Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 24La Force

 

Le père Lheureux s’installa à la place encorechaude du jeune garçon et s’accouda tranquillement sur l’appui dela croisée.

– Voyons voir, dit-il, nous sommes auxpremières loges. Paraît qu’il ne s’inquiète pas de sa monnaie, leblanc-bec. Sans la maman qui descend là-bas, j’aurais juré que cegarçonnet-là était un beau brin de minette !

La maman descendait, en effet, et son poidssur le marchepied faisait pencher le fiacre comme un navire quireçoit un grain dans ses hautes voiles.

Après elle, un homme de large carrure, maisd’aspect tout à fait débonnaire, sortit du fiacre. Il était vêtu debon drap brun et paraissait mal à l’aise dans son costume toutneuf. Un vaste caban attaché avec des courroies comme une gibecièrependait à son cou.

– Comment ! comment ! pensa le pèreLheureux, c’est ce colosse de femme qui a pondu un enfant simièvre !

À cet instant même, le jeune garçon aborda samaman, qui fit un pas en arrière et parut le regarder avec unevéritable stupéfaction.

Elle se remit pourtant et prit le bras qu’onlui tendait pour passer le seuil de la porte, après avoir parlétout bas à l’homme porteur du cabas, qui s’éloigna aussitôt àgrandes enjambées dans la direction de la rue desFrancs-Bourgeois.

Le maître du Rendez-vous de la Force avaitregardé tout cela curieusement.

– Il y a des choses qui n’ont l’air de rienpour les innocents, se dit-il en regagnant son poêle ; maispour un chacun qui voit plus loin que le bout de son nez, c’estdifférent. Il y a d’abord la pièce de cent sous, à moins quel’enfant ne vienne rechercher la monnaie, mais je parie qu’il neviendra pas. Il, c’est elle, bien entendu, j’aidistingué la couleur. Il y a ensuite l’étonnement de la grossedame, maîtresse d’animaux ou non, quoiqu’elle en possède assez latournure. L’homme au cabas, nix ! Ça peut être un mystère,mais je n’ai pas deviné le rébus. Quand MM. les employés vontvenir à midi prendre le premier noir, je saurai un peu de quoi ilretourne. Si c’était encore pour le lieutenant de spahis ? Ily a déjà eu quelqu’un de mis à pied, rapport à cet olibrius-là. Lepetit à la casquette me semble louche, et je vas avertir lescamarades.

Au guichet de la grand-porte, pendant cela, lecolloque suivant s’était établi entre la grosse maman et leconcierge. La bonne femme avait demandé le lieutenant MauricePagès.

– On n’entre pas, répondit le concierge, unpeu moins bourru que les romans et les comédies ne le disent, maisnéanmoins très désagréable.

– J’ai le permis de M. Perrin-Champein,riposta Mme veuve Samayoux, reconnue dès longtempspar le lecteur.

Le concierge prit le permis, l’examina, puisle rendit en disant :

– Ce n’est pas l’heure.

Comme inconvénient burlesque, irritant,désespérant, impossible, l’administration française faitl’étonnement de l’univers entier.

Nous n’avons pas le temps de développer iciles actions de grâces qu’elle mérite. Mais nous déclarons que cesgrognards sans chassepot, payés pour entraver les affaires etobstruer les passages, seraient, en dehors de toute causepolitique, un motif suffisant de révolution.

Notez bien qu’ils sont presque toujours deuxdouzaines de diplomates pour ne pas faire l’ouvrage d’un seulinnocent.

Si j’étais grand turc de France, j’enempalerais dix-neuf sur vingt et je boucanerais le reste.

À ce mot-assommoir : « Ce n’est pasl’heure », maman Léo, beaucoup plus calme que nous et quid’ailleurs semblait possédée, ce matin, par une bonne humeurtriomphante, répondit :

– S’il n’est pas l’heure, on peut l’attendrejusqu’à ce qu’elle sonne. On n’est pas dépourvue de ce qu’il fautpour payer la politesse des employés avec un peu de complaisancepar-dessus le marché. Mettez-nous, mon garçon et moi, dans la salled’attente.

– Il n’y a pas de salle d’attente, répondit leconcierge. Repassez à onze heures.

Maman Léo ne se fâcha point encore, seulementses yeux rougirent, tandis que la fraîcheur de ses bonnes joues,avivée déjà par le vent du matin, arrivait tout d’un coup àl’écarlate le plus riche.

– Mon geôlier, dit-elle, je sais laconsidération qu’est exigée par l’autorité compétente, maisn’empêche qu’elle n’a pas le droit de m’embêter d’une course desapin et plus par le froid aux pieds qu’il fait dans la saison.J’ai des connaissances dans le gouvernement, moi et mon fils,destiné à ses études complètes dans les premiers collèges, en plusque j’ai rencontré un ami à moi en sortant de chez le juge :M. le baron de la Périère, qui m’a dit : « MadameSamayoux, si on vous fait du chagrin là-bas, à la Force, faitespasser mon nom au sous-directeur. »

– M. le baron de la Périère ? fit leconcierge, connais pas.

