Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 28La mort de Remy

 

Depuis le commencement de cette scène, mamanLéo n’avait pas prononcé une parole. Elle écoutait, dominée par unereligieuse émotion.

Il y avait en Valentine une douleur profonde,mais le sang corse qui était dans ses veines bouillait.

On avait essayé de mettre l’impossible commeune barrière entre elle et l’idée de vengeance, rien n’yfaisait : la soif de vengeance lui emplissait le cœur.

En ce moment, l’image de Maurice lui-même sevoilait dans son souvenir.

Elle voyait Remy d’Arx pâle sur son litd’agonie.

La première parole prononcée par Germain, quireprenait son récit, fit bondir le cœur de la jeune fille. Le vieuxvalet continua ainsi :

– Pendant que les papiers flambaient dans lefoyer, monsieur Remy se parlait à lui-même. Je ne comprenais pas,mais chacun des mots prononcés par lui est resté dans mamémoire.

Il disait :

– L’arme invisible ! l’arme dont nullecuirasse ne peut parer le coup mortel ! Ils savaient que cettepassion était sans issue ; ils l’ont fait naître ; ilsl’ont chauffée jusqu’au délire !… Y a-t-il quelque choseau-dessus du délire ?… car j’ai fait ce que le transportlui-même excuserait à peine… Cet homme est venu froidement memontrer l’abîme ouvert et me dire que mon malheur était uncrime !

Valentine se couvrit le visage de sesmains.

– J’ai compris plus tard, prononça tout bas levieux valet, ce que mon maître entendait par ces mots :l’arme invisible. Il y a sur la terre des hommes plusnoirs que le démon.

– Moi, dit maman Léo, je devine bien qu’ils’agit d’une infamie grosse comme la maison, mais si on voulaitm’expliquer un petit peu.

Les deux mains de Mlle d’Arxtombèrent, découvrant son front rougissant.

– Pas un mot de plus ! prononça-t-ellepresque rudement. Je respecte la volonté de mon frère mort, maisces hommes ont tué aussi mon père et ma mère, ma vengeance est àmoi, je n’en dois compte qu’à Dieu !

La veuve et le vieux valet baissèrent à lafois les yeux devant sa beauté, qui avait des rayonnementstragiques.

– Vous plaît-il que j’achève mon récit ?demanda Germain avec une sorte de timidité.

– Je le veux, répondit Valentine.

Germain reprit aussitôt :

– Le foyer était plein de flammes ;monsieur Remy avait réussi à se soulever sur le coude pour voirflamber son travail de tant d’années, le travail de ses jours et deses nuits. Il trouvait que l’œuvre de destruction n’allait pasencore assez vite et il me disait :

« – Brûle ! brûle ! c’est savie, c’est son repos, c’est son bonheur qui naîtront de cescendres !

« À l’écouter je reprenais malgré moi del’espoir, car sa voix devenait plus forte, et il y avait parfoisdes étincelles dans ses yeux.

« La fièvre trompe ainsi toujours.

« Quand les dernières fumerolless’envolèrent, il laissa retomber sa tête sur l’oreiller etmurmura :

« – Comment combattrait-elle désormais,puisqu’elle n’aura plus d’arme ?

Valentine avait aux lèvres un sourirefarouche.

– Saquédié ! dit maman Léo, tu as un airque je n’aime pas, toi ! tu me fais peur. Je suppose bienpourtant que tu n’iras pas agacer ces tigres tout exprès pour tefaire avaler !

– Laissez parler Germain, répliqua seulementValentine.

Le vieux valet poursuivit :

– Monsieur Remy resta un instant silencieux,car il était accablé de fatigue, puis il m’ordonna d’enlever un desdeux grands tiroirs du secrétaire, celui de droite. Derrière cetiroir, il y avait une cachette et dans la cachette une grandeenveloppe portant ces noms comme une adresse :Marie-Amélie d’Arx.

La veuve rapprocha son siège, dominée par unecuriosité nouvelle, et Valentine murmura d’une voix émue :

– C’est donc là mon véritable nom !

– C’est celui que vous reçûtes au baptistèrede la cathédrale de Toulouse, le 30 octobre 1819, répondit Germain.J’étais là ; feu ma bonne femme, votre nourrice, se trouvafaible au commencement de la cérémonie, et ce fut moi qui vousportai dans mes bras.

« Regardez-moi, mademoiselle d’Arx, jesuis ici comme un témoin, et je m’interroge moi-même avant de vousdonner les actes qui vont faire de vous l’héritière légitime de mesmaîtres.

