Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 8Échalot aux écoutes

 

Ni Mme Samayoux niM. Constant ne faisaient attention à Échalot, qui était àdemi-caché derrière un poteau.

Le temps avait marché et ces journées denovembre sont courtes ; la baraque commençait à se fairesombre.

M. Constant et la dompteuse étaient assisen face l’un de l’autre.

M. Constant, qui avait l’air d’un hommetout rond, très disposé à prendre ses aises, avait versé sans plusde façon du vin dans les deux verres.

– Je ne suis pas plus bête qu’un autre,reprit-il, quoiqu’on n’ait pas encore songé à moi pour l’Académiedes sciences, mais quant à bon garçon, ça y est des pieds à latête ! vous verrez que nous serons camarades. À votre santé,maman Léo : c’est comme ça que la petite mademoiselle vousappelle.

La dompteuse le regardait d’un airindécis.

– C’est vrai que vous avez l’air bonnepersonne, dit-elle, et si vous êtes venu chez moi, ce n’est biensûr pas pour me faire du chagrin, mais vous me parlez comme si jesavais quelque chose et je ne sais rien de rien.

– Pas possible ! s’écriaM. Constant ; la foire des Loges n’est pas le bout dumonde, et les journaux ont assez radoté là-dessus !

– Aujourd’hui même, répliqua la dompteuse,aujourd’hui seulement j’ai appris ce que les journaux ont pu dire.Ce serait trop long de vous expliquer pourquoi je restais dansl’ignorance. J’avais beaucoup d’ouvrage, et puis peut-être que jene regardais pas autour de moi de peur de voir, car c’est biencertain que, depuis des semaines, je ne me suis jamais levée sansavoir un poids sur le cœur. On dit qu’il y a des pressentiments.Mais ce qu’on m’a rapporté tout à l’heure, c’est l’histoire dumeurtre dans la chambre garnie de la rue d’Anjou ; tout ce quia suivi, je l’ignore, et si c’est un effet de votre bonté, jevoudrais bien le savoir.

– Comment donc ! fit l’officier de santé,mais c’est tout simple, ça ! Figurez-vous que je vous aimedéjà tout plein, maman Léo ; je suis entré ici croyant avoiraffaire à un gros hérisson de casseuse de cailloux et vous êtesdouce comme un petit agneau. Nous allons donc commencer par lecommencement. Attention ! vous avez beau avoir de la peine, çava vous amuser ; d’abord il n’y a pas eu de meurtre rued’Anjou…

– Ah ! s’écria la veuve, j’en étaissûre !

– Parbleu ! ça tombe sous le sens !les tourtereaux n’étaient pas là pour le plus grand plaisir du juged’instruction Remy d’Arx ; mais ils avaient fait dessein de sepérir ensemble par désespoir amoureux, voilà tout. L’autre juged’instruction, celui qui a succédé au défunt Remy d’Arx,M. Perrin-Champein, est un fin finaud de la finauderie, qui ades yeux par-devant, par-derrière et sur les côtés, un vrai chiende chasse, quoi ! Il n’a pas seulement baissé le nez verscette piste-là, et quand Mme la marquise est alléele voir pour lui demander sa protection en faveur de la demoiselle,il a répondu : « Dormez sur vos deux oreilles ; jepense bien qu’il n’y a pas que des roses blanches et des fleurs delys dans l’aventure de mademoiselle votre nièce ; mais çaregarde un conseil de famille bien plus que la courd’assises. »

– Mais alors, dit la veuve, que son grandespoir étouffait, Maurice aussi doit être à l’abri ?

– Pour le fait divers de la rue d’Anjou, oui,maman ; reste seulement la mauvaise plaisanterie de la rue del’Oratoire, 6, chambre n° 18, au second. Vous voyez si je suisferré sur ma géographie ! Savez-vous ce que c’est qu’unecommission rogatoire, vous ?

– Non, répondit la veuve, je ne sais pasgrand-chose, allez, monsieur Constant. Buvez donc, si vous netrouvez pas mon vin trop mauvais.

– C’est ça ! et vous allez trinquer avecmoi ! Une commission rogatoire, c’est quand les juges sedérangent, et M. Perrin-Champein s’est dérangé pour venir cheznous interroger la petite demoiselle : quand je dis petite,elle a une taille superbe, mais de la voir tomber si bas, ça faitl’effet comme si elle était redevenue une enfant. Vous savez, on sefait des idées sur les gens qui ont de certains métiers ; moi,je me représente les messieurs du parquet avec des têtes de vautourou de faucon : eh bien ! M. Champein est ça toutcraché ! Il vous a une paire d’yeux ronds et pointus quientrent dans le corps comme des vrilles, une grande bouche quiressemble à une plaie, et un nez en lame de sabre. Il avait l’airun peu en rage, parce qu’il ne pouvait rien tirer de mademoiselleValentine ; mais il disait à chaque instant :« L’instruction n’a pas besoin de cela ! » Et ilajoutait : « Les deux chambres étaient contiguës :dans l’une, Hans Spiegel ; dans l’autre, l’ex-lieutenantMaurice Pagès. Hans Spiegel avait volé les diamants de la Bernetti,qui valaient un demi-million ; Maurice Pagès n’avait pas lesou et il était amoureux d’une jeune personne très riche ; laporte condamnée qui communique du numéro 18 au numéro 17 garde destraces nombreuses d’effraction, et les instruments qui avaientservi à opérer l’effraction ont été retrouvés dans la chambrenuméro 18, où l’ex-lieutenant Pagès faisait sondomicile… »

– C’est vrai que c’est terrible, balbutia laveuve, dont les tempes étaient baignées de sueur.

Échalot se demandait :

– Quel coup monte-t-il, et pourquoi tout cebavardage ? C’est quelqu’un d’entre eux qui s’est fait unetête, puisque je ne peux pas mettre son nom sur safigure !

– Attendez donc, disait cependantM. Constant de sa bonne grosse voix toute ronde, nous nesommes pas au bout. Et M. Perrin-Champein mâchonnait le nom dulieutenant Pagès comme s’il avait eu dans le bec un lambeau de sapeau. Ah ! ah ! celui-là sait son état, et on pouvaitbien voir que, dans son opinion, le Remy d’Arx a eu ce qu’ilméritait. On ne fait pas comme ça des marchés privatifs sur le dosde la justice, j’entends quand on est magistrat, car vous allezbien voir que je n’en veux pas au lieutenant… Mais suivons lefil : Hans Spiegel est égorgé comme un bœuf, toute la maisonse réveille à ses cris, on sort ou l’on se met aux croisées, et lesgens peuvent voir le lieutenant sortir par la fenêtre même de lavictime, voyager le long du treillage, passer dans un arbre commeun écureuil (entre parenthèses, vous savez, maman, s’il était forten gymnastique !), puis entrer, par la fenêtre encore, àl’hôtel d’Ornans, où il est finalement arrêté… Pensez-vous queM. Champein a là une jolie affaire pour ses débuts ?

La tête de la veuve s’inclina sur sapoitrine ; elle semblait n’avoir plus de sang dans lesveines.

– Et si on le laisse faire, ajoutaM. Constant, qui changea de ton, croyez-vous qu’il aurabeaucoup de peine à emballer son jeune homme ?

Mme Samayoux releva les yeuxsur lui et répéta, pensant l’avoir mal entendu :

– Si on le laisse faire ?

– Farceuse ! répliqua l’officier de santéd’un ton jovial, vous devinez pourtant bien pourquoi je suis venu.Voyons, c’est certain, n’est-ce pas, que vous n’iriez pas mettrevotre main au feu de l’innocence du lieutenant Pagès ?

– Vous vous trompez, repartit vivementMme Samayoux, qui se redressa soudain et dont lesyeux brillèrent, j’en mettrais ma main au feu, et tout mon corps,et tout mon cœur !

– C’est drôle, fit M. Constant, oncroirait entendre la petite demoiselle !

– Parle-t-elle ainsi ! s’écria la veuveavec élan ! Ah ! la chère créature ! j’ai donc bienraison de l’aimer ! Et ne serait-ce point parce qu’elle parleainsi que vous la croyez folle ?

– Pour cela et pour autre chose, ma bonnedame. Buvez une gorgée et soyez calme. Je mentirais si je disaisque je partage votre avis par rapport à l’innocence dulieutenant ; mais la question n’est pas là, il s’agit demademoiselle Valentine. Elle nous a tous ensorcelés, et cela est sivrai que moi, qui ai un emploi important dans la maison, voilàtrois jours que je cours la prétentaine pour vous trouver sur unsimple désir d’elle.

– Elle a donc parlé de moi !

– Vingt fois plutôt qu’une, à tort et àtravers : Maman Léo par-ci, maman Léo par-là ! siseulement je pouvais voir maman Léo !…

– Mais ce n’est pas d’une folle cela !fit la veuve.

– Vous trouvez ? Moi, je suis l’aide duDr Samuel, et vous ne m’en voudrez pas si j’ai plus deconfiance en lui qu’en vous dans les questions de médecinealiéniste. Nous sommes une spécialité, ma bonne dame, nous avons undes plus beaux établissements de Paris, et, voyez-vous, les fous,ça nous connaît. Quand on pense que la malheureuse enfant a pris enhorreur le colonel, son meilleur ami, presque son père, etpar-dessus le marché l’homme le plus respectable del’univers ! Quand on pense qu’elle le confond avec unmalfaiteur, dans son délire, et qu’il lui fait peur… lui, le saintdes saints !… Qu’avez-vous donc ?

La veuve venait de faire un brusquemouvement.

Son regard s’était porté par hasard vers lepoteau derrière lequel Échalot se cachait à demi.

Elle avait cru voir, dans les ténèbres, qui sefaisaient de plus en plus sombres, les regards du bon garçon fixéssur elle avec une expression étrange.

Elle était sûre d’avoir distingué son doigtqui se posait sur sa bouche, comme pour lui envoyer unavertissement ou un signal.

– Je n’ai rien, répondit-elle à la question deM. Constant.

Celui-ci poursuivit :

– Ça ne vous frappe pas, ce que je vous dislà ; mais si vous connaissiez seulement le colonel…

– Je le connais, repartit la dompteuse, c’estlui qui vint à la baraque avec cette marquise…

– Juste ! et qui vous donna de l’argentpour avoir bien traité sa nièce.

– Et pour l’emmener, murmuraMme Samayoux.

– Comme de raison. Chez vous, dites donc, cen’était pas beaucoup la place d’une héritière de noblesse. Maisj’en reviens à mes moutons : la pauvre demoiselle est pourMme la marquise d’Ornans comme pour lecolonel ; elle ne veut plus être sa nièce, elle se croit lasœur de l’homme qu’elle avait consenti à épouser…

– Voilà ce qui est bien étrange ! pensatout haut Mme Samayoux.

– Elle n’en démord pas, repritM. Constant, elle dit à qui veut l’entendre : « Jesuis Mlle Valentine d’Arx ! » Elle se batcontre des fantômes, les accusant d’avoir tué non seulement sonprétendu frère, mais encore son père, le vieux Mathieu d’Arx, quimourut à Toulouse, on ne sait comment, voilà déjà bien desannées.

– Ah ! fit la veuve, on ne sait commentil mourut ?

– Ah ça ? demanda M. Constant avecgaieté, est-ce que vous donnez dans les imaginations de la jeunefille ?

– Je vous écoute, et je tâche de me faire uneopinion.

– Pour ça, vous aurez mieux que mes paroles,dit rondement l’officier de santé, car la pauvre chère enfant veutvous voir, et tout ce qu’elle veut, nous le faisons.

– Comment ! s’écria la veuve, on melaisserait aller vers elle ?

– Pourquoi pas ? Pensiez-vous donc quenous la tenions sous clef ! vous la verrez, maman, et plus tôtque plus tard, car je suis venu vous chercher pour vous conduireauprès d’elle.

Échalot, profitant de l’ombre croissante,s’était insensiblement rapproché. Il écoutait de toutes sesoreilles et semblait en proie à une singulière perplexité.

– C’est vrai, se disait-il, qu’ils changent defigures comme de chemises, mais si j’allais me tromper ! Etpourtant je ne peux pas laisser la patronne se jeter dans la gueuledu loup. Je ne m’en consolerais jamais s’il lui arrivaitmalheur !

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