Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 9La maison de santé

 

Mme Samayoux s’était levée auxdernières paroles de M. Constant.

– Partons ! dit-elle, rien ne me tientici, je voudrais déjà être auprès de la chère fille !

– Minute ! minute ! fit l’officierde santé bonnement. Il faut que vous ayez votre leçon faite mieuxque cela, car un rien, une mouche qui vole la met dans tous sesétats. Asseyez-vous encore un petit peu, brave madame… Mais est-ceétonnant comme tout le monde l’aime ! j’étais bien certain quevous sauteriez sur l’idée de la voir comme sur du gâteau !Elle a un charme dans son petit doigt, c’est sûr. Allumez donc voirun petit bout de chandelle pendant que je vas fourgonner le poêle.Il n’y a pas de bourrelets à vos portes, dites donc !

– Allume, Échalot ! ordonnaMme Samayoux.

– Tiens ! fit M. Constant, qui avaitdéjà le tisonnier à la main, j’avais oublié ce bonhomme-là.

Il ajouta en baissant la voix :

– Ça aurait pu causer un grand malheur, siquelqu’un avait écouté les choses qu’il me reste à vous dire.

Échalot venait en ce moment vers la table avecde la lumière. En la posant auprès de la bouteille, et malgré satimidité accoutumée, il regarda M. Constant bien en face.

Les yeux de celui-ci étaient justement fixéssur lui par-dessus ses lunettes. Les paupières d’Échalot sebaissèrent et le sang lui monta aux joues.

M. Constant allongea le bras et luitoucha l’épaule.

Échalot recula.

– Ma poule, lui dit l’officier de santé, tu asles oreilles longues, je vois ça, et tu voudrais bien écouter lasuite.

– C’est une bonne et simple créature,interrompit la veuve.

– Brave madame, fit observer M. Constantavec une sorte de sévérité, ce ne sont pas nos affaires que noustraitons ici, et il y a des choses qu’il ne faut pas confier auxinnocents. Va-t’en voir dehors si le printemps s’avance,bonhomme !

Il ajouta :

– Et souviens-toi que se taire vaut toujoursmieux que parler. J’ai ton signalement là.

Un petit coup sec, frappé entre deux sourcils,ponctua la phrase.

Échalot, sans répondre, se dirigea aussitôtvers la porte.

Dès qu’il eut franchi le seuil, il respiralonguement et ôta sa casquette, comme s’il avait besoin de baignersa tête brûlante dans l’air froid du dehors.

– Si c’est lui, murmura-t-il, mon affairen’est pas bonne, et ce n’est pourtant pas Amédée qui peut suffire àélever Saladin.

Il se retourna vivement au souvenir del’enfant qui restait dans la baraque, et fut sur le point derentrer. Mais il n’osa pas.

– Je m’alignerais avec n’importe qui, fit-ilcomme pour s’excuser vis-à-vis de lui-même. J’irais chercher lepetit ou la patronne au fond de l’eau ou au milieu du feu ;mais ces gens-là me font peur, quoi ! et je n’ai plus de sangdans les veines. Tant que la patronne est là, l’enfant n’a rien àcraindre. Je vas guetter, dès qu’elle sera partie, jerentrerai.

Il fit un pas dans la direction de la rueSaint-Denis ; ses jambes flageolaient sous lui comme s’il eûtété ivre.

Il ne fit qu’un pas. Son regard avaitrencontré dans les terrains, à droite du tracé de la rue deRambuteau, un coupé attelé d’un cheval noir dont le cocher,immobile, semblait dormir entre les collets fourrés de soncarrick.

Il ne dormait pas, cependant, car à desintervalles réguliers une bouffée de fumée formait un petit nuageautour de sa tête.

Quand Échalot reprit sa marche, ses jambes netremblaient plus. Il s’approcha de la voiture en étouffant le bruitde ses pas dans la neige et regarda le cheval attentivement.

Puis, prenant la voie battue et allant lesmains derrière le dos, comme un passant, il appela toutbas :

– Oh ! hé !Giovan-Battista !

Le cocher tressaillit sous son carrick ettourna la tête sans répondre.

– Est-ce que Toulonnais-l’Amitié a sa petitedame dans ce quartier-ci ? demanda encore Échalot.