Le jeune homme, qui n’avait point encoreparlé, souleva son bourgeron et prit dans la poche de sa veste unecarte qu’il tendit au concierge.

– Que vous connaissiez ou non les personnesqui ont la bonté de nous appuyer, dit-il, cela importe peu ;vous ne pouvez pas refuser de remettre cette carte au directeur dela prison.

– Au directeur ! se récria le concierge,rien que ça !

Mais son regard tomba sur la carte et il lut àdemi-voix :

« Le colonel Bozzo-Corona !… »C’est une autre paire de manches ! Il vient dîner iciquelquefois, et quand j’étais garçon de bureau à l’Intérieur, ilentrait dans le cabinet du ministre comme chez lui. On a bienraison de dire qu’il ne faut pas juger les personnes par lamine ; asseyez-vous là, près du poêle, ma bonne dame, et lepetit jeune homme aussi ; je vas envoyer quelqu’un à ladirection et vous aurez réponse dans une minute.

Le concierge sortit emportant la carte ducolonel, et maman Léo resta seule avec son prétendu fils.

– Ah ! chérie, s’écria-t-elle, je t’aicherchée au palais et partout le long du chemin. Je regardais parla portière de la voiture, car j’avais deviné ton idée rapport à ceque tu m’avais dit qu’on avait déjà renvoyé un garçon pour t’avoirintroduite dans la prison de Maurice. Va-t-il être content !…et fâché aussi, car tu n’as plus tes cheveux, tes beaux cheveuxqu’il aimait tant !

– Mes cheveux repousseront, dit Valentine ensouriant.

– C’est égal, faut que tu l’aimescrânement ; car il n’y avait pas dans tout Paris une pareilleperruque ! C’est le marchef qui t’a aidée ?

– Oui… et c’est lui qui m’a donné la carte ducolonel.

– Celui-là me fait peur, tu sais, le marchef,quoiqu’il y a sur son compte des histoires à gagner le prixMontyon.

– Bonne Léo, dit Valentine, mes craintes sontplus grandes encore que les vôtres, car le dévouement de cet hommeest inexplicable pour moi, et de plus, je ne comprends pasl’autorité qu’il exerce dans la maison du Dr Samuel. Jevous l’ai déjà dit, et cette pensée se fortifie en moi :Coyatier, dans tout ce qu’il fait pour nous, est soutenu parquelqu’un de plus puissant que lui. Est-ce nous qu’il sert ou bience quelqu’un-là ? Et nous-mêmes ne sommes-nous pas uninstrument aveugle entre les mains de celui qui nous dirigelentement mais sûrement vers l’abîme ?

– Si tu crois cela…, commença ladompteuse.

– Je ne crois rien, mais je crains tout, et jemarche pourtant, parce que l’immobilité ce serait la mort : lamort pour Maurice !

– Tu as ton idée, cependant ?

– J’ai mon espoir, du moins. J’ai tant pleuré,tant prié, que Dieu aura pitié peut-être.

– Quant à ça, fit la dompteuse, Dieu est bon,c’est connu, mais quand on n’a pas quelque autre petite manivelle àtourner, dame !…

– Que vous a dit le juge ? demandaValentine brusquement et comme si elle eût voulu romprel’entretien.

– Un drôle de bonhomme ! répliqua mamanLéo, tout chaud, tout bouillant, tout frétillant et qui ne vouslaisse pas seulement le temps de parler. Il sait tout, il a toutvu, il est sûr de tout. Il était en train d’écrire et je m’amusaisà le regarder avec son nez pointu et ses lunettes bleues. Sa plumegrinçait sur le papier comme une scie dans du bois qui a desnœuds ; il déclamait tout bas ce qu’il écrivait. En voilà unqui ne doit pas être gêné pour entortiller le jury ! Il aenfin levé les yeux sur moi et j’ai vu en même temps qu’il était unpetit peu louche, derrière ses lunettes. J’ai voulu parler, maischerche ! il n’y en a que pour lui.

« Vous êtes madame veuve Samayoux, qu’ilm’a dit, je sais que vous avez fait la fin de votre mari paraccident, ça m’est égal. Vos affaires vont assez bien, et vous nepassez pas pour une méchante femme. J’aurais pu vous interroger,pas besoin ! Il est bien sûr que vous en savez long sur cettehistoire-là, mais j’en sais plus long que vous, plus long que toutle monde ; et vous m’auriez peut-être dit des choses quiauraient dérangé mon instruction. Non pas que je ne sois toujoursprêt à accueillir la vérité, c’est mon état ; mais enfin vousn’avez pas reçu l’éducation nécessaire pour comprendre ce que jepourrais vous dire de concluant à cet égard : trop parlernuit. Vous voulez un permis pour visiter le lieutenant Pagès, vousêtes parfaitement appuyée, je vais vous donner votrepermis. »

Tout ça d’une lampée et sans reprendrehaleine. Ah ! quel robinet !

Pendant qu’il cherchait son papier imprimépour le remplir, j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai ditavec ma grosse voix :

– Le lieutenant Pagès est innocent commel’enfant qui vient de naître. Il y a des brigands dans Paris quisont associés comme les anciens élèves de Sainte-Barbe ou de laPolytechnique ; si monsieur le juge voulait m’écouter, je luifournirais de fiers renseignements sur les Habits Noirs.

– Vous avez fait cela ! s’écria Valentineavec inquiétude.

– N’aie pas peur, repartit maman Léo, celui-làn’en mange pas ; il est bien trop simple et tropbavard. Il s’est mis à rire d’un air méprisant et m’adit :

« Les classes peu éclairées ont besoin decroire à quelque chose qui ressemble au diable ; je connaiscette bourde des Habits Noirs comme si je l’avais inventée, et jesais qu’à force de courir après des fantômes, mon infortunéprédécesseur, qui n’était pas un homme sans mérite du reste, avaitfini par devenir fou à lier. Est-ce que le lieutenant Pagès étaitvraiment fort sur le trapèze ? Je suis amateur. Si vous aviezfantaisie de témoigner à décharge, arrangez-vous avec l’avocat, jene crains pas les contradictions, et nous avons un petit substitutqui vient chercher chez moi jusqu’aux virgules de son réquisitoire.Il ira bien, ce gamin-là ! Voilà votre permis. Quand vous envoudrez d’autres, ne vous gênez pas, et dites au colonel Bozzo queje suis trop heureux de lui être agréable.

– Toujours cet homme ! murmura Valentine.Sans lui, nous serions arrêtées à chaque pas !

– Et j’ai peine à croire, ajouta la dompteuse,que son idée soit de nous mener sur la bonne route.

La petite minute demandée par le conciergeavait duré une grande demi-heure. Il revint enfin, accompagné d’unguichetier. Au lieu de la morgue importante qui semble collée commeun masque sur tous les visages administratifs, depuis le chef dedivision assis dans son bureau d’acajou jusqu’à l’homme de peinequi se donne le malin plaisir d’arroser les passants en même tempsque la rue, le concierge avait arboré un air affable et presquebienveillant.

– Fâché de vous avoir fait attendre, dit-il,mais le peloton des corridors est long à dévider. Vous allez suivreM. Patrat, s’il vous plaît, madame et monsieur ; moi jesuis M. Ragon, et si vous vous en souveniez, vous pourrieztémoigner au besoin que j’y ai mis, vis-à-vis de vous, toutl’empressement de la politesse, sans compter que je serai encore àvotre service une autre fois.

– Monsieur Patrat, ajouta-t-il en se tournantvers le porte-clefs, vous allez conduire ces personnes à la courdes Mômes, escalier B, corridor Sainte-Madeleine, porte n° 5, etlaisser le battant entrebâillé après avoir introduit, comme c’estnécessaire, surtout le prévenu ayant déjà été cause de la mise àpied d’un employé, mais vous y mettrez tous les égards, en gênantle moins possible les épanchements de l’amitié.

Le porte-clefs prit les devants, maman Léo etValentine le suivirent, traversant d’abord la cour dite des Poules,qui était interdite aux détenus, parce qu’aucune barrière ne laséparait de la grande porte.

Après avoir passé sous la voûte du corps delogis principal, où les salons de Caumont étaient transformés endortoir, le guichetier longea le cloître de la courSainte-Marie-l’Égyptienne, passa sous le petit hôtel portant alorsle nom de Sainte-Anne, et aborda enfin la cour des Mômes, quiservait de promenade pour les détenus au secret, et en même tempsde préau aux enfants après les heures des repas.

Un escalier tournant, étroit et voûté, menaitau corridor Sainte-Madeleine, qui faisait partie de l’ancien hôtelde Brienne.

Le porte-clefs ouvrit la porte de la chambremarquée n° 5, et laissa le battant entrebâillé après avoirintroduit la veuve et son compagnon.

Afin d’exécuter de son mieux les prescriptionsà lui transmises par le concierge, et qui venaient évidemment deplus haut, au lieu de rester à la porte, il se promena de long enlarge dans le corridor.

Quand nous aurons décrit la cellule de MauricePagès, le lecteur verra que cette tolérance était absolument sansdanger.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer