Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 13Coyatier dit le marchef

 

Valentine continua :

– Je n’ai jamais vu de visage plus effrayantque celui de cet homme ; son regard parle de sang, on diraitqu’il y a du sang sur sa joue, du sang sur ses lèvres ! etpourtant je croyais deviner en lui je ne sais quelle douloureusecompassion.

Il disait, croyant sans doute que je nepouvais l’entendre :

– C’est un beau gaillard, et tout jeune, etdéjà lieutenant après deux ans d’Afrique ! Ils s’aiment biences deux enfants-là, puisqu’ils voulaient mourir ensemble…

Sa main rude fit bruire ses cheveux hérisséscomme les crins d’une brosse.

– Moi aussi j’étais un soldat, murmura-t-ild’une voix sourde, un brave soldat, et les journaux parlaient demoi comme de lui, et peut-être qu’on se souvient encore de mon nomen Afrique. C’est une femme qui a fait de moi un assassin : Jehais les femmes !

Dans sa prunelle un feu sinistre s’alluma.

Mais, tandis qu’il me regardait, sa paupièrebattit tout à coup et il reprit comme malgré lui :

– Celle-ci est bien belle, et je lui ai faittant de mal !

Il s’agenouilla pour border ma robe autour demes jambes qui frissonnaient.

– Un mot, un seul mot, dit-il encore, et jepourrais lui rendre celui qu’elle aime !

Il haussa les épaules en riantlugubrement.

J’avais compris, et vous comprenez aussi,n’est-ce pas ?

Quand on aime bien, on devine. Je savais cequ’était Coyatier, je devinais que Coyatier avait commis le crimedont Maurice est accusé ; j’entends le premier crime, lemeurtre de Hans Spiegel…

La dompteuse poussa un soupir grand dedétresse, arraché par l’effort épuisant qu’elle faisait pour garderson calme.

– Ne bougez pas, maman Léo, murmura Valentine,qui n’avait pas quitté un seul instant son attitude dedormeuse : toutes ces choses, il faut que vous les sachiez.J’ouvris les yeux, et comme le marchef me demanda en fronçant lesourcil : « Avez-vous entendu ? », je luirépondis : « Oui », et j’ajoutai : « J’aifait plus que vous entendre, j’ai deviné. »

Nos regards se croisèrent. Ni lui ni moi nousne baissâmes les yeux.

– Ah ! ah ! fit-il, et à quoi çavous servira-t-il de m’avoir deviné ?

– Je ne sais, répondis-je, mais j’ai devinéaussi que vous aviez pitié de moi.

Il secoua sa tête farouche et fit un mouvementcomme pour s’éloigner.

Cependant il resta. Et après un instant desilence il gronda entre ses dents serrées :

– Il y avait une femme dans tout cela, unefemme qui voulait une robe neuve, un châle, des plumes et desfleurs. Elle m’avait dit le matin : « Si tu ne m’apportespas cinquante louis, je te chasse ! »

Il me regarda, frémissante que j’étais, et unsourire terrible vint à ses lèvres.

– Je lui apportai les mille francs,ajouta-t-il tout bas ; mais c’est moi qui l’ai chassée.

– Ah ! reprit-il en s’interrompant, mavie ne vaut pas cher ! Je sais bien que je mourrai par unefemme. Autant par vous que par une autre, j’ai fantaisie de vousentendre dire : « Merci, marchef ! » C’estdrôle. Demandez, on vous répondra.

Je demandai, il me répondit.

Quand on vint me chercher pour me porter dansmon lit… tenez-vous ferme, Léo !… je savais que cette maisonappartenait aux Habits Noirs.

– Ma fille, prononça tout bas la dompteusesans bouger ni presque remuer les lèvres, ce n’est pas pour moi quej’ai peur.

– Je le sais bien, répliqua Valentine, etcomme je voudrais me jeter à votre cou pour vous serrer bien fortsur mon cœur ! C’est pour moi que vous craignez, c’est pourlui, et vous voudriez me crier encore : « Prendsgarde ! » Hélas ! bonne Léo, il n’est plus temps deprendre garde, il fallait risquer le tout pour le tout. J’ai toutrisqué. Coyatier jusqu’ici a tenu sa parole ; non seulement ilne m’a rien caché, mais encore je n’ai eu qu’à parler pour êtreaussitôt obéie.

« C’est par lui que j’ai vuMaurice ; il m’a fait sortir d’ici en plein jour par la portequi est en reconstruction ; grâce à lui, j’ai pu êtreintroduite à la prison de la Force, grâce à lui encore j’ai pu meprocurer du poison.

« Dans la maison, en apparence du moins,personne ne s’est aperçu de ma sortie, ni de mon absence, qui aduré deux grandes heures, ni de ma rentrée.

« Est-ce là une chose possible ?Coyatier avait-il prévenu ses maîtres et ceux-ci ont-ils favoriséeux-mêmes mon entreprise ?

« En d’autres termes, Coyatier a-t-iltrahi les Habits Noirs pour moi, ou Coyatier m’a-t-il trahie pourles Habits Noirs ? Je ne sais, et que m’importe ? Mauricea le poison, Maurice m’a juré sur notre amour qu’il m’attendraitpour en faire usage.

« En entrant dans sa cellule et quand monregard a rencontré le sien, j’ai cru que mon pauvre cœur allait sebriser. C’était à la fois trop de douleur et trop de joie. Il m’atendu sa main qui brûlait, je me suis jetée à son cou et j’ai voulului dire : « Maurice, Maurice, je tesauverai ! »

« Mais ses lèvres m’ont fermé la bouche,et je crois l’entendre encore prononcer cette parole qui mepoursuit partout : « L’espoir fait mal, n’espère pas,Fleurette, fais comme moi, résigne-toi. »

La veuve luttait contre les sanglots quil’étouffaient.

– Il m’a demandé, poursuivit Valentine :« Pourquoi maman Léo n’est-elle pas venue ? »

– Oh ! le cher enfant a-t-il douté demoi ?

– Non, pas plus que moi ; nous avonscherché ensemble les raisons de votre absence.

– Je ne savais pas, balbutia la veuve. Commentdire cela, moi qui vous aime tant ! je fermais les yeux pourne pas vous voir trop heureux…

– Trop heureux ! répéta Valentine, dontle regard se leva vers le ciel. Mais le temps passe et je n’ai plusbeaucoup de force. Ce n’est pas moi qui m’oppose à tout projetd’évasion, c’est lui. Il m’a dit : « Je n’ai fui qu’unefois en ma vie, c’est trop, je subirai mon sort. »

« Et tout ce que Maurice veut, je leveux… Elle s’arrêta encore.

– Est-il bien changé ? demanda laveuve.

– Non, il est très pâle ; mais il y adans son regard une sérénité presque divine, et j’ai retrouvé sonbeau sourire quand il m’a dit : « Si tu étais ma femme,je mourrais content. »

« J’ai répondu : « Quoi qu’ilarrive, je serai ta femme. »

Le regard de la dompteuse exprima sonétonnement. Valentine reprit avec un calme étrange :

– Ils ne s’opposeront pas à cela, j’en suissûre. Ce qu’il leur faut, c’est notre mort prochaine, car si nousvivions, la main de fer qui étouffe notre voix finirait par serelâcher ; nos paroles, que personne ne voudrait entendreaujourd’hui, seraient écoutées demain peut-être ; pourvu quenous disparaissions tous les deux, ils seront cléments comme lesbourreaux qui se prêtent au dernier caprice des condamnés…

Sa tête pesa plus lourde sur l’épaule de laveuve, qui sentit en même temps sa main devenir froide et quidit :

– Il faut te remettre au lit,fillette !

– Oui, répliqua Valentine, désormais vous ensavez assez, bonne Léo. Le papier que je vous ai remis et que vouslirez attentivement vous dira ce qui vous reste à faire… Encore unmot, pourtant : quand vous me quitterez, ils vont vousreprendre en sous-œuvre pour l’évasion de Maurice. Promettez toutce qu’on vous demandera, dites que vous m’avez à demi persuadée etque vous êtes bien sûre de persuader tout à fait le pauvreprisonnier ; ajoutez que vous voulez aller à la Force dèsdemain. Je ne vous cache pas que nous entamons ici la plus terriblede toutes les parties. Leur intérêt est de mener à bien cetteévasion, mais je n’ai pas besoin de vous expliquer à quoi, dansleur pensée, cette évasion doit aboutir. Ne craignez rien, allezdroit votre route ; vous ne resterez jamais sans instructions,et vous me verrez désormais plus souvent que vous ne croyez.

Elle s’interrompit presque gaiement pourajouter :

– Maintenant, Léo, nous n’avons plus qu’àtromper l’espion qui nous guette. Vous êtes juste ce qu’il fautpour cela, et, en vérité, quand même aucun regard ne serait fixésur vous, je suis morte de fatigue ; et je ne sais pas si jepourrais regagner mon lit sans votre aide.

Elle sourit et ajouta encore :

– Vous avez vu les nourrices endormir lespetits enfants entre leurs bras. Quand le sommeil est enfin venu,elles emportent doucement le nourrisson dans son berceau, etquelles précautions elles prennent ! Faites comme elles, bonneLéo, emportez-moi, et surtout prenez garde de m’éveiller !

Son sourire était contagieux ; il y eutcomme un reflet sur le visage désolé de la dompteuse, qui avaitcompris.

Ce fut une scène si bien jouée que Lecoq y futaux trois quarts pris, derrière son rideau.

Avec une délicatesse infinie, maman Léodégagea son épaule qui soutenait la tête de la jeune fille, puiselle se pencha sur elle comme pour bien constater qu’elle étaitendormie, puis encore elle la souleva aussi aisément que si c’eûtété en effet une enfant et la reporta sur le lit, où Valentinedemeura immobile.

Mme Samayoux s’essuya les yeuxavant de border la couverture ; quand la couverture futbordée, elle joignit les mains et dit avec tristesse :

– Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu, pourcette pauvre biche-là, rester chez moi à la baraque !

– Ah ça ! ah ça ! se dit Lecoq enquittant sa cachette, j’ai perdu une grosse demi-heure ici, moi.Est-ce qu’elles se mettent à jouer la comédie, en foire, aussiparfaitement qu’au Théâtre-Français ?

Au moment où il s’éloignait sans bruit, maispas assez légèrement, pourtant, pour que l’oreille aux aguets de ladompteuse ne perçût vaguement l’écho de son pas, la porte par oùMme la marquise d’Ornans et son cercle étaientsortis s’ouvrit.

– Eh bien ! demanda la comtesse Coronasur le seuil, avons-nous dit tous nos grands secrets ?

– Chut ! fitMme Samayoux, qui se retourna, elle s’est endormieen parlant de lui.

La comtesse traversa la chambre sur la pointedes pieds et vint jusqu’au lit.

Elle baisa la main de Valentine, qui étaitglacée, et fixa sur la dompteuse un regard triste et doux.

– Ils s’aiment bien, murmura-t-elle, et celuiqui est mort l’adorait. Sa folie est de penser que Remy d’Arx étaitson frère : vous a-t-elle parlé de cela ?

– Oui, répondit la dompteuse.

– Vous qui la connaissez depuis longtemps,pensez-vous qu’elle puisse être vraiment la sœur de Remyd’Arx ?

– Quand je la connaissais, repartit ladompteuse, elle s’appelait Fleurette. Je ne me doutais pas qu’elleeût un frère, mais je ne me doutais pas non plus qu’elle fût laparente d’une noble marquise et d’un colonel.

– C’est juste, fit la comtesse.

Elle ajouta comme malgré elle :

– On vous a payée, n’est-ce pas, en cetemps-là ?

La veuve lui saisit les deux mainsbrusquement ; ses joues étaient en feu.

– Elle a confiance en vous, dit-elle, et c’estune belle âme qui est dans vos yeux. Écoutez, je suis une pauvrefemme, une misérable créature qui a peut-être fait le mal :oui, on m’a donné de l’argent, et je ne l’avais pas gagné !oui, on est venu la chercher chez moi et j’ai peut-être eu tort decroire trop vite… mais elle avait si bien l’air de la fille d’unegrande maison ! et comment penser que des gens comme celaauraient voulu me tromper ? Si vous savez quelque chose quipuisse m’aider à réparer ma faute, je vous en prie, je vous enprie, dites-le moi !

La comtesse avait baissé les yeux ; ellerépondit froidement :

– Je ne sais rien, bonne dame ; quandValentine vint à la maison, voici deux ans, on me dit qu’elle étaitma cousine et je l’aimai comme une sœur. Remy d’Arx était pour moiun ami, presque un frère ; il y a une énigme au fond du deuilque nous portons, je n’en ai pas le mot. Il y a une énigme aussi,une énigme inexplicable dans la position de ce jeune homme auqueltous nos amis semblent s’intéresser, malgré son crime.

– Oh ! s’écria la dompteuse, celui-là estinnocent, je vous le jure devant Dieu.

– C’est ainsi que parla Valentine, dit lacomtesse d’un air pensif, le jour même où on arrêta Maurice Pagès,tout sanglant encore, à quelques pas de la maison où le meurtreavait été commis. Je ne suis pas juge, madame, et, depuis monenfance, je vis au milieu de mystères encore plus insondables quecelui-là.

– Au nom du ciel ! commença la veuve, quila regardait avidement, dites-moi…

Francesca Corona secoua sa tête charmante aveclenteur.

– Ne m’interrogez pas, répliqua-t-elle, ceserait inutile. Je n’ai rien compris, je n’ai rien deviné, sinonmon propre malheur, qui m’accable et dont je ne dois compte àpersonne. Si ce jeune homme est innocent, que Dieu le sauve ;puisqu’ils s’aiment, qu’ils soient heureux ! Venez, madame, onvous attend au salon, et chacun semble espérer en votre entremisepour atteindre un résultat favorable. Je vais vous conduire, et jereviendrai garder Valentine, que j’aime mieux depuis qu’ellesouffre.

Elle se dirigea vers la porte.

Un mot vint jusqu’aux lèvres de la dompteuse,qui allait parler, lorsqu’elle sentit une main glacée qui touchaitla sienne.

Elle se retourna vers le lit et rencontra lesyeux grands ouverts de Valentine qui avait un doigt sur seslèvres.

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