Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 5Triomphe de M. Baruque

 

Il ne s’agissait plus de travailler. L’atelierCœur d’Acier était célèbre, non seulement par le bon teint del’élégance de ses produits, mais encore pour son insatiable appétitde flânerie. Ceux qui le composaient avaient deux fois le droit derester enfants toute leur vie, puisqu’ils appartenaient en mêmetemps à ces deux confréries joyeuses des peintres barbouilleurs etdes artistes en foire.

La trêve de la besogne étant offerte etacceptée, chacun se mettait à son aise : on avait couché lagrande échelle, qui faisait l’office d’un énorme divan ;d’autres avaient apporté des tréteaux, d’autres enfin restaientaccroupis commodément dans la poussière.

C’était une halte de bohémiens de Paris. Toutle monde savourait le bienfait de ces vacances inespérées. On étaitlà un peu comme au spectacle, et Similor pelait des pommes auxrougeaudes en disant :

– Ça fait pitié de voir les occasions tomber àcelui qui n’est pas capable d’en profiter avec éclat. Si aussi bienon m’avait demandé la chose, au lieu de s’adresser au fabricant decroûtes et teinturier en guenilles, on aurait vu comment je saischarmer une assemblée par l’élocution de ma parole !

Échalot le regardait peler ses pommes etpensait :

– C’est à ces bagatelles qu’il enfouit sesressources pécuniaires. Faut-il qu’il voltige sans cesse comme unpapillon, et ce défaut-là lui coupe son sentiment paternel.

M. Baruque, cependant, n’était pas fâchéd’être en lumière ; il gardait cet air impassible qui va sibien aux petits hommes grisonnants, pourvus d’une voix debasse-taille.

Similor, ici, était injuste comme tous lesenvieux. M. Baruque ne resta point au-dessous du rôle brillantqui lui était confié par sa bonne chance ; il racontacouramment et dans tous ses détails l’histoire du premiermeurtre : le meurtre accompli au numéro 6 de la rue del’Oratoire, aux Champs-Elysées.

Son récit n’aurait point satisfait noslecteurs, qui connaissent d’avance l’envers de cette sanglantecomédie, mais il était positivement exact au point de vue de ce queles journaux avaient porté à la connaissance du public.

Dans la science profonde de leurscombinaisons, les Habits Noirs écrivaient l’histoire en même tempsqu’ils la faisaient.

Ils ne se contentaient pas de jouer leurdrame : ils se chargeaient en outre d’en rendre compte aupublic.

De ce récit, composé sur des apparenceshabilement préparées et d’après les pièces d’une instruction dont,seul au monde, le malheureux Remy d’Arx aurait pu reconnaître lecôté mensonger, une brutale évidence se dégageait, sautant aux yeuxde chacun.

Quand M. Baruque termina en mentionnantl’ordonnance de non-lieu délivrée par le feu juge et la mise enliberté de Maurice Pagès, il y eut des murmures dansl’auditoire.

– C’était trop bête, aussi ! ditMlle Colombe en cassant un peu les reins de sapetite sœur.

Celle-ci demanda :

– À qui donnera-t-on les diamants qui étaientdans la canne à pomme d’ivoire ?

Mme Samayoux restait commeabsorbée, elle ne dit rien sinon ceci :

– Il a été libre un instant, et je n’étais paslà !

– Les diamants, prononça sentencieusementMlle Colombe, en réponse à la question de sa petitesœur, c’est toujours confisqué par le gouvernement pour récompenserles filles des généraux et les dames des procureurs du roi.

M. Baruque but un verre de vin. Tout lemonde était content de lui, excepté pourtant Similor, qui cabalaitdans son coin, disant :

– Faut que la patronne ait son idée pour fairemine d’ignorer des choses comme ça. Quoi donc ! Saladin, monpetit, en aurait spécifié les détails tout aussi bien que lecolleur d’enseignes !

– Continuez, monsieur Baruque, ditMme Samayoux avec sa tranquillité factice, souslaquelle perçait une navrante lassitude.

– Alors, maman Léo, répliqua le petit homme,vous voilà bien fixée sur le premier meurtre, pas vrai ?

– Oui… je suis fixée.

– Et vous comprenez pourquoi tout le mondedevine que le nom de Maurice P…, imprimé dans les journaux quiracontent le second assassinat, veut dire Maurice Pagès ?

– Oui, je le comprends.

