Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 38Départ pour le bal

 

Six heures du soir venaient de sonner àl’antique pendule dont le balancier allait et venait en grondant.Il faisait nuit dans la chambre du colonel, éclairée seulement parles lueurs du foyer presque éteint.

Derrière les hautes fenêtres, drapées derideaux sombres, les arbres du jardin montraient vaguement leurtête blanche de neige.

Au contraire, par la porte entrouverte, onvoyait une vive clarté dans la chambre voisine, où la comtesseFrancesca Corona faisait depuis quelques jours sa demeure, pourêtre plus à portée de garder les nuits de son aïeul.

Une pimpante soubrette s’agitait, affairée,dans cette dernière pièce, où deux faisceaux de bougies brûlaient àdroite et à gauche de la psyché.

Par l’entrebâillement de la porte on pouvaitreconnaître le brillant, le pittoresque désordre qui ravage lachambre d’une jolie femme à l’heure décisive de la toilette.

Les meubles gracieux et coquets étaientencombrés par l’étalage des chiffons de toute sorte, colifichetsinnombrables, pièces nécessaires dans la mesure même de leursuperfluité, qui forment, en s’ajustant selon le plus charmant desarts, la panoplie dont se revêt la beauté pour livrer bataille auplaisir.

Il y avait partout de la gaze, du satin, desfleurs, des dentelles ; il y en avait sur les fauteuils, surle lit, sur les consoles ; l’air était doucement parfumé, carchacun de ces objets mignons a sa bonne odeur comme lesroses : les gants, l’éventail, le mouchoir chargé de broderieset jusqu’à ces bijoux de souliers dont l’exiguïté défierait le piedde Cendrillon.

Il s’agissait d’un bal, car le carnet auxcontredanses montrait sur la table sa couverture nacrée parmi lesécrins ouverts qui éparpillaient en gerbes leurs chatoyantesétincelles.

En s’habituant peu à peu à l’obscurité, quirégnait dans l’austère retraite du vieillard, l’œil pouvait mesurerle contraste frappant qui existait entre ces frivoles richesses etla nudité presque complète dont s’entourait le lit sans rideaux,bas sur pieds et rappelant en vérité la couche d’un anachorète.

C’était auprès de cette couche, lit funèbred’un saint, que Mme la marquise d’Ornans étaitvenue pleurer naguère. Le colonel y était étendu sur le dos,immobile, les bras en croix et cherchant son souffle qui déjà lefuyait.

C’est à peine si on apercevait sa face hâve etdont les tons terreux semblaient absorber la lumière, mais ondistinguait très bien, agenouillée au chevet du lit, une jeunefemme en déshabillé dont les riches épaules attiraient au contrairetoutes les lueurs venant de la chambre voisine.

La jeune femme parlait d’un ton suppliant etbaisait tendrement les mains du vieillard en disant :

– Je t’en prie, père, bon père, ne me forcepas à te quitter ce soir. Tu sais bien que je n’aime pas lemonde ; tu sais bien que j’y suis triste et comme dépaysée.Mme de Tresmes ne doit plus compter sur moipour son dîner ni pour le bal, puisqu’elle sait que tu es souffrantet que je suis ta garde-malade.

– Entêtée ! fit le malade.

Puis il répéta :

– Entêtée, entêtée, entêtée !

De guerre lasse, Francesca voulut se lever,mais il la retint.

– Mademoiselle Fanchette, lui dit-il, jen’aime pas les mauvaises raisons, souvenez-vous de cela. Fi !que c’est mal d’agiter son pauvre papa ! qui tousse en lecontrariant sans cesse !

Soit qu’un peu de force lui revînt, soit qu’iloubliât volontairement ou non de jouer un rôle, sa voix en cemoment n’était pas trop changée.

– Réfléchis, reprit-il en cessant degronder ; il serait tout à fait impoli de se dégager commecela à la dernière heure. Et si on allait être treize à table chezMme de Tresmes à cause de toi ! sanscompter que ce cher petit ange de Marie est presque aussi mauvaiselangue que sa mère. Ton absence ferait encore jaser.

– Ne parle pas tant, bon père, voulutinterrompre la comtesse, tu te fatigues.

– C’est cela ! quand on ne peut répondreà mes arguments, on me fait taire par raison de santé. Allume laveilleuse, je veux te voir quand tu seras habillée et t’admirer,mon cher amour. Qui sait combien de temps je pourrai t’aimer encoresur la terre ? mais je te verrai de là-haut ; j’ai lebonheur de croire à l’immortalité de l’âme, et ceux qui ont bienvécu ne quittent ce triste monde que pour se réfugier dans un autrequi est meilleur.

La comtesse alluma une veilleuse. Aussitôtqu’elle l’eut déposée sur la table de nuit, la figure du moribondsortit de l’ombre, défaite et véritablement effrayante à voir.

La comtesse eut beau faire, elle ne putréprimer un douloureux mouvement.

– Tu ne me trouves pas si bonne minequ’hier ? dit le vieillard avec un accent qu’il n’est pointpossible de caractériser d’un seul mot.

Nul n’aurait su dire, en effet, s’il y avaitlà excès de simplesse ou inexplicable moquerie.

– Vous êtes un peu pâle, mon père, réponditFrancesca.

– Un peu ? répéta le colonel, qui eut unrire véritablement sinistre.

