Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 15Embauchage de maman Léo

 

Maman Léo cependant continuait, parlant à lamarquise et à M. de Saint-Louis :

– Elle m’embrassait comme pour du pain, et lenom de Maurice venait à chaque instant sur ses lèvres ; moi,je ne savais plus où j’en étais ; car ça me déchire le cœur devoir ces deux enfants-là dans la peine.

– Vous a-t-elle parlé de Remy d’Arx ?interrompit la marquise.

– Ah ! je crois bien ! son frère,comme elle l’appelle maintenant ! Pour folle, c’est biencertain qu’elle est folle.

– Non, pas tout à fait, rectifiaM. de Saint-Louis ; le Dr Samuel nous a expliqué lesdifférents degrés de l’aliénation mentale, et à cet égard, il estla première autorité de Paris ; il y a chez notre chère enfantun trouble cérébral dont la cause est connue et déterminée.

– Et la cause cessant, ajouta la marquise avecvivacité, le trouble disparaîtra de même.

– Que Dieu vous entende, madame ! ditmaman Léo, et ça me console bien de voir comme elle est aimée.Aussi, il n’y a plus de métier qui tienne, allez ! je suisdésormais à vos ordres du matin jusqu’au soir et du soir aumatin.

Mme d’Ornans lui prit la mainde nouveau.

– Vous serez récompensée…, voulut-elledire.

– Ah ! pas de ça, Lisette ! s’écriala veuve. Si vous parlez latin, je ne vous comprends plus.

– Excellente femme ! murmura lamarquise.

– Magnifique peuple ! soupiraM. de Saint-Louis.

– Il y a donc, reprit maman Léo, en vousdemandant bien pardon de ce qui vient de m’échapper, que je voulaisla prêcher comme vous me l’aviez ordonné et que je ne savais paspar où commencer mon sermon. Elle était si gentille entre mesbras ! Je perdais mon temps à l’admirer, comme un vieil enfantque je suis, et je me disais : Si Dieu avait voulu, comme ilsseraient heureux !

« Et vous pensez bien que ça m’a ramenéeà mon ouvrage, car il faut que Dieu le veuille, pas vrai ? ilfaut qu’ils soient heureux.

« J’ai donc pris la chose de longueur,disant que la liberté est le premier de tous les biens sur la terreet que si on laisse les juges faire leur boniment, numéroter leurspaperasses, entortiller leur jury, bernique ! le diablelui-même ne peut pas y revenir.

« Et tous les exemples à l’appui, quisont nombreux et où je n’avais qu’à choisir.

« Elle m’écoutait en fixant sur moi sesgrands yeux mouillés.

« Elle répétait toujours : « Ilest innocent, il est innocent ! »

« Parbleure ! ai-je fait, Jésusaussi était innocent, et il a été pas moins crucifié entre les deuxlarrons.

– Bonne âme ! dit encore la marquisesincèrement émue.

Et M. de Saint-Louis :

– L’éloquence populaire, en France, a de cesressources-là !

– En un mot comme en mille, poursuivit ladompteuse, ça ne lui faisait pas autant d’effet que je l’auraisvoulu. La pauvre Minette est comme engourdie à force d’avoirsouffert et pleuré toutes les larmes de son corps.

Alors l’idée m’est venue d’aller dans le sensde la fêlure et je lui ai dit :

– S’il meurt, tu mourras, pas vrai ?

– Ah ! qu’elle m’a répondu, j’en suisbien sûre et c’est là mon seul espoir !

– Eh bien ! alors, qui vengera tonfrère ?

Ses yeux se sont allumés pendant qu’elledisait :

« Remy, mon pauvre cherRemy ! »

La marquise écoutait avec une attentionpassionnée ; M. de Saint-Louis hocha la tête enmanière d’approbation, mais une nuance de pâleur éteignit levermillon de son teint.

Les deux docteurs, le colonel etM. de la Périère, qui étaient toujours à l’autre coin dela cheminée, cessèrent tout à coup de causer pour prêterl’oreille.

