Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 22Maman Léo entre en campagne

 

Il était environ deux heures de nuit quand ceprodigieux comédien, le colonel Bozzo-Corona, sortit sain et saufdu coupe-gorge où il s’était engagé avec une intrépidité sihasardeuse.

Certes, on ne peut pas dire qu’il réussissaità tromper ses compagnons, mais entre gens qui se livrent labataille de la vie, il ne s’agit pas toujours de se trompermutuellement ; il est vrai de dire même que les cas où l’onparvient à tromper dans toute la rigueur du mot sont assezrares : les habiles dédaignent ce but, juché trop haut ;toute leur ambition est d’imposer le rôle effronté qu’ils ontchoisi à leurs amis comme à leurs ennemis.

Ne connaissons-nous pas, dans d’autres sphèreset très loin des ténébreux ateliers où les Habits Noirstravaillent, nombre de probités avérées appartenant à d’illustresescrocs ? quantité de vaillances dites notoires, mais masquantla colique des trembleurs émérites ? et jusqu’à des talentsmême, ce qui semble impossible, des talents très adulés, trèstapageurs, très exigeants, qui crèveraient comme des vessiesgonflées de vent si la critique complice ne se promenait pas l’armeau bras devant la porte de leur salle à manger ?

Tous ceux-là ont le don ou la force de secramponner à la place qu’ils ont conquise, de manière ou d’autre,avec de l’argent, avec de l’amour, avec de la ruse, avec de lacuisine ou tout uniment par hasard.

Ils ne trompent ni vous, ni moi, ni personne,mais pour ne pas faire monter trop de rouge au front des naïfs etpar pure décence, ils continuent de jouer la comédie qui fit leursuccès.

Ainsi en était-il du colonel Bozzo-Coronavis-à-vis de ceux qui le haïssaient mortellement et pourtant quilui obéissaient en esclaves.

Sa main était sur eux, sa main tremblante,mais si lourde ! La diplomatie qu’il employait à leur égard,usée jusqu’à la corde, était, comme toutes les diplomaties dureste, une simple mise en scène destinée à pallier le faitbrutal.

À savoir, la force de l’un et la faiblesse desautres.

Il y avait cependant un atome de vérité parmicet amas de vieux mensonges qui avaient tant et tant servi.

Le colonel avait été sincère en parlant duchagrin que lui causait la réparation de fourneau demandée par sonlocataire.

Cela est si vrai qu’au lieu de prendre aveclui, comme d’habitude, Lecoq, son inséparable, il avait fait monterPortai-Girard dans son coupé.

Il y a loin du boulevard desFilles-du-Calvaire à la rue Thérèse.

Pendant tout le temps que dura le voyage, lecolonel Bozzo, parlant avec une animation extraordinaire, traita laquestion du fourneau, se faisant expliquer plutôt dix fois qu’unela théorie des immeubles par destination et taxant d’absurdité laloi qu’on n’avait pas faite à sa fantaisie.

– Si j’étais plus jeune, dit-il, je seraiscapable, moi, de faire des barricades contre une énormitépareille ! Je ne suis pas maître de cela, l’injusticem’exaspère ! Comment ! pour un misérable loyer de 600francs, cent écus de dépense ! le législateur n’a jamais eud’autre but que de caresser le prolétariat, c’est évident.

Ce fut seulement aux environs du Palais-Royalque, son caractère sarcastique reprenant le dessus, il dit enfrappant sur le genou de Portai :

– Figure-toi que quand je suis entré tout àl’heure là-bas, à l’entresol, tu avais ta main sous ton gilet, ilm’a passé une idée ridicule. Ah ! dame, je n’ai plus lacervelle bien solide, et si j’ai fait semblant d’avoir prévenuLampion…

– C’est donc que vous aviez défiance demoi ! interrompit Portai d’un ton pénétré.

– C’est idiot ! dit le colonel. Tun’aurais pas eu besoin d’un couteau, il eût suffi d’unechiquenaude.

En ce moment le coupé s’arrêta et le cocherdemanda la porte.

– À te revoir, ma brebis, reprit le colonel,et merci de tes bons conseils. La noce dont je vous ai parlé auralieu plus tôt que vous ne croyez, car je n’ai plus le temps detraiter mes affaires à long terme. Je n’ai jamais rien imaginé desi curieux ; tu sais, ce sera mon chef-d’œuvre. Vous recevrezdes invitations.

Son domestique le prit sur le marchepied etl’emporta comme un enfant.

– Encore un mot, dit-il avant de passer laporte cochère, si tu trouves un biais pour le fourneau, viens mevoir. C’est une question de principe ; je ne regarderais pas àune centaine de louis pour souffler ces 300 francs-là à monscélérat de locataire.

La porte cochère se referma et le docteur endroit descendit la rue la tête basse.

Vers le même moment, dans cette ruelletortueuse qui conduisait de la Galiotte au faubourg du Temple etqu’on appelait le chemin des Amoureux, trois hommes allaient, latête basse aussi, et les mains derrière le dos. Vous eussiez ditdes joueurs décavés, tant leur contenance était morne.

On eût pu les suivre pendant plus de cent passans surprendre deux paroles échangées.

– Je vais me coucher, dit enfin Lecoq, quis’arrêta tout à coup. Voulez-vous un conseil ? faites lesmorts et ne bougez plus !

– Savais-tu qu’il devait venir,l’Amitié ? demanda M. de Saint-Louis d’un tonplaintif.

– Es-tu avec lui ? demanda en même tempsSamuel.

– Je ne savais rien, répondit Lecoq, maisquand il s’agit de papa, je m’attends à tout.

– Penses-tu qu’il nous ait devinés ?demanda encore le prince.

Lecoq eut son gros rire.

– Il n’a rien deviné ce soir, répliqua-t-il,parce qu’il savait tout d’avance, et c’est ce qui vous sauve, mesbien bons. Il n’a pas plus de raison pour vous supprimeraujourd’hui qu’il n’en avait hier.

– Quand le diable y serait, s’écria Samuel enfrappant du pied, c’est un cadavre ambulant, il n’a plus que lesouffle !

– N’a-t-il plus que le souffle ? murmuraLecoq. La première fois que je le vis, c’était en Corse, dans lessouterrains du monastère de la Merci. Écoutez cette histoire-là,elle est drôle. Il y avait révolte, car il y a toujours eu révoltechez nous ; on avait garrotté le Père, qui était déjà vieuxcomme Hérode, et les Maîtres jouaient aux cartes pour savoir qui lepoignarderait. Le sort tomba au médecin, un habile homme, commetoi, Samuel, et le médecin dit :

– À quoi bon frapper un agonisant ?Laissez-le garrotté sur sa paille et je vous garantis que demainmatin, il n’y aura plus personne.

On le crut, et, par le fait, sa prédiction seréalisa : le lendemain matin, il n’y avait plus personne surla paille. L’agonisant avait brisé ses liens et s’était échappé parle trou de la serrure.

Et pendant que les sept Maîtres étaient là,s’étonnant d’une aventure si bizarre, il y eut un grand fracas à laporte, quelque chose comme un feu de peloton.

Et les sept Maîtres ne s’étonnèrent plus, àmoins qu’on ne s’étonne encore dans l’autre monde.

– On les avait assassinés ! balbutiaM. de Saint-Louis.

– Tous les sept ! ajouta Samuel.

– Il y a juste trente-cinq ans de cela, repritLecoq ; qui sait si dans trente-cinq autres années le Maîtrene continuera pas d’agoniser ? Qui vivra verra ; je voussouhaite une bonne nuit.

Plus d’une heure avant le jour, maman Léosauta hors de son lit et alluma sa chandelle. Elle avait passétoute sa nuit à se tourner et à se retourner entre ses draps,dormant quelques minutes d’un sommeil fiévreux et plein derêves ; puis s’éveillant en sursaut, la poitrine oppressée parune indicible terreur.

Elle voyait toujours la même chose dès que sesyeux se fermaient ; son bien-aimé Maurice aux prises avec lesHabits Noirs, c’est-à-dire un pauvre beau jeune homme sans armes,entouré de démons qui brandissaient des poignards.

– Ce n’est pas tout ça, dit-elle en commençantsa toilette, qui n’était jamais bien longue ; quand on rêve,la peur vous prend, et il n’y a pas de mal ; mais dès qu’onest éveillé, défense de trembler : Il s’agit d’avoir desidées, et des bonnes ; de se manier en double et de ne pasaller comme une corneille qui abat les noix !

Par prévision des démarches qu’elle allaitêtre obligée de faire dans cette journée solennelle, maman Léochercha parmi ses nippes ce qu’il y avait de plus décent et demoins voyant.

À cet égard, le choix n’était pas très grand,car la veuve de Jean-Paul Samayoux avait un goût terrible. Enmusique, elle aimait la grosse caisse et le fifre ; en fait decouleurs, elle adorait ces mariages hardis qui fiancent l’écarlateau vert tendre et le jaune d’or au bleu de Prusse.

Elle parvint pourtant à se composer un costumede coupe à peu près raisonnable et de nuances relativement neutresqui ne devaient pas convier les gamins des divers quartiers deParis à lui faire dans la rue une escorte triomphale.

Quand elle eut regardé dans son miroir cassél’ensemble de cette toilette sévère, elle se dit aveccomplaisance :

– Ça n’avantage pas une femme jeune encore,mais ça lui fiche l’air d’une ouvreuse des grands théâtres ou de ladame d’un président !

Il y avait sous son lit une boîte de sapinassez épaisse et cerclée de fer qu’elle retira pour l’ouvrir àl’aide d’une petite clef pendue à son cou.

Cette boîte contenait à la fois les archiveset la fortune de Mme veuve Samayoux, premièredompteuse des capitales de l’Europe. Il lui arrivait assez souventd’en étaler le contenu sur son lit à ses heures de loisirs, carceux qui ont acquis en ce monde quelque gloire aiment à feuilleterles pages de leur passé.

