Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 30Le commissionnaire

 

Coyatier, car c’était bien lui, ne fit qu’unpas à l’intérieur de la chambre ; il resta debout devant leseuil et ôta sa casquette, découvrant le poil crépu qui sehérissait sur son crâne.

Son costume de commissionnaire lui allaitcomme un gant, mais ne lui ôtait rien de sa terrible mine, et ilaurait fallu avoir une confiance robuste pour mettre des objets dequelque valeur entre les mains d’un messager tel que lui.

– Alors, dit-il avec ce mélange d’effronterieet de timidité qui était le caractère le plus frappant de sasauvage physionomie, nous n’avons pas l’idée d’obéir à ce pauvreM. d’Arx ?

Valentine le regarda en face, et les yeux dubandit battirent comme s’ils eussent été éblouis.

– Avancez, dit-elle au lieu de répondre.Coyatier s’approcha.

– Nous avons à causer, dit-elle encore,asseyez-vous là.

Son doigt tendu montrait le propre fauteuil dujeune magistrat. Le marchef eut un mouvement d’hésitation.

– Au fait, murmura-t-il enfin, je peux bienm’asseoir où il s’asseyait, car je ne lui ai jamais fait demal.

– Vous avez parlé de bon conseil, murmuraValentine, vous connaissez donc ceux qu’il me donne dans cetécrit ?

– Non, répondit le marchef, mais je lesdevine. Il a voulu combattre, lui aussi, et moi, qui ne suis paspayé pour aimer les juges, je lui avais dit d’avance qu’il allait àla boucherie. Ce n’était pas le premier venu, ce juge-là, et jen’ai pas connu beaucoup de soldats plus braves que lui. Il savaitque je lui disais la vérité ; mais il continua de suivre sonchemin, jusqu’au cimetière. Chat échaudé craint l’eau froide, jepense bien qu’avant de tourner l’œil, M. d’Arx vous auradéfendu de jouer avec le feu.

– C’est vrai, prononça tout bas Valentine.

– Il m’avait payé pour savoir, reprit lemarchef, et je lui avais dit fidèlement tout ce que je savais. Cen’était pas de la trahison ; ces gens-là ne me tiennent paspar une promesse ni par rien qui ressemble à du dévouement ;ils ont mis un carcan autour de mon cou et ils serrent quand ilsont besoin de mon obéissance. Je me souviens de la première paroleque je dis au juge Remy d’Arx quand il vint me trouver jusque dansmon galetas de la barrière d’Italie… Et il fallait un crâne ouvertde la part d’un magistrat pour venir chez Coyatier ! Ça meplaît à moi, le courage, parce que j’ai été une manière de lionavant de tomber chien enragé. Je lui dis : « Monsieur lejuge, si dans mon idée c’était possible d’assommer les Habits Noirsou de les brûler, il y aurait du temps que la besogne serait faite,car ils se sont servis de moi comme d’un bourreau et m’ont forcé àtuer en m’étranglant. Mais rien ne peut contre eux, ni les coups demassue, ni le fer, ni le feu. »

« Cet homme-là n’était pas de ceux quihaussent les épaules quand on leur parle. Il savait qui j’étais etje ne veux pas dire qu’il me regardait sans répugnance ; maisenfin, il m’écoutait. Sa première réponse fut celle-ci :« J’ai fait le sacrifice de ma vie. »

« C’était un Corse, ils sont tous commecela quand la vengeance les tient, et vous avez le même sang queRemy d’Arx dans les veines.

– Moi, dit Valentine, qui roula un fauteuiljusqu’auprès de lui et s’assit, je vous regarde sansrépugnance : vous êtes l’homme qu’il me faut.

Le marchef recula son siège. Il y avait surson rude visage une expression de tristesse. J’allais dire depudeur.

– N’en faites pas trop ! murmura-t-il. Nesoyez pas femme avec moi, je hais les femmes, j’ai peur desfemmes.

– Je ne suis pas femme, je suis lionne,murmura la jeune fille d’une voix contenue, mais si profondémentvibrante que le marchef eut un frémissement : j’ai de quoivous faire riche d’un seul coup.

– Ce serait le bouquet, grommela Coyatier, si,en fin de compte, je me laissais emballer pour l’autre monde parune demoiselle !… C’est vrai que vous êtes une lionne, ditesdonc ! Non pas parce que vous bravez la mort pour vous venger,la moindre cadette de votre pays en fait autant, mais parce quevous causez là de bonne amitié avec le maudit qui fait horreur auxscélérats, qui se fait horreur à lui-même. Savez-vous bien quequand Coyatier, dit le marchef, entre dans la maison des HabitsNoirs, les Habits Noirs, tout damnés qu’ils sont, n’ont plus nifaim ni soif ? Ils se taisent s’ils sont en train de causer oude rire, et parmi eux je n’en connais pas un seul pour oser touchercette main qu’ils voient rouge de sang jusqu’au coude.

Il étendait sa main énorme, dont les veinesgonflées semblaient prêtes à éclater.

Dans cette main, Valentine mit la sienne, quiétait glacée, mais qui ne tremblait pas.

Le bandit la regarda avec une sorted’étonnement attendri.

– Vous seriez une sainte, pensa-t-il touthaut, si vous faisiez cela pour sauver l’homme qui vousaime !

– L’homme à qui j’ai donné mon cœur, répliquaValentine dans un élan de soudaine énergie, je ne le sépare pas demoi-même ; lui et moi nous ne faisons qu’un. Tout ce que j’aidans l’âme est à lui : ma vengeance, c’est sa vengeance.

Coyatier eut un gros rire qui sonnasinistrement.

– C’est un joli soldat d’Afrique, dit-il commepour expliquer sa lugubre gaieté ; je connais les lapins deson numéro, il aimerait mieux la clef des champs que toutes vosbelles phrases !

Il ajouta en changeant de ton :

– J’étais venu pour régler la chose de sonescampette ; est-ce que vous auriez changé d’idée ?

– Oui, repartit Valentine, qui fixait sur luison regard brûlant.

– Ah ! ah ! fit le marchef, encherchant à éviter le feu de ces prunelles qui l’éblouissaient,alors vous ne voulez plus le sauver ?

– Non, répliqua encore Valentine d’un accentbref et dur.

– Tiens, tiens ! dit Coyatier entre sesdents, vous en revenez donc à la première idée du colonel ; unverre de poison partagé à deux ?

– À quoi bon le sauver ! s’écriaimpétueusement Valentine ; tant que ces hommes vivront, lamort ne reste-t-elle pas suspendue sur sa tête ?

– Ça, c’est la pure vérité.

– Est-ce que je sais, ami, poursuivit la jeunefille, dont les paroles jaillissaient maintenant comme un torrentde passion, est-ce que je sais, moi, si c’est la vengeance oul’amour qui m’entraîne ? Il y a des instants où, dans mon cœurqui déborde de tendresse, je ne trouve plus de place pour lahaine ; il y a des instants où je me vois entourée de troisspectres sanglants qui me crient : Pour la fille de Mathieud’Arx, pour la sœur de Remy d’Arx, la pensée seule du bonheur estune impiété ! Ah ! ils m’ont crue folle, ou ils ont faitsemblant de le croire, car nul ne sait le secret de cetteredoutable comédie ! Mais sais-je moi-même si je n’ai pas été,si je ne suis pas toujours folle ? Mon père, ma mère, dontj’adore le souvenir sans avoir eu leurs caresses, mon frère, cenoble et cher ami, tous ceux-là ne sont plus !

« Il n’y a qu’un vivant dont l’existencechancelle en équilibre au bord d’un abîme, il n’y a que Maurice,mon dernier espoir, le premier, le seul amour de ma jeunesse, monfiancé, mon mari, sur la tête de qui le même glaive meurtrier estsuspendu par le même fil ! Je suis Corse, c’est vrai, ettoutes les fibres de mon être tressaillent à la pensée de punir lesbourreaux de ma famille, mais je suis femme, je suis femme surtout,mais j’aime jusqu’à l’idolâtrie, et ce qui semble en moi démence,c’est la vérité même, la lumière faite par l’amour !

Elle s’interrompit, et son regard découragés’arrêta sur Coyatier, tandis qu’elle murmurait :

– Mais comment pourriez-vous mecomprendre ?

Le grossier visage du bandit avait uneexpression étrange.

– Je ne comprends peut-être pas tout, fit-ild’un air pensif, mais peu s’en faut, en définitive. J’ai été unhomme, il y a des heures où je m’en souviens. Calmez-vous un peu,si vous pouvez ; parlez droit et net ; que voulez-vous demoi ?

Valentine fut un instant avant de répondre, etpendant toute une minute ils se regardèrent fixement.

Dans les yeux de la jeune fille, il y avait unespoir plein de trouble ; dans les yeux du bandit, on pouvaitlire l’envie qu’il avait de résister à un enthousiasteentraînement.

Ce fut Coyatier qui reprit le premier laparole :

– Il est bon que vous n’ignoriez rien, dit-ilà voix basse ; je suis ici par ordre du colonel, et le colonela toujours eu connaissance de tout ce qui se passait entrenous.

– Je m’en doutais, fit Valentine, et malgrécela, quelque chose me disait que vous ne me trahissiez pas.

– Ce quelque chose là disait vrai, poursuivitle marchef, jusqu’à un certain point pourtant. Dans cet enfer, oùils régnent et où nous sommes tourmentés par le caprice de leurtyrannie, il n’y a rien de tout à fait vrai ; les choses sepassent autrement qu’ailleurs. Laissez-moi vous dire encore un mot,et puis vous répondrez à ma dernière question, car le temps presseet le colonel m’attend : je devais partir pour l’île de Corse,où est notre refuge, tout de suite après le meurtre de HansSpiegel, pour lequel votre Maurice va être condamné ; on avaitsurpris mes accointances avec M. d’Arx, et je pense bien qu’ondevait se défaire de moi au couvent de la Merci. Au lieu de cela,j’ai reçu contrordre le jour même de mon départ, qui était le jouroù vous fûtes amenée à la maison du Dr Samuel. On me déguisa enmalade, et je fus mis à l’infirmerie, tout cela parce qu’on avaitbesoin de moi pour vous et pour Maurice, qui étiez alors les deuxseules créatures humaines possédant le secret des Habits Noirs.Maintenant il y en a trois autres qui sont dans le même cas quevous : Maman Léo, le vieux Germain et moi. Allez, on vousécoute !

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