Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 14Le salon

 

Maman Léo n’eut garde de désobéir à l’ordremuet que lui donnait Valentine ; elle suivit la comtesseCorona sans ajouter une parole.

Celle-ci la conduisit jusqu’à la porte dusalon situé à l’étage inférieur.

Maman Léo aurait voulu la route plus longue,car elle avait grand besoin de se recueillir.

Pour comprendre ce qui était en elle, il fautentrer dans sa situation morale, et ne point oublier le milieu oùse passait sa vie ordinaire.

Elle venait d’éprouver, sans secousseapparente, puisqu’elle avait été forcée de supprimer toute marqueextérieure d’émotion, un des chocs les plus violents que puissesubir une créature humaine.

D’autres à sa place auraient eu poursauvegarde, dans le premier moment du moins, le doute oul’incrédulité ; mais nous l’avons dit bien souvent, au fond decette pauvre bohème de la foire où Mme veuveSamayoux tenait un rang considérable, les légendes du crime sontconnues et en quelque sorte honorées comme pouvaient l’être chezles païens les légendes de la mythologie.

Ces sombres poèmes du crime impossible courentnon seulement les établissements forains, mais encore toutes lesmansardes et toutes les masures d’où sort le public qui fait vivrela foire.

Dans les veillées de ces campagnes bizarresqui sont dans Paris, mais qui sont en même temps si loin et si fortau-dessous de Paris, il y a des bardes comme en Irlande, desimprovisateurs comme à Naples, des troubadours comme il y en avaitdans toute l’Europe au Moyen Age.

Et de même que les bardes chantent l’épée, lestrouvères la lance, c’est toujours le couteau qui est au fond de lasauvage Iliade des rhapsodes de la misère.

En Basse-Bretagne, vous pouvez parler deskorigans sans expliquer le mot, en Irlande, desâmes-doubles, et par tout le pays Scandinave deselfes et des goblins ; sous le règne deLouis-Philippe, dans aucun hallier de la forêt parisienne, on nevous aurait fait répéter deux fois le nom des Habits Noirs.

Chacun savait ce que cette alliance de motsvoulait dire, chacun du moins croyait le savoir, car il y avait icide nombreuses variantes comme dans toutes les mythologies.

Mais au-dessus des variantes une chosesurnageait, qui était le fond de la superstition populaire :chacun croyait à une sorte de franc-maçonnerie, constituée selonl’échelle même de la société humaine, c’est-à-dire ayant sanoblesse, sa bourgeoisie, son peuple.

Chacun croyait que les soldats de cettefantastique armée étaient innombrables, que les officiers enétaient nombreux, et que les généraux s’asseyaient, paisibles, auxplus hauts sommets de nos inégalités sociales, abrités qu’ilsétaient contre les clairvoyances de la loi par je ne sais quelnuage magique.

Voilà pourquoi Valentine, s’adressant à mamanLéo, avait parlé des Habits Noirs sans souligner l’expression etavec la certitude d’être comprise.

Voilà pourquoi aussi maman Léo, par-dessus lagrande émotion provoquée en elle par la scène qui venait d’avoirlieu et dans laquelle son pauvre bon cœur avait été remué dans sesfibres les plus profondes, gardait cependant un trouble qui n’avaittrait immédiatement ni à sa chère Fleurette ni à son adoréMaurice.

Les Habits Noirs ! les hommes de lapuissance inconnue et du crime éternellement impuni ! LesHabits Noirs, ces fantômes homicides que tant de récits à fairepeur lui avaient montrés rôdant parmi le silence des nuitsparisiennes !

Elle avait vu les Habits Noirs ! elleétait dans la maison des Habits Noirs !

La foi est une étrange chose ! il estcertain qu’on peut croire et ne pas croire en même temps, puisqueles plus crédules sont stupéfaits souvent quand ils se trouvent, àl’improviste, en face de l’objet de leur crédulité.

En descendant l’escalier qui menait de lachambre occupée par Valentine au salon du Dr Samuel,maman Léo se disait :

– M. Constant en est, et ça ne m’étonnepas, car il a une figure qui ressemble à un masque, mais ces vieuxmessieurs qui ont l’air si respectable ! un colonel ! unprince ! et que penser de Mme la marquiseelle-même ? car Fleurette a beau dire, qui se ressembles’assemble et je me méfie de tout le monde ici !

Elle essayait de se faire une règle deconduite ; mais tout tournait dans son cerveau.

Et voyez le trait caractéristique ! à uncertain moment, ne sachant à quel saint se vouer, elle eut l’idéede s’adresser à la justice.

Mais ce fut pour elle le symptôme dudécouragement poussé jusqu’à la folie ; elle haussa lesépaules avec colère et se dit :

– Puisque je patauge comme cela, nous sommesdonc perdus tout à fait !

Car ils ne croient pas à la justice, et delugubres exceptions que leur ignorance érige en règles leur fontcraindre les juges.

Quand ils regardent en haut, le bien leuréchappe, ils ne voient que le mal grandir outre mesure.

C’est la vengeance des vaincus.

On doit leur savoir gré peut-être de ne pasécraser sous le poids de leur multitude cette infime minoritéd’heureux à laquelle ils attribuent, faussement il est vrai,l’incurable maladie de leur misère.

La comtesse Corona ouvrit la porte du salon etdit :

– Voici la bonne Mme Samayoux.Notre Valentine dort.