Le cocher repartit cette fois avec un fortaccent napolitain.

– Vous vous trompez, l’ami, suivez votrechemin.

– Pardon, excuse, fit Échalot, qui obéit, pasd’affront ! je vous prenais pour une connaissance.

Et au lieu de continuer vers la rueSaint-Denis, il disparut dans les terrains, derrière la baraque deMme Samayoux.

À l’intérieur, la dompteuse avait repris placevis-à-vis de M. Constant, qui disait :

– Dans ces affaires-là, ma bonne dame, je neme confierais ni à mon frère ni à mon père, et vous allez bien voirque la moindre imprudence pourrait tout perdre. Le DrSamuel est un particulier qui ne se dérangerait pas pour le pape,et ça se conçoit, puisque son établissement est en vogue, saclientèle superbe, et qu’en plus il a toute une charretée de foindans ses bottes. Eh bien ! depuis que la petite demoiselle estchez nous, il a mis son propre appartement à la disposition de lafamille, qui va et qui vient là-dedans sans se gêner. Il estamoureux de l’enfant comme tout le monde : c’est unsort !

Nous sommes à mercredi ; dimanchedernier, la famille s’est rassemblée dans la chambre à coucher dudocteur, et on lui a demandé son avis ; j’étais là, et moi,qui le connais pour n’avoir point le cœur trop tendre, je peux biendire que sa voix chevrotait quand il répliqua :

– C’est un pauvre cœur blessé si profondémentque ni les soins ni les remèdes n’y feront rien. Elle aime, sa vieentière est dans son amour, et si elle perdait celui qu’elle aime,elle mourrait.

– Ah ! fit Mme Samayoux,qui écoutait avec une attention avide, je le devine bien, cemédecin-là ! j’en ai vu de pareils. Il peut être brusque, ilpeut être rude, mais il a une bonne âme.

– Ma foi, repartit M. Constant en riant,voilà longtemps que je le connais, et je ne m’étais pas trop aperçuqu’il avait le cœur tendre ; mais de voir la demoiselleblanche et belle sur son lit, ça amollirait un caillou. Voilà doncla famille aux champs, comme vous pensez, après une déclarationpareille. Mme la marquise pleurait comme unefontaine, M. de Saint-Louis mouillait son grand mouchoir,et le colonel lui-même oubliait de tourner ses pouces. Vous verreztout ce monde-là, c’est des grands seigneurs, mais pas tropfiers.

« Il y a un autre docteur, un docteur endroit, celui-là, ce qui est plus que d’être avocat, etjurisconsulte par-dessus le marché : le plus retors de tousles malins ! On lui avait donné l’affaire à examiner comme amide la famille. Mme la marquise lui a pris les deuxmains et lui a dit : « Nous n’avons plus d’espoir qu’envous. » « Le bonhomme a répondu : « Je n’aijamais trompé personne, je ne commencerai pas par vous, qui êtes dema société et de mon amitié. De faire acquitter ce jeunegaillard-là par un jury c’est aussi impossible que de prendre lalune avec les dents. Il y a évidence, on l’a pris la main dans lesac, et son affaire est jugée. »

– Mais alors, s’est écriéeMme la marquise, Valentine va mourir !

Et le colonel a ajouté en s’adressant audocteur en droit :

– Je donnerais bien une pièce de deux ou troismille louis à celui qui trouverait le moyen de nous tirer depeine.

– Parbleu ! a répondu le jurisconsulte,avec de l’argent, on produit des miracles.

– Est-ce qu’on pourrait acheter les juges oule jury ? a demandé la marquise.

Les femmes ne savent pas, c’est sûr, et aprèstout, si on y mettait le prix… mais n’importe !

Le docteur en droit a répondu :

– Ce n’est pas cela que j’entends, je pensaisà une évasion. Si vous aviez vu comme tout le monde a tombélà-dessus !

Car ces bonnes gens-là, malgré leur orgueil etleurs armoiries, ne reculeront devant rien dès qu’il s’agira desauver la petite demoiselle ; vous verrez ça parvous-même.

– Est-ce que vous pensez, demandaMme Samayoux, qu’ils iraient jusqu’à consentir aumariage ?

– Je pense, répondit M. Constant, qu’ilsiraient en corps, comme une procession, avec la croix et labannière, solliciter humblement la main de l’ex-lieutenant.

– Mais je les aime, moi, ces gens-là !s’écria la dompteuse.

– Ah ! pour être pris, ils sont bienpris, mais voilà le hic : vous ai-je dit que tout çase passait dans la chambre voisine de celle où couche mademoiselleValentine ?

– Non. Elle avait tout entendu ?

– Juste, et ce fut un coup de théâtre auquelon ne s’attendait pas, je vous en réponds.

Il y avait trois ou quatre jours qu’ellen’avait ni bougé ni parlé, sinon pour prononcer votre nom, ma bravedame, et celui de Maurice, tout doucement, sans presque remuer leslèvres, comme font ceux qui causent en rêvant.

Une mine qui aurait sauté au milieu de lachambre n’aurait pas plus étonné la famille que la voix deValentine de Villanove s’élevant tout à coup et disant :

– Je ne veux pas !

– Elle parlait à travers la porte ?demanda la veuve, dont la voix tremblait.

– Non pas ! elle avait descendu de sonlit toute seule ; toute seule elle avait traversé sa chambre.Elle avait ouvert la porte sans bruit, elle était debout sur leseuil, pâle comme une statue de marbre, et si belle qu’on enrestait comme ébloui.

« Elle se tenait droite, elle nes’appuyait à rien et personne n’eut l’idée d’aller la soutenir,tant elle semblait forte et solide.

– Il me semble que je la vois ! murmurala veuve. Oh ! pauvre, pauvre Maurice !

– Bien vous faites de plaindre celui-là, carsa vie et sa liberté sont en question.

« – Je ne veux pas ! a donc répétéla demoiselle, il est innocent, je le jure, devant Dieu ! Il adéjà fui une fois parce que les innocents ne savent pas sedéfendre, quand le hasard les accuse ; je ne veux pas qu’il sedéshonore en fuyant une seconde fois comme un coupable.

– Tout ça est bel et bon…, commença ladompteuse.

– Attendez, interrompit M. Constant.Vous, vous êtes une personne de bon sens qui savez ce que parlerveut dire, mais elle ne possède l’expérience de rien, la pauvreenfant, et en outre elle a son coup de marteau, unfameux !

– Ne peuvent-ils agir sans elle ?

– Attendez ; voici quelque chose qui vavous étonner plus que tout le reste ; ils sont encorrespondance…

– Qui donc ? balbutia la veuvestupéfaite.

– Les deux tourtereaux.

– Maurice et Valentine ! Lui, du fond desa prison ; elle, entourée comme vous me la montrez, malade,privée de raison !…

– Est-ce assez drôle ? demandaM. Constant d’un air bonhomme. Comment ça se fait, moi, vouscomprenez, je n’en sais rien, mais c’est comme ça, et nous letenons d’elle-même.

– Il faut donc qu’il y ait dansl’établissement du Dr Samuel des employés qui…

– Sans doute, sans doute, bonne dame, ce nesont pas des pigeons voyageurs qui portent leurs messages ;mais leurs messages vont et viennent, et notre chère malade aformellement déclaré ceci : « À nous deux, nous n’avonsqu’un cœur. Tant que je ne voudrai pas, Maurice ne voudrapas. »

Du revers de sa main,Mme Samayoux essuya une grosse larme qui roulaitsur sa joue.

– L’homme de loi, reprit M. Constant, avoulu plaider auprès d’elle. Il a démontré clair comme le jour nonseulement que Maurice serait pour le moins condamné à perpétuité,mais encore qu’une fois la chose faite il n’y aurait plus à yrevenir à cause des difficultés posées par la loi française à larévision des procès criminels. Il a cité Lesurques et biend’autres, mais rien n’y a fait, parce que la petite avait son idée.J’abrège, maintenant. On l’a recouchée, bien entendu, et le conseilde famille s’est réuni à un autre étage. Là, pendant que lamarquise se tordait les mains et que les autres jetaient leurlangue aux chiens, le colonel, qui est fin comme l’ambre, a ouverttout doucement l’avis de vous faire chercher et de vous employer àpersuader la petite.

– Ah ! fit Mme Samayouxétonnée elle-même du mouvement de défiance qui la prenait.

