaittrêve à sa leçon pour rentrer dans son rôle d’incorrigibleséducteur.

– Je possède des occasions favorablespar-dessus les yeux, disait-il aux deux rougeaudes ; mais çam’est inférieur d’en attacher d’autres victimes à mon char, dont laliste est si nombreuse. L’intérêt de deux amours comme vous est defréquenter à leurs débuts un jeune homme connu par son truc et quia ses entrées partout, même dans les sociétés chantantes !

– Le second échantillon, disait Gondrequin àMme Samayoux, est les animaux divers sortant del’arche à la suite du déluge ; ça convient assez pour votreménagerie, et je vous mettrai au milieu en costume de premièredompteuse, avec quelques seigneurs de la cour de Portugal… Ça nevous va pas ? emballé ! Passons au troisième, qui estcoupé en deux : à droite, Le Passage de la Bérésinaou les Frimas de la Russie sous l’Empire,hommage à latroupe française ; à gauche, Les Enfants d’Edouardimmolés par l’usurpateur Cromwell, qui coupe également la tête àAnne de Boulen, sa femme, et à l’infortunée Marie Stuart : çaplaît, parce que ça rappelle plusieurs succès à différents théâtreshistoriques.

Ici, M. Baruque descendit de l’échelle etvint boire son verre de vin.

En le déposant vide sur la table, il déclamad’une belle voix de basse-taille qu’il avait :

– Le voilà, ce poignard, qui du sang de sonmaître…

– Du bon poussier de mottes, pas cher !cria aussitôt Peluche.

Jupiter, dit Fleur-de-Lys, exécuta unroulement sur son tambour. Mlle Colombe seprécipita au centre de la salle en brandissant sa petite sœur, quijouait de la trompette ; les deux élèves de Similor arrivèrenten marchant sur les mains, et Gondrequin-Militaire, toujours prêt àfavoriser la gaieté, entonna la Marseillaise.

Il y eut alors branle-bas général. La troupeSamayoux, occupée à des travaux d’intérieur, se mêla impétueusementaux rapins de l’atelier Cœur d’Acier, et une gigue infernalesouleva la poussière de la baraque.

– Trois minutes de chauffagegymnastique ! hurlait M. Baruque, qui battait la semelletout seul à cause de sa dignité.

Gondrequin tapait à tour de bras sur la grossecaisse et disait :

– L’artiste et le soldat est le même dans lafougue de son divertissement. Allume partout ! chaud !chaud !

Du sein de la danse effrénée, les cris desdivers animaux de la création, imités à miracle par les rapins del’atelier Cœur d’Acier, s’élevaient, formant un épouvantableconcert. Similor criait dans le porte-voix, M. Baruque agitaitla cloche, Saladin, effrayé, poussait des vagissements, etM. Daniel, le lion vieillard, pris à la gorge par lapoussière, avait une quinte de toux convulsive.

Au milieu de cette allégresse folle, deuxpersonnes restaient calmes : c’étaitMme Samayoux d’abord, dont rien ne pouvait guérirla mélancolie, et c’était ensuite Échalot, fort empêché à calmerson fils d’adoption et sa bête malade.

– Halte ! commanda Gondrequin au bout destrois minutes réglementaires, on ne choisit pas sa vocation ;sans ça, j’aurais l’épaulette et la croix d’honneur. À la besogne,et brossons comme des tigres, après les vacances duplaisir !

Le calme se rétablit aussitôt, car il n’y arien au monde de plus docile que ces pauvres grands enfants, quandon sait les conduire. M. Baruque remonta à son échelle, et lebalayage des barbouilleurs reprit son cours.

– Ah ! murmuraMme Samayoux, qui fit une grimace en achevant sonverre, pour moi, la boisson a désormais goût de fiel, et c’estsurtout quand les autres s’amusent que je ressens la blessure demon âme ulcérée. Il y a des moments où j’ai idée de partir pourl’Amérique, où les grands artistes français sont portés en triomphepar les sauvages, mais la gloire elle-même d’avoir mon orgueilsatisfait ne me remonterait pas le cœur. Voyons voir auxtableaux.

– Avec ça, répliqua Gondrequin, que je n’aipas aussi ma peine d’avoir pourri dans le civil, quand l’uniformeétait mon rêve. Fixe ! je sais dompter mes regrets, imitez monexemple. Voici une page bien intéressante, où sont détaillés lestours de force et d’adresse : Auriol et sa spécialité, lasuspension aérienne, la boule, les couteaux, le trapèze, laperche…

La dompteuse mit sa tête entre ses mains et seprit à sangloter.

– Maurice ! balbutia-t-elle,Fleurette !

Gondrequin tourna la page vivement etgrommela :

– J’ai fait une boulette ! C’est vrai quele petit était pour le trapèze et la bichette pour la suspension.Une, deux, demi-tour à droite, ra, fla, voici le massacre de laSaint-Barthélémy, avec Charles IX, dont les veines de son sang luisortent en vers rongeurs tout autour du corps pour prix de soncrime, et la mort de Coligny, célébrée par Voltaire ; voici lachèvre savante de M. Victor Hugo, dans Notre-Dame deParis, accompagnée de Quasimodo et des tours de l’église,d’après nature, auprès desquelles travaille la Esméralda, restéepure malgré son commerce ; voici la pêche du crocodile dansles fleuves de l’Amazone, compliquée par le boa constrictor senourrissant d’un mouton tout entier sans le mâcher, et l’enlèvementdes petits d’une négresse par l’orang-outang du Brésil, de laPlata ; voici l’éruption du Vésuve à la lumière de la lune, etla mort de la famille du bandit, ensevelie sous les laves, pendantque le pêcheur napolitain retire paisiblement ses filets enchantant la barcarolle ; le Janus moderne ou l’hommeaux deux figures, l’une devant, l’autre derrière, avec laparticularité qu’il est privé de nombril depuis le jour de sanaissance, et qu’on peut voir en perspective l’albinos buvant lesang du chat sauvage, le squelette vivant et l’oiseau à tête debœuf…

Il y avait longtemps queMme Samayoux n’écoutait plus. Elle posa sa main surl’album et dit :

– Assez ! faites le tableau comme vousl’entendrez.

Puis elle ajouta d’une voix sourde :

– Je ne sais pas si je me suis trompée, maisj’ai cru entendre prononcer le nom du juge Remy d’Arx et lemot : assassinat.

– Parbleu ! fit Gondrequin, qui refermason album avec rancune, c’est de l’histoire ancienne !M. Baruque et les autres ne font que parler de cela depuisdeux heures d’horloge !

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