Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 34Le combat

 

Échalot, dans la bonté de son cœur, auraitvolontiers parlementé, car il avait une véritable affection pour lepère de Saladin ; mais celui-ci n’était point en étatd’écouter la raison et on le voyait bien.

Ce n’était plus le même homme ; sonaspect vous eût fait peur : il avait le teint terreux desmalades, il avait ce regard tout noir du taureau furieux quilaboure la terre avec ses cornes.

Le bouffon grotesque des bas-fonds parisienstournait au tragique ; la fièvre d’argent le tenait, et lafièvre de sang.

Échalot pensa :

– Ça va être dur ! Quand on pense qu’il ale toupet de parler du petit et que, s’il avait les chiffons, illes avalerait littéralement en noces et festins de consommationpersonnelle, sans acheter un sou de lait à l’innocentecréature !

Il fit le tour de la table, mais ce futseulement pour avoir le temps de relever ses manches et achever deboutonner sa redingote jusqu’au menton.

Aussitôt après cette toilette préparatoire etrapide, il sauta galamment dans l’espace libre, où il prit positiond’un air à la fois mélancolique et résolu.

– Censément, dit-il, ça m’agace un tantinet dem’aligner avec l’ami de mon adolescence, mais si je renaudais tuaurais des doutes sur mon honneur.

Ce n’est certes pas en souvenir de l’aîné desquatre fils Aymon que ce verbe renauder est devenuclassique dans le langage des sans-gêne.

Quant au mot honneur, pris dans son senschevaleresque, nous affirmons que, chez les sans-gêne, il estemployé désormais plus sérieusement et plus fréquemment qu’en aucunautre monde.

Similor n’avait peut-être pas lul’Iliade, et pourtant il répondit comme Ajax :

– À toi, à moi, racaille au tas ! ça neva pas peser lourd !

Il s’était campé selon la garde élégante desprofesseurs de boxe et adresse françaises ; ses jambes,entretenues par la pratique de la danse des salons et qu’il avaitvendues tant de fois aux peintres en qualité de modèle « pourle bas », placèrent leurs pieds en équerre et eurent deux outrois flexions élastiques avant que le corps s’assît carrément surleur base élargie. En même temps, il se décoiffa d’un gestefanfaron et mit ses deux poings fermés à la hauteur de l’œil.

Il était très beau, et les maréchaux de lasavate n’eussent pu que l’admirer.

Échalot, doué d’une cassure moinsbrillante, obéit à la vieille tradition et passa préalablement sesmains dans la poussière du sol. Il négligea les fioritures dumétier et prit tout bonnement la pose de l’humble combattant quidéfend ses yeux à la Courtille, un soir de bal-habillé.

Jambes écartées, tête en arrière, mainsétendues et prêtes surtout à la parade.

– Vas-y, Amédée, dit-il avec gravité, tu vaschercher à me détruire, c’est dans ton caractère ; moi jen’essayerai que de te casser une patte, comme étant gardien destrésors de la bourgeoise.

Ce dernier mot fut coupé par une ruade lancéede pied de maître. Similor avait fait comme ces tireurs de régimentqui débutent par le coup droit, avant que la main de l’adversaireait acquis toute sa vitesse de parade.

Mais Échalot, qui connaissait le jeu de sonPylade, rabattit le coup nettement et ne riposta pas.

Un ricanement passa entre les dents serrées deSimilor.

En retombant d’aplomb, il porta le double coupde boxe anglaise, et la poitrine du pauvre Échalot sonna deux foiscomme un tambour.

– Touché ! dit-il paisiblement. Tu as dutalent, Amédée, et comme tu n’as pas l’estomac fort, ces deuxtaloches-là t’auraient défoncé, mais moi je pose pour « lehaut », et c’est solide. Je te préviens que je vais taperdésormais.

Un coup de pied fauché circulairement luiarriva au flanc, raide comme balle, en guise de réponse. Similorn’avait garde de parler.

Échalot, au lieu de venir à la parade, fit unpas en avant, uniquement pour amortir le choc, et détacha son poingdroit, qui toucha Similor au front à l’instant même où celui-ci serelevait.

Similor chancela comme s’il eût donné de latête contre une muraille et tomba sur ses genoux.

Échalot demanda, sans même songer à profiterde son avantage :

– Ça t’a fait du mal, Amédée ?

Il avait presque retrouvé la douce voix quenous lui connaissons et avec laquelle il disait de si raisonnableschoses pour l’éducation du petit Saladin.

Probablement que ça n’avait pas faitdu bien à Similor ; car il ne se releva point, et pour réponseil ne donna qu’un sourd gémissement.

Sa tête pendait sur sa poitrine.

– C’est sûr, dit Échalot étonné, que tu t’eslaissé bien ramollir depuis le temps par toutes les voluptés que tut’y livres au café et chez les dames, car je n’ai pas tapé de toutema force. Au lieu de continuer, je te laisse souffrir ne désirantpas abuser de ma victoire.

Il se rapprocha de la table pour regarder deprès, à la lumière, la place où le pied de Similor avait touché saredingote.