– Il a semblé que c’était de la manne dans ledésert, poursuivit M. Constant ; tous ceux qui étaient làavaient saisi maintes fois votre nom sur les lèvres de la chèreenfant. On savait en outre de quelle affection vous entourez lelieutenant Maurice Pagès. Séance tenante, on m’a dépêché sur vostraces, qui n’étaient pas des plus aisées à trouver, soit dit sansreproche ; mais enfin je vous ai rencontrée, vous voilàsuffisamment renseignée sur ce qui se passe là-bas :voulez-vous être l’auxiliaire d’une noble et malheureuse famillequi cherche à sauver son enfant ?

La veuve fut quelque temps avant de répondre.Elle songeait.

– Verrai-je Valentine sans témoin ?demanda-t-elle enfin.

– Ah ! bonne dame, répliquaM. Constant avec effusion, vous ne feriez pas des questionspareilles si vous connaissiez tout ce monde-là ! Venezd’abord. Si quelque chose vous chiffonne, exigez des explicationssans vous gêner, on vous les donnera. Exigez un tête-à-tête avec lademoiselle, ils s’en iront tous comme des enfants qu’on renvoie.Mais venez, parce que, vous concevez, je ne suis pas le maître, etla famille seule peut vous dire ce que vous aurez à faire quand onvous enverra auprès du lieutenant.

– Je verrais Maurice ! s’écria la veuve,dont les deux mains s’appuyèrent d’elles-mêmes contre son cœur.

– Ça va de soi, puisque vous serez notreintermédiaire. Vous demanderez vous-même le laissez-passer, c’estla règle, mais on fera le nécessaire pour que vous n’ayez pas derefus.

Mme Samayoux s’était levée,mais elle jeta un regard hésitant sur le sans-façon excentrique desa toilette.

– Que cela ne vous arrête pas ! ditM. Constant.

La veuve se redressa de toute sa hauteur.

– Vous avez raison, dit-elle, saquédié !je suis ce que je suis. Ceux qui ne font pas de mal n’ont pas dehonte. Marchons !

En sortant de la baraque par la porte dederrière, Mme Samayoux ouvrait la bouche pourappeler Échalot, lorsqu’elle aperçut le pauvre diable se promenantde long en large à pas précipités dans la neige et battant des braspour se réchauffer.

– Garçon, lui dit-elle, vous allez rentrer etgarder la baraque.

L’espoir d’Échalot avait été de parler à ladompteuse tout de suite après le départ de M. Constant. La vuede ce dernier qui s’était mis au-devant de la porte et qui nouaitautour de son cou son grand cache-nez causa à notre ami un sensibledésappointement.

– Est-ce que vous allez sortir à cetteheure-ci, patronne ? demanda-t-il en s’approchant, par letemps qu’il fait, avec quelqu’un que vous ne connaissezpas ?

La dompteuse se mit à rire.

– As-tu peur qu’on ne m’affronte,l’enflé ? dit-elle.

– Saperlote ! ajouta l’officier de santé,je ne me risquerais pas à ce jeu-là.

Sans y mettre aucune affectation, il barra lepassage à Échalot, s’arrangeant toujours de manière à rester entrelui et la veuve.

– Je reviendrai de bonne heure, repritcelle-ci. À mesure que les autres rentreront, qu’ils se couchent,et qu’on ne me brûle pas de chandelle !

Elle prit le bras que lui offraitM. Constant et traversa ainsi toute la largeur de la baraquepour gagner l’autre porte qui donnait du côté de la rueSaint-Denis. Échalot suivait la tête basse.

– Et où allez-vous, patronne ?demanda-t-il au moment où elle passait le seuil.

– Si on te le demande, repartit la veuvegaiement, tu répondras que j’ai oublié de te le dire.

– C’est que j’aurais bien voulu vous causerdeux mots…, commença Échalot.

Mais le couple s’éloignait déjàrapidement.

– Allons-nous jusqu’au bureau d’omnibus deSaint-Eustache ? demanda la dompteuse.

– J’ai la voiture de Mme lamarquise, répondit M. Constant, qui s’arrêta devant lecoupé.

– Holà, bonhomme ! ajouta-t-il en tirantle cocher par son carrick, éveille-toi et mène-nous rondement.

La voiture s’ébranla.