Maman Léo passa le seuil et entendit qu’onrefermait la porte. Elle était comme ivre. Autour d’elle tous lesobjets dansaient en tournoyant.

Mais ce fut l’affaire d’un instant, car elleétait la vaillance même, et malgré la simplicité de sa nature elleavait, à l’heure du péril, le sang-froid, l’adresse, la présenced’esprit d’une vraie femme.

Elle reconnut autour de la cheminée du salontoutes les figures qui naguère étaient rassemblées dans la chambrede la malade.

Il y avait en plus un personnage qui lui étaitinconnu et qui causait tout bas avec le colonel Bozzo.

En entrant, elle put entendre la marquisereprocher un retard ou une absence à ce nouveau venu, qu’elleappela : M. le baron de la Périère.

À cet instant, maman Léo avait déjà dompté engrande partie son horreur et sa frayeur ; comme il arrive àtout bon soldat, la présence de l’ennemi lui rendait soncourage.

En outre, le sentiment de curiosité si vifdans les classes populaires, où il y a toujours de l’enfant,s’éveilla en elle brusquement ; aussitôt qu’elle cessa d’avoirpeur, elle eut envie de voir et de savoir.

Son regard fit le tour de l’assemblée, etcertes, chaque visage fut jugé par elle tout autrement que lapremière fois.

Rien ne perçait au-dehors de ce qui l’agitaitintérieurement ; il y avait un pied de rouge sur ses bonnesgrosses joues, mais c’était assez l’habitude, et d’ailleurs, chacunpouvait faire la part du trouble tout naturel éprouvé par une femmede sa sorte, admise dans ce monde si fort au-dessus d’elle.

Un peu de crainte et beaucoup de respectétaient assurément de mise.

Mme la marquise d’Ornans vintla prendre par la main et tout le monde l’entoura, excepté lecolonel Bozzo, qui garda sa place, continuant de causer à voixbasse avec M. le baron de la Périère.

Mais s’il ne se dérangea pas, il envoya dumoins un signe protecteur et amical à la veuve, qui sedit :

– C’est bon, vieux gredin, fais tesmanières ! Si on peut te servir comme tu le mérites, n’aie pasd’inquiétude, ce sera de bon cœur !

– Nous pouvons causer ici librement, bonnemadame, dit la marquise ; vous savez l’épouvantable malheurqui est tombé sur ma maison ; tout le monde dans ce salonm’est dévoué, tout le monde chérit la pauvre enfant qui est enhaut.

– Dans son uniforme, répondit la veuve, lapetite est encore bien heureuse d’avoir tant de puissantsprotecteurs.

– Elle s’exprime très bien, murmuraM. de Saint-Louis, trouvez donc ailleurs qu’en France unpareil niveau intellectuel dans les rangs du peuple !

– Ah ! fit la marquise, si ce peuple dontvous parlez si bien pouvait vous connaître et vousentendre !

Samuel, le maître de la maison, etM. Portai-Girard, le docteur en droit, approuvèrent du bonnetet se rapprochèrent du groupe, formé par le colonel causant avecM. de la Périère.

En les regardant s’éloigner, maman Léopensait :

– En voilà deux que je reconnaîtrai !Mais où donc est passé le Constant ?

– Voyons, fit la marquise, qui lui présenta unsiège, racontez-nous tout ce que vous avez fait.

Maman Léo avait eu le temps de réfléchir, etson instinct lui disait qu’il fallait se rapprocher le pluspossible de la vérité, à cause de l’espion caché derrière le rideauet qui pouvait bien être M. le baron de la Périère.

– J’ai d’abord été dans tous mes états,répondit-elle, et vous allez juger pourquoi. N’a-t-elle pas eufantaisie de se lever aussitôt que vous avez été partis ! J’aivoulu vous rappeler, mais pas moyen ; elle m’a mis ses deuxpetites mains sur la bouche comme un démon, et il a fallul’envelopper pour l’emporter vers le foyer. Elle disait :« J’ai froid, j’ai froid ! »

Son regard glissa vers l’autre coin de lacheminée et se rencontra avec celui de M. le baron.

– Tiens, tiens, pensa-t-elle, j’ai déjà vu cesyeux-là ! Mais c’est pire qu’au théâtre, ici, ils doivent segrimer à volonté.

– Est-ce vrai, ce qu’elle dit là, monsieurLecoq ? demanda tout bas le colonel au baron.

– Vrai de point en point, papa, réponditM. de la Périère. Si la petite n’a pas parlé, je vousgarantis que la bonne femme marchera droit, car je n’ai pas perdumon temps avec elle à la baraque. Vous savez si j’endoctrine monmonde comme il faut, quand je m’y mets !

– Tu es une perle, l’Amitié, murmura levieillard, et quand je vais te laisser mon héritage, je n’aurai pasd’inquiétude sur l’avenir de l’association.

Il eut une quinte de toux pénible àentendre.

Le docteur, qui arrivait justement, lui tapotale dos en disant :

– Cela sonne mieux, nous n’en avons pasdésormais pour une semaine.

Pendant que le vieillard essuyait son front ensueur, les deux docteurs et Lecoq échangèrent un sourired’intelligence, qui donnait à ces mots : « Nous n’enavons pas pour une semaine », une signification trèsaccentuée.

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