– Allons, allons, fillette, reprit-ildoucement, ne te fais pas d’idées trop noires. Tu ne connais pas lemystère de ma vie, pauvre ange ; tu as peut-être été jusqu’àme soupçonner parfois… Il y a des gens, vois-tu, dont l’héroïsmeressemble à l’infamie. Te souviens-tu de cette histoire américaineque tu me lisais pour m’endormir ; cette histoire d’un pauvrecolporteur employé par Washington dans la guerre de l’indépendance,et qui, toute sa vie, se laisse insulter du nom d’espion pour mieuxservir la cause de la liberté ?

– Oh ! père, s’écria la comtesse, dontles mains se joignirent, je me suis doutée bien souvent que vousétiez le serviteur, le maître peut-être de quelque grandeentreprise politique.

– Assez là-dessus, ma petite Fanchette,interrompit le colonel ; tu me connaîtras mieux quand je neserai plus là. Pour le moment, il me suffit de te dire que je joueun jeu difficile et dangereux. Vois si j’ai de la confiance en toi,je vais te dire un secret : je ne te renvoie pas aujourd’huipar crainte de mécontenter cette braveMme de Tresmes ; je te renvoie parcequ’il va se passer ici des choses que tu ne dois pas voir.

– Bon père, dit la comtesse, dont les yeux semouillèrent, combien je vous remercie ! Ajoutez encore un mot,dites-moi que cette terrible pâleur…

– Eh ! eh ! mignonne, fit levieillard, qui eut pour un instant son sourire de tous les jours,je ne peux pas t’affirmer que je sois frais comme une rose ;mais enfin, chacun se défend comme il peut n’est-ce pas ? J’aiaffaire à des tigres, et voilà près d’un siècle que je les faisdanser comme des marionnettes ! Achève de t’habiller,trésor ; je te donne vingt minutes pour passer ta robe et tefaire plus belle qu’un astre. Tu reviendras m’embrasser, et cinqminutes après ton départ, je commencerai ma besogne.

Francesca, heureuse, mais toute pensive,déposa un baiser sur son front et courut à sa toilette.

Dès qu’elle eut passé le seuil de sa chambre,la porte située à l’opposé s’entrouvrit, et la tête crépue dumarchef montra confusément son profil.

– Pas encore ! dit entre haut et bas lecolonel.

La tête du bandit rentra dans l’ombre et laporte se referma. Il y eut un silence qui fut interrompu seulementpar une quinte de toux caverneuse et pleine d’épuisement.

– Je vais décidément soigner ce rhume-là,pensa le vieillard, dont la main tremblante essuya la sueur de sonfront, mais, en attendant, on peut bien dire qu’il m’aura tiré dupied une fière épine !

Avant même que les vingt minutes fussentécoulées, Francesca rentra éblouissante d’élégance et de beauté. Lecolonel se souleva sur le coude pour la regarder.

– Tu es toute jeune ! murmura-t-il en separlant à lui-même. Ce n’est pas une chimère, cela : on peutvivre deux fois, et avant de m’en aller, j’accomplirai ce miraclede te faire une autre vie.

La comtesse s’approcha et le baisa tendrement.Elle avait aux lèvres une question qu’elle n’osait pasformuler.

– Tu voudrais bien me demander où commence lavérité, où finit la comédie ? prononça tout bas lecolonel ; nous causerons demain, ma fille, va en paix,amuse-toi bien et ne rentre pas avant deux heures du matin. Tum’entends ? ceci est un ordre.

La comtesse sortit accompagnée par sa femme dechambre, et presque aussitôt après on entendit le bruit de lavoiture qui roulait sur le pavé de la cour.

Le colonel frappa ses deux mains l’une contrel’autre.

La porte à laquelle le marchef s’était montrédéjà fut ouverte de nouveau et le colonel lui dit :

– Avance, bonhomme !

Quand le marchef fut auprès de son lit, lecolonel ajouta :

– Il me semble que tu n’es pas ivre,aujourd’hui ?

– Non, répondit Coyatier.

– Veux-tu boire ?

– Non.

– À ton aise ! Mets-toi là, tout près demoi, et causons.

Le marchef s’assit au chevet du lit. Lecolonel mit sa tête au bord de l’oreiller. Pendant trois ou quatreminutes, il parla, mais si bas qu’une personne placée au milieu dela chambre n’aurait pu saisir aucune de ses paroles.

Le marchef écoutait, immobile et froid commeune pierre.

– As-tu compris ! demanda enfin lecolonel.

– Oui, répondit Coyatier.

– Pourras-tu suffire à ta besogne ?

– Oui.

– Regarde-moi, ordonna le colonel.

Coyatier obéit. Leurs yeux se choquèrentpendant l’espace d’une seconde, puis Coyatier détourna les siens etrépéta comme un homme subjugué :

– Oui ! j’ai dit : oui.

– C’est bien, fit le vieillard, je viens depasser ton examen de conscience et je suis content de toi. Undernier mot : tu aurais beau avoir tous les trésors du monde,il te resterait une chaîne de fer autour du cou, est-cevrai ?

– C’est vrai.

– Eh bien, si tu fais ce que j’ai dit, tout ceque je t’ai dit, tu n’auras plus ton carcan, bonhomme. Nonseulement tu seras riche, mais encore tu seras libre.

La poitrine du bandit rendit un grand soupir.Le colonel lui montra du doigt la chambre de Francesca Corona, quirestait vivement éclairée.

– Va, lui dit-il, et souffle les lumières.

Le marchef n’était pas ivre, le marchefn’avait pas bu, et pourtant ce fut en chancelant qu’il traversa lachambre. Il entra dans celle de la comtesse et repoussa laporte.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer