Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 21Où il est parlé pour la première fois de la noce

 

Les trois Habits Noirs ne prenaient point lapeine de cacher leur trouble et les regards qu’ils échangeaienttémoignaient de leur profonde indécision.

Pendant que Lecoq ouvrait la première porte,Samuel dit à voix basse :

– Lecoq doit être de son bord.

– Non, répondit Portai, car Lecoq vient detrahir un trop gros secret.

– Lecoq a-t-il dit la vérité ? murmuraM. de Saint-Louis.

La main de Portai-Girard s’était glissée sousle revers de sa redingote.

– À vous deux, murmura-t-il rapidement, tenezl’Amitié, mais tenez ferme ! et nous allons voir un peu àjouer le jeu qu’il conseille.

– Hé bien ! hé bien ! disaitcependant au-dehors la voix frêle et flûtée du colonel Bozzo, vousme laissez prendre froid et je suis capable d’y gagner lacoqueluche.

– C’est donc bien vous, papa ? repartitLecoq ; du diable si on avait l’idée de vous attendre !il est plus de minuit, et vous vous couchez toujours avec lespoules.

– Je suis allé te chercher chez toi, dit levieillard, au moment où la seconde porte tournait sur ses gonds,mais j’ai trouvé nez de bois, et comme j’avais besoin de causeraffaires, je suis venu te relancer jusqu’ici.

Lecoq s’effaça pour livrer passage. Ce fut envérité un spectre qui entra : quelque chose de si tremblant etde si cassé qu’on eût dit le squelette même de la caducité,grelottant sous les plis à demi vides de la douillette ouatée.

Cela faisait pitié, mais c’était drôle à causedes efforts qu’essayait le spectre pour paraître ingambe etguilleret.

Mais cela était terrible aussi, carPortai-Girard baissa les yeux en serrant le manche de soncouteau.

Il y avait au milieu de ce visage hâve etcouleur de terre deux prunelles qui roulaient étrangement, laissantsourdre par intervalles des rayons verts comme ceux qui passententre les paupières demi-closes des chats.

D’un seul regard, le fantôme avait vu ettraduit le geste du docteur en droit. À cette sorte d’escrime, iln’avait jamais trouvé son maître, et avant même d’avoir franchi leseuil, il dit :

– Cette grosse coquine de Lampion n’est doncpas encore montée, hé ?

Ces mots, prononcés avec la mauvaise humeurd’un enfant maussade, étaient le résultat d’un calcul précis.

Ces mots lui sauvèrent la vie comme aurait pufaire la plus vigoureuse et la plus adroite de toutes lesparades.

En effet, Portai-Girard, poussé par l’excèsmême de sa terreur, allait l’abattre d’un seul coup.

Au lieu de cela, il retira sa main vide et ditd’un air bourru :

– Salut, père ! vous avez donc averti enbas ?

Les deux autres se levèrent disant commelui :

– Salut, père !

Le colonel eut son sourire de casse-noisetteagréable, et entra appuyé sur l’épaule de Lecoq.

Vous eussiez cherché en vain sur ses traitsl’ombre d’une inquiétude. Chez lui, tout restait toujours endedans.

– Bonsoir, bonsoir ; mes mignonsbien-aimés, dit-il en leur adressant à chacun le même signe decaresse paternelle ; j’ai eu ma grosse fièvre ce soir, centdix pulsations, Samuel, ma chatte ! Mais il ne faut pass’écouter ; si je restais tranquille, je m’engourdirais. Quandje suis arrivé en bas, l’estaminet était déjà fermé ; j’aifait toc-toc à la fenêtre de la cuisine, et Lampion a voulum’ouvrir, mais je lui ai dit : « Bobonne, je crois que tuas du monde, quoiqu’on n’entende rien ; je vais àl’entresol ; monte-moi de la limonade à l’anis, car j’étranglede soif… »

Il s’interrompit pour ajouter du ton le plusnaturel :

– Timbre donc, l’Amitié, cette Lampion va melaisser étouffer.

Lecoq toucha le timbre, mais ilpensa :

– Le vieux drôle nous a roulés encore unefois. Lampion n’était pas prévenue.

– Ah ! mes pauvres bibis, soupira lecolonel en se laissant tomber dans le siège que Samuel et le princelui avancèrent, ne devenez jamais si vieux que moi ! C’esthonteux de mourir ainsi par petits morceaux ! Je suis biencontent de te voir, Portai ; j’ai justement une contrariété dechicane qui m’a agacé les nerfs au moment où j’allais me mettre aulit, en quittant cette bonne marquise. Elle ne veut pas endémordre, vous savez ? Elle ne consentira jamais à laisserpartir les deux enfants sans qu’ils soient bel et bien mariés. Lamorale, la religion… enfin, vous comprenez, je lui ai promis toutce qu’elle a voulu. On les mariera, et je vous invite à la noce.Mais chut ! voici Lampion, nous allons recauser de toutcela.

La face rubiconde de la dame de comptoirparut, en effet, à la porte entrebâillée.

Elle ne vit rien, selon la coutume, sinon cinqvoiles noirs sur autant de visages.

– On a appelé ? dit-elle.

– Ne m’apportes-tu pas ma limonade àl’anis ? demanda le colonel, qui souriait narquoisement.

La grosse femme répéta d’un airidiot :

– Votre limonade à l’anis ?

– Sac à l’absinthe ! s’écria le colonel,feignant une colère soudaine, je te mettrai à pied, tu bois trop,l’eau-de-vie te sort par les yeux ! Va-t’en, je ne veux riende toi, je n’ai plus soif. Que personne ne bouge en bas !Il fait jour, jusqu’à nouvel ordre.

La grosse femme s’enfuit.

Il n’y avait personne désormais dans leConfessionnal pour ne point comprendre la ruse du vieillard, quivenait d’élever une muraille solide entre lui et toute tentative deviolence.

Le colonel, du reste, ne se gêna pas pourtriompher ouvertement. Il se frotta les mains en regardant Lecoq,qui lui adressa un sourire de flatterie.

Les trois autres, malgré leurs efforts, neréussissaient point à dissimuler leur embarras.

– Eh bien ! oui ! eh bien !oui ! reprit le colonel après un silence, vous avez devinéjuste, mes trésors ; j’ai eu un petit peu défiance de vous,dans le premier moment, parce qu’on serait très bien ici pourassassiner le vieux père. Certes, personne ne viendrait chercher aufond de ce bouge les quelques gouttes de sang refroidi qui setrouvent peut-être encore dans les veines du colonel Bozzo-Corona.J’ai eu tort d’avoir peur, je vous connais, vous me défendriez tousau péril de votre vie ; mais je ne me repens pas du petit tourque je vous ai joué, parce que cela entretient la main. Il n’estjamais mauvais d’avoir peur quand la peur n’empêche pas decombattre.

Je disais donc, poursuivit-il en changeant deton, que je comptais trouver l’Amitié tout seul et causer avec luide notre situation, car les choses s’embrouillent, voyez-vous, meschéris. Je ne me souviens plus très bien de l’histoire de ceCadmus, roi de Thèbes, qui tua un dragon dont les dents piquées enterre produisaient d’autres monstres, comme les glands font pousserdes chênes, mais il nous arrive quelque chose de semblable. Chaquefois que nous tuons un ennemi, trois ou quatre ennemis nouveauxsurgissent ; cela me donne du tintouin, je pense, je rêvasse,je me creuse la cervelle et ma pauvre santé s’en ressent.

Il avait courbé sa tête sur sa poitrine et sespouces tournaient lentement.

– Et mes locataires qui s’en mêlent !s’écria-t-il tout à coup avec un vif sentiment de colère ;tire-moi de là, Portai, si tu veux que nous restions bons amis. Tuvas me dire que ce sont des misères ? Il n’y a pas de misèresdans une maison bien tenue, et je suis sûr que cette histoire-là vame coûter encore dans les trois ou quatre cents francs.

Il parlait désormais d’un ton saccadé, avecune extrême volubilité. On pouvait voir que le sujet l’intéressaitpuissamment et qu’il ne jouait plus la comédie. Les regards curieuxde ses compagnons étaient fixés sur lui.

– Y a-t-il une loi ? continua-t-il enfrappant contre le bras de son fauteuil sa main qui rendit un bruitsec ; la loi est-elle la même pour tout le monde ? etparce qu’on a le malheur d’avoir fait sa pelote, doit-on être à lamerci du premier va-nu-pieds qui monte sur les toits pour criercontre les riches et contre les propriétaires ? Voilà lefait : j’ai acheté la maison voisine de mon hôtel, et, entreparenthèses, je l’ai payée trop cher ; mon notaire est unfilou que nous réglerons un jour ou l’autre, il en vaut la peine.Au cinquième étage de cette maison, il y a un ménage d’employés,mauvaise engeance, toujours en retard pour leur loyer et en avancepour demander des réparations. Ce soir, à l’instant où j’allais mecoucher, j’ai reçu une lettre de la femme, qui dépense au moins sixmille francs pour sa toilette avec les cent louis d’appointementsde son mari. Ah ! le siècle va bien ! et ceux qui sontjeunes en verront de drôles ! Ce que je veux savoir, c’est sije suis forcé de remettre à neuf le fourneau que ces gens-là ontbrûlé à force d’y cuisiner toute sorte de friandises.

– Le fourneau est-il d’attache ? demandale docteur en droit.

– Sangodémi ! s’écria le colonel, jamaisil ne répondrait oui ou non du premier coup ! Il y a toujoursdes si, toujours des mais ! La raison dit cependant que dansun logement de six cents francs, on ne doit pas faire pour milleécus de cuisine ! Les fourneaux sont en rapport avec le tauxde la location, quand le diable y serait ! Mais laissons cela,tu me donnerais tort, et je veux avoir raison ; je plaiderai,et j’ai bien assez d’aisance, n’est-ce pas, pour flanquer monlocataire sur la paille avec les frais de procédure ! moi,d’abord, l’injustice me met hors des gonds.

Ses paupières baissées battirent, pendantqu’il faisait effort pour reprendre son calme. Autour de lui,personne ne parlait plus.

Il reprit en baissant la voix comme s’il avaiteu honte de son émotion :

– Les personnes trop vieilles sont comme lesenfants, elles s’imaginent toujours que leurs amis font attention àce qui les intéresse.

Il eut un petit rire court et sec, puis ilreprit d’un ton dégagé :

– Excusez-moi, bijoux, nous allons parler devos propres affaires, Nous allons en parler pour la dernière fois,moi du moins, car aussitôt que je vous aurai tirés du guêpier où lediable vous a mis, je donnerai ma démission, cette fois,irrévocablement. N’essayez pas d’aller contre cela, ce seraitinutile…

« Et d’ailleurs, ajouta-t-il avecmélancolie, mes heures sont comptées. Mes chéris, si je ne consulteplus notre bon Samuel, c’est que je n’ai plus besoin de lui pourconnaître mon sort.

« Allons ! vous voilà toutattristés ! Mais soyez tranquilles : je laisseraiderrière moi quelque chose qui vous consolera.

« L’arme invisible est une joliemachinette, et d’ailleurs nous n’avions pas le choix pour ce bonRemy d’Arx ; les autres armes ne pouvaient rien contrelui ; mais l’arme invisible comme tout ce qui est de ce mondea ses inconvénients et ses défauts : elle ne tue pas raidecomme un coup de couteau piqué en plein cœur. Remy d’Arx a traînédeux jours, et c’est beaucoup trop. Ce qui s’est passé pendant cesdeux jours, je crois le savoir, mais il se peut que j’ignore encorequelque chose.

« Voyons, trésors, voulez-vous être biengentils, et m’obéir encore une fois aveuglément ?

Il n’y eut qu’une seule voix pourrépondre :

– Nous vous obéirons toujours aveuglément.

Les yeux vitreux du maître eurent cet éclatbizarre que nous avons déjà dépeint tant de fois.

– C’est une idée que j’ai, reprit-il, je latrouve charmante, mais il suffirait d’un faux mouvement, d’unemaladresse grosse comme le doigt, pour me la gâter de fond encomble ! C’est pourquoi je vous demande de rester complètementpassifs. Je dis : complètement.

« Vous savez, avant de s’éteindre, on ditque les lampes jettent une flamme plus brillante. J’ai vraiment euun grain de génie ce soir.

« Cela m’est venu par l’insistance mêmeque cette bonne marquise mettait à exiger le mariage préalable denos deux jeunes gens.

« Étant donné cette nécessité absolue oùla connaissance qu’ils ont de notre secret nous place vis-à-visd’eux, ma première idée de les faire disparaître dans une tentatived’évasion était simple comme bonjour.

« Mais voici qu’il y a maintenant sousjeu cette bonne femme, la veuve Samayoux, qui en sait plus long queje ne voudrais. Notre ami Lecoq n’a pas entendu, ce soir, tout cequi s’est dit entre elle et Mlle de Villanove.Elle joue serré, la chère enfant ! Prenons garde à elle.

« Il y a, en outre, le marchef qui arefusé tout net d’aller prendre le vert dans nos pâturages deSartène.

« Il y a enfin un certain Germain, levieux domestique de Remy d’Arx, qui ne l’a pas abandonné un seulinstant pendant son agonie. Ah ! mais cela fait bien du monde,dites donc ?

« La noce aura lieu, mes mignons, elleaura lieu chez moi ; la cérémonie religieuse, bien entendu,car je ne peux pas procurer aux deux fiancés la bénédiction demonsieur le maire… Commencez-vous à me comprendre ?

Il s’était redressé dans son fauteuil, et sarespiration devenait haletante.

Le Dr Samuel fit un mouvement pours’approcher de lui, mais il l’écarta du geste.

– Je me vois finir, dit-il, en se retenant desdeux mains au bras de son fauteuil ; je n’ai aucune illusionet je pourrais faire le compte exact des heures qui me restent, cene sera pas encore pour cette nuit. Je vous promets d’ailleurs devous avertir ; soyez tranquilles, je serai de la noce.

Il ajouta avec un sourire véritablementdiabolique :

– Mme la marquise d’Ornans ensera aussi pour me remercier d’avoir accompli ma promesse ;nous y inviterons également la veuve Samayoux, notre bon serviteurle marchef, et même le vieux Germain, domestique de Remy d’Arx…, etvous y viendrez vous-mêmes, mes enfants, pour voir votre maîtreexpirant gagner sa dernière bataille !

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