– Elle était prise, poursuivit la dompteuse,je l’ai vu tout de suite ; quand je suis revenue à sonMaurice, elle a pleuré à chaudes larmes, et moi aussi, comme vouspensez.

– Je veux être pendu, dit tout bas Lecoq à sesvoisins, si j’ai rien vu, rien entendu de tout cela.

La veuve continuait :

– Elle est si faible et si brisée ! Depleurer ça l’a endormie tout de suite. Elle a renversé sa chèrebelle tête sur mon épaule…

– Voilà le vrai, dit encore Lecoq.

–… Et ses paupières ont battu, acheva mamanLéo, mais avant de fermer les yeux, elle m’a dit : « J’aiconfiance en toi, tu as été ma mère, et tu l’aimes comme s’il étaitton fils. Si je lui dis : « Je veux que tu vives »,il se laissera sauver… et il faut qu’il vive pour notre amour commepour notre vengeance. »

La voix faible et douce du colonel Bozzo sefit entendre à l’autre bout de la cheminée disant :

– Drôle de fillette !

Ce fut un regard de colère que la bonnemarquise lui jeta.

Mais le vieillard lui renvoya un sourire.

Il était assis commodément dans sa bergère,caressant de sa main blanchette et ridée une petite boîte d’or surlaquelle était le portrait émaillé de l’empereur de Russie.

– Bonne amie, murmura-t-il, en adressant à lamarquise un signe de tête caressant, vous vous fâchiez déjàautrefois quand je radotais ce mot « drôle de fillette »,mais sous mon radotage, il y a souvent bien des choses. Cetteenfant-là a trompé des calculs supérieurement faits, et dès qu’ils’agit d’elle, je dis cela pour nos amis comme pour vous, il nefaut pas se fier aux apparences.

Il s’interrompit pour ajouter en regardantpaternellement ses trois voisins, qui éprouvèrent une sorte demalaise :

– C’est comme moi, mes enfants, je suis aussiun drôle de bonhomme.

Il ouvrit sa boîte d’or, prit quelques grainsde tabac au bout de son index et les flaira à distance d’un aircontent.

La dompteuse n’était pas très forte endiplomatie et pourtant ce petit bout de scène ne passa pointinaperçu pour elle.

– Monsieur le colonel a bien raison, dit-elle,d’autant qu’il n’a rien voulu dire contre l’enfant, j’en suis biensûre. Elle a toujours eu un drôle de caractère, et il m’est arrivéplus d’une fois dans le temps de jeter ma langue aux chiens quandj’essayais de la comprendre.

« Pour revenir à nos moutons, elle s’estdonc endormie comme un bel ange du bon Dieu, et à mesure qu’elles’endormait, un sourire de chérubin naissait sur ses lèvres, qui semirent à remuer et qui dirent comme en rêve : « Nousserons heureux, nous nous marierons tout de suite… tout desuite !… »

Maman Léo s’arrêta et regarda la marquise enface.

– Voilà, ma bonne dame, acheva-t-elle, j’aifait ce que j’ai pu.

– Et vous avez bien fait, répondit lamarquise, vous nous avez rendu l’espoir, et tous ceux qui sont icivous remercient.

– Alors, demanda la veuve en baissant la voix,le rêve de la chérie pourrait se réaliser ? Ils seraientheureux ensemble ? Vous consentirez à ce mariage ?

La marquise hésita, puis elle répondit avecgravité :

– Je n’ai plus d’enfant, elle est tout moncœur, je ne sais pas jusqu’où peut descendre ma faiblesse pourelle, mais je crois que, si elle l’exige, j’irai jusqu’à ne pointm’opposer à ce mariage.

– Ah ! saquédié ! s’écria maman Léo,qui sauta sur ses pieds, les nobles ne passent pas pour des bravesgens chez nous, mais vous êtes un cœur, vous, ou que le diablem’emporte !

Elle avait jeté ses deux bras autour du cou dela marquise un peu effrayée pour planter sur ses joues deuxretentissants baisers.

– Bien des pardons, murmura-t-elle en sereculant confuse, mais il a fallu que ça parte ; je n’ai paspu m’en empêcher.

Mme la marquise d’Ornans riaiten rajustant sa coiffure.