– Va bien ! Quant à la demoiselle, c’estune autre paire de manches : Valentine de V…, connaispas ! Tout ce qu’on peut dire, c’est que ça se saura plustard. Donc le juge Remy d’Arx avait sauvé la vie, ou tout au moinsla liberté de votre Maurice Pagès…

– Fixe ! interrompitGondrequin-Militaire, ménagez vos expressions, Rudaupoil !Quand même il ne s’agirait pas d’une cliente honorable et qui donnedu comptant, je vous dirais encore : Respect à sonsexe !

– Je ne crois pas avoir besoin de leçon pource qui regarde les convenances, repartit M. Baruque avecfierté, et il y a beau temps que Mme veuve Samayouxconnaît les sentiments que je nourris en sa faveur. Je voulais diretout uniment ceci : Quand il y a rivalité d’amour entre deuxhommes, qu’est-ce que c’est que leur reconnaissance ? ce n’estrien, comme vous allez le voir.

– Ah ! fit Mlle Colombeavec un grand soupir, les hommes ! Celui qui m’a laissé unepetite sœur sur les bras avait pourtant des mille et descent !

– Maurice Pagès, poursuivit M. Baruque,possédait peut-être autrefois les qualités du cœur qui ont pumotiver l’intérêt que lui témoigne la patronne, mais rien n’arrêtele débordement des passions. Quand il fut sorti de la conciergerie,il continua de se fréquenter avec la demoiselle Valentine de V…,qui est une pas grand-chose, quoique appartenant à la plus hautesociété.

« Il faut vous dire, et c’est à maman Léoque je parle, car tous les autres savent cela sur le bout du doigt,que le mariage de la demoiselle avec le juge était une chosearrêtée. On avait signé le contrat et publié les bans.

« En passant, une observation qui a sesconséquences. On voit un peu plus loin que le bout de son nez,c’est sûr. Je suis, moi, de ceux qui pensent qu’il y avait là unmarché, et que ce mariage était le prix de la faiblesse du juge àl’endroit du Maurice pincé en flagrant.

« La demoiselle avait dû dire quelquechose comme cela : Sauvez celui qui m’est cher et je seraivotre femme.

« Ça n’est pas beau, et, en plus, ça al’air bête. Ils sont si drôles, dans le beau monde ! Voilà unendroit où il s’en passe de cruelles, qui ne viennent pas souvent àla cour d’assises, rapport à la richesse et à la faveur desfautifs.

« Ceux qui connaissent le dessous deleurs lambris dorés disent que ça fait frémir pour l’immoralité detoutes les turpitudes qu’ils contiennent !

« Et, quant à la bêtise, écoutez donc,depuis le commencement jusqu’à la fin, ce juge-là, malgré saréputation de savant, s’est toujours conduit comme qui n’a pasinventé la poudre.

« Voilà donc qui est très bien : lespréparatifs de la noce allaient leur train dans le bel hôtel desChamps-Elysées, chez une Mme d’O…, comme lemarquent les feuilles publiques, qui cachent encore la fin de cenom-là. S’il s’agissait de moi ou de Gondrequin-Militaire, on nousy coucherait en toutes lettres, c’est bien sûr.

« Mais voilà une assez cocasse dechose : le bel hôtel est situé tout contre la maison du numéro6, où le premier meurtre avait eu lieu. Y a-t-il là-dedans un faitexprès ? Cherche ! Faudrait avoir du temps à soi comme unrentier pour deviner tant de rébus.

« L’important, c’est que, aprèsl’ordonnance de non-lieu, Maurice Pagès avait loué un petitlogement garni dans la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sur le derrière,dans une situation bien commode pour faire tout ce qu’on veut, sansêtre gêné par les voisins.

« C’était là que Valentine de V… venaitcauser avec lui.

« La veille même du mariage, M. Remyd’Arx reçut une lettre de Maurice Pagès qui lui donnait sonadresse, comme qui dirait un défi.

« Il se trouva qu’au moment où les amiset la famille étaient rassemblés à l’hôtel des Champs-Elysées pourl’exposition de la corbeille, comme ça se fait dans la noblesse,plus orgueilleuse qu’un troupeau de dindons,Mlle Valentine de V… manqua justement àl’appel.

« Remy d’Arx alla jusque dans sa chambrepour la chercher, et là une servante lui dit qu’elle était partieen voiture, toute pâle et toute défaite.

« Pour aller où ?