Maman Léo se croyait de bonne foi une personnecélèbre, et peut-être ne se trompait-elle pas tout à fait. AuxLoges, à la fête de Saint-Cloud et à la foire au pain d’épices, peude réputations pouvaient contrebalancer la sienne.

Vous souvenez-vous que nous la comparâmes unefois à la Sémiramis du Nord ? On dit que la grande Catherinefaisait collection des portraits de ses favoris, et cela devaitencombrer tout un Louvre ! Maman Léo, moins bien placée pourjeter le mouchoir aux princes et aux feld-maréchaux, avait unedouzaine de miniatures à quinze francs auxquelles la boîte de sapinservait de galerie.

Pour donner une idée de la bonté de son cœur,nous dirons que le portrait de feu Samayoux était là comme lesautres et avait le plus beau cadre.

Celui de maman Léo elle-même ne manquait pointà la collection, mais il était sur une affiche enluminée que ladompteuse ne dépliait jamais sans un sentiment mélangé de fierté etde mélancolie.

– On ne peut pas être et avoir été, sedisait-elle en regardant l’estampe qui la montrait à elle-même dansun maillot collant couleur orange et entourée de ses bêtes féroces,lesquelles semblaient admirer sa pose à la fois gracieuse etintrépide.

Sous l’affiche se trouvait un brevet d’armes,délivré, par galanterie peut-être, à Léocadie, « l’amour desbraves », par les maîtres et prévôts de la ville deStrasbourg.

Il y avait encore des feuilles volantesnombreuses chargées d’une écriture lourde et incorrecte quiformaient le recueil complet des poésies fugitives de ladompteuse.

Vous eussiez retrouvé là l’ode sivigoureusement imprégnée de sensibilité queMme Samayoux, en s’accompagnant sur la guitare,avait chantée à Maurice, le soir de leur première entrevue.

Ce fut celle-là que son regard cherchad’abord, et ses yeux se mouillèrent pendant qu’elle lisait cettestrophe exprimant si bien les angoisses de sa pauvre âme :

Ah ! puissent mes bêtes féroces unjour me dévorer

Plutôt que de continuer dans un pareilsupplice ;

On ne souffre pas longtemps à êtremangé,

Et c’est pour toujours que mon bourreauest Maurice !

– C’est fini ces bêtises-là, murmura-t-elle,et c’est remplacé chez moi par le cœur d’une mère !

Sous la poésie enfin et tout au fond de laboîte, il y avait un paquet ficelé, composé de titres de rentes etde quelques autres bonnes valeurs.

Maman Léo prit le paquet, remit toutes lesautres paperasses dans le coffre et le replaça sous le lit, aprèsl’avoir fermé.

– Ça, pensa-t-elle tout haut d’un air tristemais résolu, je croyais bien que c’était le repos de mes vieuxjours, mais ça va sauter comme un cabri sans faire ni une ni deux.Pour évader un quelqu’un, il faut de l’argent, c’est connu, afin deséduire les diverses racailles qui font dans la prison le métier demes gardiens à la ménagerie. Il est peut-être bien tard pourrecommencer sa fortune à l’âge que j’ai… Allons ! c’est bon,pas de raisons ! Si on ne refait pas sa fortune on mourra dansla misère, voilà tout ! Il y en a eu bien d’autres, et mongarçon sera sauvé.

Elle sortit de sa maison roulante avec sonpaquet sous le bras et vint frapper à la porte de la baraque.

Échalot, probablement, n’avait pas dormi plusqu’elle, car il répondit au premier appel.

Le jour venait. Maman Léo se chargea de garderSaladin pendant qu’Échalot allait chercher le café au lait dans unede ces crémeries qui avoisinent les halles et qui ne fermentjamais.

On déjeuna. Échalot et sa patronne étaientémus tous les deux comme le matin d’une bataille, mais cela ne leurôtait point l’appétit.

– Voilà l’ordre et la marche, dit ladompteuse, qui jusqu’alors avait mangé sans parler, on va fermer laboutique.

– Mais, objecta Échalot, M. Gondrequin etM. Baruque vont venir…

– Qu’ils aillent au diable voir si j’ysuis ! je me moque de tout, moi, vois-tu ? Tu sais monidée, il n’y a plus rien autre dans ma tête… J’en ai connu de plusfins que toi, dis donc, bonhomme, mais tu as du dévouement et çasuffira.

– S’il ne faut que risquer son existence…,commença Échalot.

– La paix ! Il ne s’agit pas de jouer desmains, mais de traiter des affaires délicates. Tu vas mettre tonmioche dans sa gibecière et me suivre partout comme un chien.

– Et bien content, encore ! ditÉchalot ; mais il y a le lion qui n’a pas passé une bonnenuit…

– Il peut crever s’il veut, et la baraquebrûler ! et le ciel tomber ! Plie tes bagages, nousallons partir en guerre !

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