Samuel, le docteur en droit, et M. lebaron de la Périère s’étaient rapprochés du prince, qui regardaitcette scène avec attendrissement et murmurait :

– Le peuple ! ah ! le peuplefrançais !

Le colonel Bozzo restait seul au coin de lacheminée.

– Il y a donc, reprit maman Léo, que je suis àvous, quoi ! corps et âme, et que je me jetterai au feu, s’ille faut, pour vous être agréable.

Comme elle achevait, son regard, en quittantla marquise, rencontra les quatre paires d’yeux des Habits Noirsqui la guettaient fixement.

Elle ne broncha pas et fit la révérence enajoutant :

– Comme de juste, je suis aussi toute auservice de la compagnie. Voyons, usez de moi, que faut-ilfaire ?

On entendit derrière le cercle la petite touxdu bon vieux colonel et ceux qui le masquaient s’écartèrentaussitôt avec respect.

– Merci, mes amis, dit-il, j’aime à voir ceuxà qui je parle, et vous me gêniez, car je n’ai plus ma voix devingt ans. C’est moi qui ai eu la première idée de faire venircette excellente Mme Samayoux, c’est moi, si vousle permettez, qui lui donnerai ses instructions.

Tous les hommes s’inclinèrent en silence, etla marquise dit dans la sincérité de sa foi :

– J’allais vous en prier, bon ami, car vousêtes notre meilleur conseil.

– Désormais, reprit le colonel Bozzo, il fautque les choses marchent vite, car la session des assises vas’ouvrir cette semaine. Pouvez-vous être à notre disposition toutela journée de demain, chère madame ?

– Toute la journée de demain, répliqua laveuve, et toutes les autres journées, tant qu’on aura besoin demoi.

– C’est parfait, et nous trouverons bien moyende vous témoigner notre reconnaissance sans blesser votre honorablefierté… Demain donc, à la première heure, vous vous rendrez aucabinet de M. le juge d’instruction, Perrin-Champein, qui esttrès matinal, et vous lui demanderez un permis pour voir lelieutenant Maurice Pagès, à la prison de la Force.

– Mais si le juge d’instruction me refuse…

– Soyez tranquille, on aura fait le nécessairepour que le juge d’instruction ne vous refuse pas. Il passe pour unhomme singulièrement habile, et je m’étonne que vous n’ayez pasencore été interrogée.

– Je ferais bien des lieues en tempsordinaire, dit la dompteuse, pour éviter cette opération-là ;je n’aime ni les juges ni les huissiers, moi, c’est pas mafaute ; mais j’irai tout de même, et si on m’interroge, jeparlerai la bouche ouverte ; quand j’aurai le permis, bienentendu, j’irai voir Maurice. Que faudra-t-il faire chezMaurice ?

– À peu près ce que vous venez de faire chezValentine. Vous parlerez au nom de Valentine, vous direz… Maispourquoi vous faire la leçon ? Nous avons pu vousapprécier ; nous savons quelle affection délicate et profondevous portez à ce malheureux jeune homme. Vous ne nous croiriez pas,madame, si nous prétendions partager cette tendresse ; c’estun inconnu pour nous et un indifférent ; il y a plus, s’il nenous était pas nécessaire comme moyen de salut pourMlle de Villanove, notre intérêt, notre devoirpeut-être serait de l’écarter ; mais nous aimons Valentinecomme vous aimez Maurice ; Valentine est le dernier espoir denotre bien-aimée marquise, cela suffit pour que rien ne nouscoûte.

La dompteuse le regarda bonnement etdit :

– Ça fait plaisir de voir la franchise quevous avez, et le pauvre gars doit tout de même une belle chandelleau bon Dieu, qui lui a laissé des protections pareilles dans sonmalheur.

– Vous serez éloquente, poursuivit le colonel,nous n’avons aucune crainte à cet égard ; mais appuyez biensur cet argument tiré de l’arrêt prononcé par le DrSamuel : « La vie de Valentine est entre les mains deMaurice ; il peut à son gré la ressusciter ou latuer. »

– Je l’ai dit, déclara solennellement Samuel,et je le répète, c’est ma conviction intime.

– Soyez tranquille, dit la veuve, jen’oublierai pas votre argument, mais il y en a un autre que jepréfère pour ma part, c’est celui qui m’a été fourni parMme la marquise. Quand Maurice va savoir qu’il peutespérer la main de Valentine…

Elle s’interrompit, et son regard interrogeaMme d’Ornans, qui murmura :

– Quand je devrais quitter la France etm’établir en pays étranger, je ne me dédis pas : je n’ai plusqu’elle sur la terre.

– Alors, s’écria maman Léo, tout estconvenu ; vous savez où me trouver pour que je vous rendecompte de ma mission. À demain ! et bonsoir lacompagnie !

La marquise se leva et lui tendit la main.

– Où donc est M. Constant ?demanda-t-elle.

– Il a repris son service, répondit leDr Samuel.

– Je puis très bien, dit le baron de laPérière en s’avançant, reconduire la bonneMme Samayoux.

– Bah ! bah ! fit la veuve,M. Constant, encore passe, mais un baron ! Craignez-vousque je me perde ! Voilà ! si vous voulez que nous soyonstout à fait amis, il faut garder chacun notre place. Menez-moiseulement jusqu’à la porte du dehors, parce que je ne saurais pasretrouver ma route, mais une fois dans le chemin des Batailles, nevous inquiétez pas de moi. Quand les rôdeurs et moi nous nousrencontrons, c’est moi qui fais peur aux rôdeurs.

Elle refusa le bras que le baron lui offritgalamment et sortit la première.

– Bonne amie, dit le colonel quand elle futdehors, je crois que nous avons fait ce soir d’excellente besogne.Voulez-vous que je vous remette à votre hôtel en passant ? Jetombe de sommeil.

Mme d’Ornans avait appuyé satête sur sa main.

– Vous êtes un des hommes les plusvéritablement sages que j’aie rencontrés en ma vie, murmura-t-elled’un air pensif ; si vous n’étiez pas là, si je ne vous voyaismêlé à toutes ces aventures impossibles, je croirais que jerêve.

– Il me semble, ditM. de Saint-Louis, que je ne suis pas non plus un petitfou, madame…

– C’est vrai… pardonnez-moi, cher prince…Venez-vous avec nous ?

– Non, répondit M. de Saint-Louis,qui évita le regard du colonel, j’ai à causer avecM. de la Périère.

– Moi, dit Portai-Girard, le docteur en droit,je suis comme un médecin qui, à bout de remèdes, aurait conseilléune fontaine miraculeuse ou des reliques :Mme la marquise ne me regarde plus depuis que j’aiouvert l’avis de l’évasion.

– Puisque c’est l’unique ressource…, commençaMme d’Ornans.

Le colonel l’interrompit pour dire avecdignité :

– Le médecin qui avoue son impuissance est unhonnête homme, monsieur Portai-Girard ; on ne peut jamais rienreprocher de pareil aux charlatans. Vous nous avez mis dans lavérité de la situation et Mme la marquise vous enremercie.

Il voulut offrir son bras à cette dernière,mais comme ses pauvres jambes flageolaient terriblement, ce fut lamarquise elle-même qui le soutint pour gagner la porte.

– Je vous recommande bien la chère enfant,dit-elle avant de passer le seuil.

– Et gare à vous, prince, ajouta le colonelavec l’espièglerie d’un enfant. M. de la Périère me dirales petits secrets que vous avez ensemble.

Ils sortirent tous deux.

M. de Saint-Louis, Portai-Girard etle Dr Samuel se regardèrent.

Ils étaient pâles tous les trois.

– Lecoq est-il convoqué ? demandaM. de Saint-Louis.

– Oui, répondit Portai-Girard, pour ce soir,dans une heure, au boulevard du Temple.

– C’est chanceux ! murmura Samuel.

– Comme toutes les parties, répliqua ledocteur en droit d’un ton calme et résolu. C’est un coup de dés, ils’agit de savoir si nous mourrons misérables comme des mendiants ousi nous vivrons plus riches que des rois !

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