« Vous étiez une toute petite enfantquand je vous vis pour la dernière fois ; mais je vousreconnais, je le jure au fond de ma conscience !

« Ou plutôt je reconnais en vous votresainte mère, dont vous êtes le vivant portrait.

« Quand mon maître eut le paquet entreles mains, il baisa votre nom sur l’enveloppe, pensant touthaut :

« – Elle va rester la dernière, elle varester seule.

« Puis il me regarda en face etajouta :

« – Germain, ceci est le nom de masœur ; tu l’aimeras, tu la serviras, tu la défendras.

« Il ouvrit l’enveloppe.

« – Voici, reprit-il, l’acte de naissancede Mlle d’Arx ; tu connais aussi bien que moila catastrophe qui l’a mise jadis hors de la maison ; elle senomme aujourd’hui Mlle Valentine de Villanove.

La voix de Germain trembla pendant qu’ilajoutait :

– Ce fut seulement à cette heure que jecompris tout.

« Je mis un genou en terre devant monjeune maître et je lui dis :

« – Remy, mon cher enfant, ne vouslaissez pas mourir ; Dieu guérira la blessure de votreâme.

« Il secoua la tête lentement.

« – Dieu est bon, me répondit-il, il a eucompassion de moi ; en mourant, je peux regarder le fond demon cœur.

« Ses yeux étaient sur moi, ses yeuxlimpides et doux comme ceux d’un enfant.

« Il avait sa main dans la mienne ;la résignation calme comme un sourire épanouissait ses lèvresdécolorées.

« Sa paupière se ferma à demi parce quel’épuisement venait.

« Il m’envoya encore au secrétaire, où jetrouvai, sur ses indications, les actes de décès de M. Mathieud’Arx et de sa femme, votre père et votre mère.

« Quelques mois auparavant, à ma grandesurprise, à ma grande inquiétude aussi, car cela prouvait bienqu’il redoutait un malheur, monsieur Remy avait réalisé à la hâtetous les biens immeubles de sa famille, et au lieu d’acheter, avecle prix considérable de cette vente, des valeurs françaises, ilavait pris des consolidés d’Angleterre et des bons autrichiens.Tous les titres étaient dans le secrétaire. Il me dit :

« – Germain, je n’ai pas retiré des biensde mon père une somme égale à leur valeur parce que je me suis troppressé. L’événement a prouvé que je n’avais pas de temps à perdre.Néanmoins, tu dois trouver dans la caisse qui est à gauche dusecrétaire et dont voici la clef des titres au porteur constituantquatre-vingt mille francs de rente au capital de un million cinqcent mille francs environ. Cette fortune ne doit point rester ici.Aussitôt que je serai mort, tu la mettras en lieu sûr. Elleappartient tout entière à Marie-Amélie d’Arx, ma sœur, et c’est àtoi que je la confie. Sa voix faiblissait de plus en plus ;cependant il voulut se mettre sur son séant. Je l’y aidai. Jen’avais déjà plus d’espoir, car le signe de la mort prochaine étaitsur son front bien-aimé.

« Il me demanda du papier, une plume etde l’encre.

« J’hésitais à obéir, car sa têtevacillait sur ses épaules, mais il me regarda et ses yeuxsuppliants semblaient me dire : Dépêche-toi, Germain, ou jen’aurai pas le temps !

« Je lui apportai tout ce qu’il fallaitpour écrire. D’une main je tenais le flambeau, car il disait déjàque la lumière faiblissait ; de l’autre je lui présentaisl’écritoire où sa main tremblante avait peine à tremper laplume.

« Il traça quelques mots bien lentementd’abord ; je crus qu’il ne pourrait continuer, mais jel’entendis murmurer :

« – Il faut pourtant qu’elle ait madernière pensée ; il faut que je lui parle en frère… en père,car j’ai remplacé celui qui n’est plus.

« Et ses doigts se raffermirent.

« Le jour naissait derrière les rideauxde la croisée.

« Il n’avait pas encore achevé, quand onsonna à la porte extérieure.

« – Ce sont eux, me dit-il, je ne veuxpas les voir.

« Il avait deviné ; c’étaient lestrois hommes de la veille : le colonel Bozzo,M. de Saint-Louis et le Dr Samuel. Unquatrième s’était joint à eux, que j’entendis nommerM. de la Périère.

« Aucun d’eux n’insista pour entrer. Ledocteur demanda seulement quel avait été l’effet de sa potion etdit :

« – Puisqu’il n’y a pas eu d’accidentj’ai bon espoir, car les effets secondaires de la belladone sontaisés à combattre.

« M. de la Périère ajouta qu’ilétait envoyé personnellement par Mme la marquised’Ornans pour que M. d’Arx n’ignorât point tout l’intérêtqu’elle portait à sa santé.

« Quand je revins dans la chambre, jetrouvai mon maître fort agité. Il me demanda si l’on avait parlé deMlle de Villanove, et sur ma réponse négativeil m’ordonna de faire porter immédiatement chez un pharmacien qu’ilme désigna la potion du Dr Samuel.

« Mais je n’étais pas encore à la porte,qu’il me rappelait, disant :

« – C’est folie, ma tête s’égare. Si l’ontrouvait là-dedans ce que je crois, ce serait une arme,c’est-à-dire une tentation, c’est-à-dire un danger pour elle. Versela potion dans les cendres, brise la fiole, je ne veux pas qu’elleait d’arme, je ne veux pas qu’elle ait de tentation !

« Il fallut obéir, car sa voix étaitimpérieuse et son regard commandait.

« Il allait reprendre son travaillorsqu’on sonna de nouveau.

« Cette fois, c’était la justice, unmonsieur Perrin-Champein, qui depuis a remplacé mon maître commejuge d’instruction. Il arrivait, assisté de son greffier ; ilfut reçu, mais monsieur Remy avait reposé sa tête sur l’oreiller ets’était retourné du côté de la muraille.

« M. Perrin-Champein l’interrogealonguement, quoiqu’il n’obtînt aucune réponse à ses demandesconcernant l’événement de la rue d’Anjou, auxquelles il mêlait desobservations ayant trait au meurtre de la rue de l’Oratoire et à lapropre conduite de M. d’Arx comme magistrat instructeur.

« Le greffier ricanait dans sa cravate etmurmurait de temps en temps :

« – Le plus souvent qu’ilrépondra !

« – Monsieur et cher collègue, dit lePerrin-Champein en levant le siège, vous me voyez désolé du tristeétat où je vous laisse ; une parole est bientôt dite, et labonne volonté vous manque peut-être un peu ; néanmoins j’aimeà croire que votre silence, qui est en soi fort extraordinaire,n’indique pas que vous ayez rien fait contre votre conscience dejuge.

« Sur le carré il me demanda :

« – Votre maître n’a-t-il point parlé detoute la nuit ?… Mais vous ne me répondrez pas plus que lui.Allons, mon bonhomme, à vous revoir ! Tout cela est fortextraordinaire, mais j’en ai débrouillé bien d’autres, et en thèsegénérale, les interrogatoires ne servent à rien. C’était un garçonfort instruit, assez capable et surtout terriblement protégé !Maintenant le voilà qui fait de la place aux autres, mon avis estqu’il ne l’a pas tout à fait volé.

« Je m’entendis appeler comme jerefermais la porte.

« – Dépêchons, Germain, dépêchons, me ditmon maître qui faisait effort pour se relever, je n’ai pas fini.Tout ce que je demande à Dieu, c’est qu’il me donne le temps definir.

« Je l’aidai encore à se mettre sur sonséant, et il reprit sa tâche, qui devenait à chaque instant plusdifficile.

« Sa figure changeait à vue d’œil, sestempes étaient baignées d’une sueur froide.

« Au moment même où il achevait, on sonnapour la troisième et dernière fois.

« – Tu lui remettras ceci, me dit-il enpliant le papier, à elle, à elle seule, tu me comprendsbien, et tu lui diras ce que m’a coûté ce suprême travail. Vaouvrir, c’est la prière qui vient.

« Les yeux de son corps allaient sevoilant, mais il avait cette autre vue qui perce les murailles.C’était la prière. Le vieux curé Desgenettes entra et lui donnal’extrême-onction. Mon maître répondit jusqu’au bout les raisonslatines, après quoi sa tête tomba sur l’oreiller. Le vieux prêtrel’embrassa en murmurant : « Priez, âmechrétienne ! » et mon maître prononça votre nom.

« Je m’approchai. Il n’était plus. Je luifermai les yeux…

Deux grosses larmes roulaient sur les joues duvieillard.

Il entrouvrit les revers de sa livrée et pritdans son sein un pli qu’il tendit à Mlle d’Arx endisant :

– J’accomplis l’ordre que j’ai reçu et vousremets le testament de votre frère.

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