Échalot ne fit qu’un bond jusqu’au tas depaille où le petit Saladin dormait, auprès du lion malade ; ilprit l’enfant et le fourra tout d’un temps dans sa gibecière, dontil passa la courroie autour de son cou.

– Quand je devrais y perdre ma rate,pensait-il, je vas les suivre. J’ai voué mon existence à Léocadiejusqu’à la mort, sans espoir de lui plaire, et je veux la secourirau milieu de ses dangers, puisque je n’ai pas eu assez d’atout poursaisir l’opportunité de l’avertir.

Quand il arriva de nouveau à la galerie, lavoiture avait disparu.

Il descendit les degrés en courant, mais il nefit pas plus d’une dizaine de pas et s’arrêta pour dire à Saladin,qui hurlait dans la gibecière :

– Tu as raison, quoi ! C’est encore uneinconséquence que j’ai commise de t’éveiller pour rien. Mais je nepouvais pas te laisser tout seul entre les pattes de la bête, pasvrai ? M. Daniel ne vaut pas cher à cause de sadécrépitude et de ses infirmités, mais il aurait pu avoir une idéede manger un morceau d’enfant, et ça fait frémir rien que d’ypenser.

Il se donna un grand coup de poing dans lefront.

– Quant à avoir reconnu l’olibrius del’estaminet de L’Épi-Scié, reprit-il, j’en suis sûr ! À maplace, Similor aurait parlé, car il a du toupet, à moins toutefoisqu’on ne lui aurait donné la pièce pour se taire. Ah ! je suisplus vertueux que lui, mais moins capable, et s’il arrivait malheurà cette infortunée belle femme, ce serait le cas pour moi d’enconcevoir un regret éternel !

Il rentra dans la baraque et s’assit sur lapaille, n’essayant même plus de calmer son petit Saladin, quis’égosillait dans la gibecière.

Pendant cela, le cocher que nous avons vutressaillir au nom de Giovan-Battista poussait son beau cheval noirsur le pavé assourdi par la neige.

Au sortir des ruelles qui s’embrouillaientencore alors autour des halles, il prit la rue Saint-Honoré etgagna la place de la Concorde.

Il n’était pas plus de cinq heures du soir,mais la nuit enveloppait déjà Paris, que le mauvais temps faisaitdésert.

Le coupé de Mme la marquises’engagea dans l’avenue des Champs-Elysées, qu’il monta au grandtrot jusqu’à la rue de Chaillot ; là il tourna sur la gaucheet redescendit vers la Seine pour gagner ce quartier, siradicalement transformé depuis lors, qui confinait à la montagne duTrocadéro et sortait de Paris par la barrière des Batailles.

La maison de santé du Dr Samuelétait située dans l’enceinte de la ville, mais elle respirait déjàle grand air de la campagne ; elle pendait sur ces deuxbosquets solitaires qui séparaient alors la rampe de Chaillot dupont d’Iéna. Elle avait vue d’un côté sur le Champ-de-Mars, del’autre sur les buttes abruptes du Trocadéro, et entre deux,par-dessus les sinuosités de la Seine, elle voyait les arbres dePassy, prolongés par les forts de Clamart et de Meudon.

C’était un grand et bel établissement, fondédepuis peu, mais auquel la vogue était venue tout de suite.

On pouvait attribuer sans doute ce succèsrapidement fait au talent du Dr Samuel ; lesjaloux, cependant, ajoutaient que ce succès était dû, pour la plusgrande part, aux nombreuses et puissantes relations du savantmédecin.

Les jaloux disaient encore, mais tout bas etsans pouvoir appuyer leurs affirmations sur des preuves positives,que le Dr Samuel, parti d’une position infime, avaitgrandi tout à coup en poussant au-delà des bornes permises lescomplaisances professionnelles.

Il s’était concilié ainsi de hautes gratitudeset ses protecteurs étaient en quelque sorte des complices.

Mais personne n’ignore que Paris, tout enméprisant la province, partage abondamment les vices étroits et lespetitesses envieuses attribués aux provinciaux. Paris regardepresque toujours d’un œil mauvais les fortunes trop rapides et lesréussites trop éclatantes.

On a supprimé, il est vrai, le bûcher quibrûlait au Moyen Age les sorciers, c’est-à-dire les forts, pour leplus grand contentement de ceux qui jamais ne peuvent être accusésd’inventer la poudre.