– Jeux de main, jeux de vilain, grommela-t-ild’un ton de sérieuse contrariété, et encore plus les jeux desouliers crottés. Le vêtement est marqué dès son premier jourd’étrenne. Je vas toujours l’ôter et le plier proprement pour lecas où Amédée aurait l’idée de rejouer.

Il déboutonna la redingote.

Similor se tenait la tête à deux mains et nebougeait pas plus qu’une pierre. Au moment de dépouiller lapremière manche, Échalot se ravisa :

– Il est filou comme un singe, pensa-t-il, ettricheur, et plus roué que Robert Macaire ; peut-être qu’ilfait le mort pour me prendre en traître. Si j’ôte ma lévite, jen’aurai plus les économies de Léocadie sur mon cœur, prêt à lesdéfendre jusqu’au trépas. Mais, d’un autre côté, quand aurai-jel’occasion de me payer une pareille pelure ? C’est moelleux,c’est cossu, c’est plein la main !

Il tâtait amoureusement l’étoffe du vêtementconfectionné, qui ne méritait assurément aucun de ces éloges.

Le désir de sauvegarder cette toilette sichère l’emporta ; il dépouilla une manche en ajoutant touthaut :

– Hé ! vieux ! j’ai donc tapé unpetit peu trop fort ?

– Assassin ! prononça d’une voix sourdeSimilor, qui versa de côté et se laissa tomber dans la poussièresans lâcher son front.

– Ça a l’air qu’il a son compte, pensaÉchalot, dont le cœur se serra, mais il m’a déjà pris si souvent àses grimaces et manières.

Il ôta la seconde manche.

– On s’avait juré mutuellement dans les temps,murmura-t-il, une amitié réciproque et fidèle qui ne devait finirqu’avec l’existence de toi et de moi. J’y ai tenu, pour ma part, dumieux que j’ai pu, et l’attache qui nous unissait fut encoreraccourcie par la naissance de notre Saladin, de qui la maman mefaisait éprouver les mêmes émotions pures que j’ai ressenties parla suite pour Léocadie. C’est bête de s’aligner ensemble quand onpartage les devoirs du père vis-à-vis du même môme que, si lemalheur arrivait d’un double accident, il resterait seul au biberonici-bas.

Il étala sa redingote sur la table et labrossa d’une main caressante, tout en poursuivant :

– Voilà les fruits de ta conduiteinconséquente et dissolue, Amédée. Je ne voudrais pas te grondersévèrement puisque le coup a été mauvais, mais c’est toi qui ascommencé, et je n’ai fait que défendre la chose sacrée du dépôt quin’est pas à moi… Tu ne réponds pas ?… T’es donc bienmalade ?… Attends voir que je mette ma lévite dans un endroitpropre et je vas revenir te prodiguer les soins compatibles avecmon apprentissage de pharmacien. Ah ! tu m’en as fait descrasses depuis qu’on est ensemble ; mais c’est plus fort quemoi, et je te pardonnerai celle-là comme les autres.

Il avait plié la redingote avec beaucoup desoin et regardé plutôt dix fois qu’une la place froissée par lecoup de pied.

Il hésita un instant sur la question à savoirs’il laisserait le trésor de la dompteuse dans le paquet, mais sonbon sens lui dit que mieux valait ne point s’en séparer et ilglissa les billets de banque entre sa chemise et son gilet,boutonné du haut en bas.

Après quoi, il gagna le coin où il faisaitbouillir d’ordinaire le lait de Saladin et déposa le cher vêtementsur la planchette qui était son armoire.

Puis il revint, l’âme pleine de miséricorde,et disant déjà :

– Maintenant, me voilà tout aux soins del’amitié. Aie pas peur, Amédée ; s’il le faut, je te feraichauffer du tilleul et de la camomille.

Mais sa phrase s’acheva en un crid’étonnement.

Il n’y avait plus personne à l’endroit où ilavait laissé Similor.

– Où donc es-tu passé, Amédée ?demanda-t-il en regardant sous la table.

Dès ce premier moment, il y avait en lui de ladéfiance, tant il connaissait bien son ami de cœur.

– Voilà de l’ouvrage, pensa-t-il avec unesérieuse inquiétude ; j’aurais dû le démonter d’une pattecomme je l’avais spécifié tout d’abord.

La chandelle posée sur la table projetait salumière à quelques pas seulement ; le reste de la baraqueétait plongé dans un clair-obscur qui trompait l’œil et où lesobjets se distinguaient à peine.

Le regard d’Échalot allait de tous côtés,interrogeant cette ombre, mais il n’apercevait rien.

Et à mesure que le temps passait, soninquiétude s’aggravait, parce qu’il se doutait bien qu’on allait leprendre par surprise.

Au moment où il ouvrait la bouche pourinterroger encore, sans beaucoup d’espoir d’obtenir une réponse, unbruit de ferraille frappa ses oreilles.

– Les sabres, balbutia-t-il d’une voixaltérée : je suis un homme mort !

En ce moment, un reflet s’alluma dans la nuitet la voix de Similor, qui avait recouvré tout son éclat,dit :

– Je ne veux plus partager, il me faut toutela tirelire de maman Putiphar. Si tu ne me jettes pas le paquet dechiffons, je te coupe en deux comme une pomme !

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