« La fille de chambre se fit un petit peuprier, puis elle donna l’adresse du logement garni de la rued’Anjou.

« Est-ce un guet-apens, oui ou non ?Du reste, la servante a été en prison.

« Ce qui se passa dans le logement garni,dame ! je n’y étais pas pour le voir, mais la justice futavertie.

– Par qui ? demanda iciMme Samayoux, dont les yeux se relevèrent.

– Oui, par qui ? répéta Échalot, qui,d’ordinaire, n’avait point la hardiesse de se mêler ainsi àl’entretien.

– Qu’est-ce que ça fait, par qui !répliqua M. Baruque.

Les yeux de la dompteuse se baissèrent, et aulieu d’insister elle dit :

– Allez toujours.

– C’est presque fini, vous le devinez bien. Lajustice trouva le juge d’instruction empoisonné comme un rat dansune cave où l’on a jeté des boulettes.

– C’est tout ? demanda la veuve.

– C’est tout, et je crois que c’est assezcomme ça. Il n’y avait pas à nier le flagrant, cette fois-ci,puisque le jeune homme et sa demoiselle étaient enfermés censémentavec le cadavre.

Dans l’auditoire on se demandait :

– Qu’est-ce que la patronne veut donc deplus !

Et Similor ajouta entre haut et bas :

– Quand les femmes qui ont dépassé l’automnede l’existence en tiennent pour un jeune premier, ça faitfrémir !

Échalot se glissa derrière les groupes et vintlui mettre la main sur l’épaule.

– Toi, Amédée, dit-il, tu vas tetaire !

– Qu’est-ce que c’est ?… commençafièrement le faraud en haillons.

– Tu vas te taire ! répéta Échalot, quine se ressemblait plus à lui-même et dont l’humble regard avaitpris une expression d’autorité. Le petit se mourait de besoin,c’est elle qui lui a remplacé la Providence. Tant pis pour toi situ n’as pas de cœur : Un mot de plus et on s’aligne !

Similor haussa les épaules, mais il setut.

En ce moment, Mme Samayouxdisait, en se parlant à elle-même plutôt que pour poser uneobjection :

– Qu’un homme soit frappé, ça se comprend,mais pour empoisonner quelqu’un…

– Il faut qu’il boive ! s’écriaGondrequin. Ra, fla, droite, alignement ! Je n’en avais jamaistant su à l’égard de cette aventure ; mais le bon sens ledit : pour empoisonner quelqu’un, faut que ce quelqu’un-làboive !

– Et le juge, dit Échalot, qui revenait de sonexpédition, n’était pas venu là pour se rafraîchir,peut-être !

Il y avait de la reconnaissance dans le regardmouillé que Mme Samayoux tourna vers lui.

Échalot recula sous ce regard et appuya samain contre son cœur. Dans l’auditoire, quelques voixdirent :

– Le fait est que le juge et les deux amoureuxn’étaient pas vis-à-vis les uns des autres dans la position où l’onse dit entre amis : « Voulez-vous prendre quelquechose ? » C’est louche.

– Avec ça, s’écria M. Baruque, qu’unhomme qui trouve sa fiancée dans une pareille situation n’est pasdans le cas de tomber évanoui les quatre fers en l’air, s’il a dela délicatesse !

– Ça, c’est vrai, fit Gondrequin, maisaprès ?

– Après ?… avec ça que quand ils sontdeux autour d’un quelqu’un qui ne peut pas se défendre, c’est bienmalin de lui ouvrir le bec et de lui entonner ce qu’on veut !Et d’ailleurs est-ce qu’il n’y a pas toujours des manigances qu’onne comprend pas dans les causes célèbres ? c’est ce qui enfait le charme, et sans ça il n’y aurait pas besoin d’audience.

– Parbleu ! approuva-t-on à la ronde.

Gondrequin lui-même parut ébranlé par ceraisonnement si clair.

– Et à la fin des fins, achevaM. Baruque, j’ai été interrogé, j’ai répondu : Tout çam’est bien égal à moi. Je ne m’occupe pas du comment ni dupourquoi, je dis : Pour être empoisonné, il faut boire, doncil a bu puisqu’il est mort empoisonné. Faut-il reprendrel’ouvrage ?

Un instant la dompteuse fixa sur lui ses yeuxoù il y avait de l’égarement.

Puis, au lieu de répondre, elle appuya sesdeux coudes sur la table et cacha sa tête entre ses mains.

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