On ne lapide plus les penseurs victorieux sousprétexte du pacte qu’ils ont pu signer avec Satan, mais pierres etfagots ont été avantageusement remplacés par la calomnie, hydre quine semble avoir perdu aucun croc de sa mâchoire, aucune goutte deson venin depuis le temps de Beaumarchais.

Aussi les honnêtes gens fuient-ils à sonapproche en se bouchant les oreilles, et il arrive cette chosedouloureuse que nombre de coquins se faufilent dans le monde à lafaveur du discrédit où est tombé le cri de haro.

La maison du Dr Samuel se composaitde trois parties distinctes, sans compter le pavillon tout neuf etfort bien entendu comme confort où il faisait son domicileprivé.

Il y avait le quartier des aliénés, lequartier des malades ordinaires et le quartier des pauvres, appelél’hospice.

Tout était gratuit dans ce dernier asile où lecolonel Bozzo-Corona, si célèbre par sa philanthropie éclairée, etM. de Saint-Louis (Louis XVII), son illustre ami, avaientfondé chacun quatre lits qu’ils entretenaient de leurs denierspersonnels.

La principale entrée de la maison Samuel setrouvait obstruée par de grands travaux de reconstruction. Lavoiture, contenant M. Constant et sa compagne, s’arrêta devantla porte de l’hospice, qui s’ouvrait sur le bouquet d’arbreslongeant le chemin des Batailles.

Pendant toute la route, l’officier de santés’était montré galant, bon enfant et presque facétieux ;l’esprit qu’il avait était tout à fait à la portée des goûts et deshabitudes de la veuve.

Quand la voiture s’arrêta, il y avait entreeux un certain degré de familiarité amicale.

La brave femme gardait bien pour un peu satristesse, ses craintes et même une certaine défiance, inspirée parl’aventure dans laquelle on l’engageait ; elle était en effetd’un monde où l’imagination pousse au noir tout de suite, nourriequ’elle est de drames violents et de sanglantes légendes.

Mais, d’un autre côté, rien ne console, rienn’encourage comme l’action.

Toute créature humaine aime à jouer un rôle,et chez les femmes ce goût grandit volontiers jusqu’à lapassion.

Léocadie était femme, malgré sa formidablecarrure et le talent qu’elle avait de porter des poids de centlivres à bout de bras.

Elle se disait, tout en écoutant les verbeusesexplications de son compagnon, qui ne tarissait pas :

– C’est un fier numéro qui est sortiaujourd’hui pour moi de la roue ! Le bandeau que j’avais surles yeux est déchiré et je vois clair à choisir ma route. Jevoulais savoir, je sais ; si je veux en apprendre davantage,je n’ai qu’à parler, on me répondra, et de plus, au lieu de mefatiguer toute seule au fond d’un trou, sans protections niconnaissances, je vais avoir pour moi toute une société de genscalés qu’on écoute quand ils parlent et qui ont le braslong !

– Eh bien ! quoi, ajoutait-elle enelle-même, répondant à quelque vague objection de son bon sensnaturel, c’est drôle qu’ils sont venus à moi, je ne dis pas non,mais ça dépend du caprice de ma pauvre Fleurette, qui s’estsouvenue du temps où elle n’était pas encore mademoiselle Valentineet qui a confiance dans le bon cœur de maman Léo. Elle sait bien,celle-là, que je ne reculerais pas devant mille morts quand ils’agit de notre Maurice ! et puis, je n’ai pas mes yeux dansma poche, peut-être ! Si je vois quelque chose de louche danstout ça, c’est à moi de regarder où je mettrai le pied.

Le concierge de l’hospice les reçut à la porteet dit à M. Constant :

– On est déjà venu bien des fois du grandpavillon voir si vous étiez arrivés.

– Je ne me suis pourtant pas amusé en chemin,répondit l’officier de santé. La demoiselle n’est pas plusmal ?

– Toujours la même.

M. Constant fit entrer sa compagne sousune voûte longue et d’aspect triste, quoiqu’elle fût évidemmenttoute neuve.

En passant devant la loge, la veuve y jeta unregard.

Dans la loge il y avait trois ou quatrepersonnes, infirmiers peut-être ou domestiques, qui se chauffaientautour d’un grand poêle de fonte.

Un seul homme était assis au milieu de lachambre, les coudes sur la table, juste au-dessous de la lampe quipendait au plafond.

Sa casquette, d’où s’échappaient des cheveuxhérissés, cachait à demi son visage, mais la lumière éclairaitvivement ses membres athlétiques et l’énorme envergure de sesépaules.

À la vue de cet homme,Mme Samayoux fit un mouvement, et M. Constantle sentit, car il tourna la tête avec vivacité.

– Bonsoir, Roblot ! dit-il en continuantson chemin.

Roblot était sans doute le nom de l’athlètequi ne bougea ni ne répondit.

– Est-ce l’homme à la casquette que vousappelez Roblot ? demanda la dompteuse.

– Oui, répondit M. Constant, est-ce quevous le connaissez ? J’ai toujours eu l’idée qu’il avait bienpu être hercule en foire. C’est un taureau que cechrétien-là !

– Je ne connais pas ce nom de Roblot, réponditla veuve, et j’avais cru remettre un homme qui s’appelle autrementque cela.

Ils avaient traversé la voûte et pénétraientdans une cour entourée de bâtiments tout neufs comme la voûteelle-même.

– C’est ennuyeux, les réparations, repritl’officier de santé ; si la grande entrée avait été libre,vous auriez vu qu’on arrive au pavillon de M. le docteur parun chemin aussi beau que le vestibule des Tuileries, mais nousallons être forcés de marcher dans la neige.

– Oh ! fit la veuve, je ne suis pasdouillette. Est-ce que ce Roblot est un des employés de lamaison ?

– Non, c’est un de nos convalescents del’hospice. Quand ils commencent à aller mieux, on leur laissebeaucoup de liberté et ils en profitent pour fréquenter laconciergerie. Vous concevrez qu’à l’hospice nous n’avons pas desducs et des marquis. À l’établissement payant, c’estdifférent ; quand il fait beau et que notre société se promènedans les jardins, on dirait un coin du bois de Boulogne.

Une porte située en face de la première entréefut ouverte et donna accès dans un vestibule que M. Constanttraversa sans s’arrêter.

Au-delà, c’était un jardin assez vaste et toutplein de grands arbres couverts de neige.

– Voilà l’établissement, dit M. Constant,qui montra, à droite et à gauche, deux corps de logis éclairés. Iciles malades ordinaires et là les aliénés ; nous n’allons niici, ni là ; vous savez, la demoiselle est au bout, dans legrand pavillon.

Ils suivirent un chemin où la neige étaitbalayée avec soin et parvinrent à une maison de belle apparence,dont le perron, tourné vers le midi, dominait tout le paysageparisien.

M. Constant sonna et ce fut Victoire, lafemme de chambre de Valentine, qui ouvrit.

– Dieu merci ! dit-elle, voici assezlongtemps qu’on s’impatiente !

Puis elle ajouta avec une curiosité quin’était pas exempte d’impertinence :

– C’est là la personne ?

– Oui, ma fille, répondit l’officier de santé,c’est une personne qui n’a besoin ni de vous ni de moi et qui adroit à votre politesse. Allez nous annoncer tout de suite.

Victoire fit une révérence moqueuse etdisparut. Mme Samayoux s’étonna de rester toutedéconcertée.

– Qu’est-ce que ça va donc être quand je seraien présence des dames et des messieurs, murmura-t-elle naïvement,puisque la chambrière me fait peur ?

– Il n’y a pas insolent comme les valets,répondit M. Constant, qui jouait supérieurement l’indignation.Pour un peu, je la ferais flanquer à la porte. Avec les maîtres çane se ressemblera plus, et vous allez voir comme on va vous mettreà votre aise.

– Mme veuve Samayoux peutentrer, dit en ce moment Victoire, qui revenait.

Maman Léo se sentit prise d’un véritabletremblement.

Son négligé de première dompteuse, élégant etcossu, lui semblait, à cette heure, quelque chose de monstrueux etla brûlait comme si c’eût été la robe de Nessus.

Elle fit cependant sur elle-même un effortvaillant et marcha la première, suivie de près parM. Constant, qui échangea avec la soubrette un regard derailleuse intelligence.

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