Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 25Le prisonnier

 

Il y avait déjà plus de deux semaines queMaurice Pagès avait quitté la Conciergerie pour être transféré à laForce.

On l’avait laissé au secret pendant les troispremiers jours seulement, puis l’instruction ayant atteint, grâce àla haute opinion que M. Perrin-Champein avait de lui-même, sacomplète maturité, l’ordre était venu de rendre Maurice à la viecommune des prisons.

Maurice excitait parmi ses compagnons de peineune très grande curiosité, d’autant plus qu’il restait séparéd’eux, habitant toujours le quartier des hommes au secret, etsoumis à la plupart des précautions spéciales qu’on prend vis-à-visde ces derniers pour éviter toute tentative d’évasion.

Parmi les captifs de la Force, l’opinion laplus accréditée était que l’ex-lieutenant avait « buté contreun carq », c’est-à-dire que, tombé de manière oud’autre dans un piège habilement tendu, il payait la loi pourquelque malfaiteur de la haute.

La police suivrait moins souvent une faussepiste, la justice commettrait moins d’erreurs si elles pouvaient àleur aise prendre langue au fond des sombres promenoirs où lesreclus viennent boire chaque jour quelques gorgées d’air libre.

Il se tient là une bourse d’informations quitrouve parfois le mot des plus difficiles énigmes et résout en sejouant des problèmes inextricables.

Aussi Canler, Peuchet et la plupart de ceuxqui ont écrit sur la police secrète autre chose que d’idiotesdéclamations appuient-ils sur le rôle du mouton ouprisonnier acheté dans les bureaux.

Les rapports du mouton seraient, àleur sens, la meilleure certitude si ce misérable, damné deux foispar son crime d’abord et ensuite par sa trahison, pouvait inspirerune ombre de confiance.

À la Force, on aurait lu avec passion letravail du malheureux Remy d’Arx, repoussé à l’unanimité par lesdédains de l’administration et de la magistrature. Peut-être setrouvait-il à la Force quelqu’un qui aurait pu écrire un nom surchaque masque d’Habit-Noir désigné dans ce travail.

La Force étant plongée bien plus bas encoreque la foire dans les profondeurs de la vie parisienne, on y savaitmieux la mythologie du brigandage, on y connaissait de plus prèsles demi-dieux du meurtre et du vol.

Le nom des Habits Noirs avait été prononcéplus d’une fois à la Force à propos du lieutenant MauricePagès.

Mais l’innocence probable de ce dernier, loinde faire naître la sympathie, le plaçait en dehors de la ligne dumal. On guettait l’heure de son procès avec une malveillanteimpatience.

C’est fête pour les bandits quand une erreurjudiciaire se prépare. Chaque faux pas de la justice est untémoignage à leur décharge.

La cellule de Maurice était située autroisième étage de l’ancien hôtel de Brienne et faisait partie desaménagements pratiqués à la fin du règne de Louis XVI pourtransformer la noble demeure en prison. Le plan extérieur de lachambre qu’il occupait aurait présenté une surface convenable, maisl’épaisseur des murs en pierre de taille la rendait tout à faitexiguë.

Elle prenait jour au moyen d’une fenêtreétroite, profonde et défendue par un double système de barreaux enfer forgé, sur une cour intérieure ayant fait partie autrefois desjardins de Caumont, et où restaient quelques grands arbres, tristescomme des prisonniers.

On apercevait leur cime de la rueCulture-Sainte-Catherine, et ceux qui ne savaient point dans quelleterre maudite ces vieux troncs étaient plantés, songeaientpeut-être avec envie à ces heureux voisins, jouissant de feuilléessi vertes et de si frais gazons.

Juste en face de la fenêtre, qui ressemblait àune meurtrière élargie, s’élevait le grand mur, bâti récemment pourprévenir le retour des évasions dont nous avons parlé.

Mais il faut ajouter bien vite que cesévasions n’avaient pas eu lieu à l’étage habité par Maurice et quicontenait une douzaine de cellules à l’épreuve, destinées auxcriminels de la plus dangereuse catégorie.

Le porte-clefs pouvait donc faire les cent pasdans le corridor en toute sécurité. Quand même Maurice aurait eudes ailes au lieu de ses pauvres mains chargées de menottes, il n’yaurait eu pour lui nul espoir de passer à travers les barreaux desa terrible cage.

Il était assis auprès de sa couchette sur unechaise de paille, seul meuble qui fût dans la cellule, et ses mainsliées reposaient sur ses genoux.

Il portait le costume des prisonniers, dontl’aspect suffit à serrer le cœur.

Le jour, qui arrivait plus blanc, après avoirfrappé les toits couverts de neige, éclairait à revers sa têterasée et la pâleur mate de son front.

Nous le vîmes une fois, joyeux jeune homme,soldat rieur, mais tout ému par les espérances qui lui emplissaientl’âme ; nous le vîmes une fois, attendri et gai tout en mêmetemps, faire honneur avec le vaillant appétit de son âge au pauvremais cordial souper que maman Léo lui offrait avec une sienthousiaste allégresse.

Ce soir-là il apprit que Fleurette l’aimaittoujours ; il entendit prononcer pour la première fois le nomde Remy d’Arx ; il pressentit la première atteinte de lafatalité qui pesait déjà sur lui.

C’était à cette soirée que sans cesse ilpensait dans la solitude de la prison.

Sa vie entière était résumée pour lui par cesquelques heures qui lui semblaient radieuses et terribles.

Tout de suite après, la mort d’un inconnucommençait le drame en quelque sorte surnaturel qui l’avaitenveloppé comme un suaire de plomb, et contre lequel il n’y avaitpas de résistance possible.

Son souvenir allait obstinément vers cettecabine de saltimbanque, encombrée d’objets misérables et ridicules,où il mettait, lui, tant de pure, tant d’adorable poésie.

Tout le roman bizarre, mais heureux, de sajeunesse était là. Est-ce qu’il n’y avait pas le sourire enchantéde Fleurette pour jeter à pleines mains le prestige sur le côté baset comique de la baraque ?

Maurice revoyait dans un éblouissementl’humble théâtre de ses joies.

C’était là encore, c’était là qu’après lalongue absence il avait retrouvé l’espoir et le bonheur.

En ce monde, Maurice n’avait pour l’aimer bienque deux sœurs : Valentine et Léocadie.

Certes, Mlle de Villanoveet la dompteuse étaient placées dans des situations fortdifférentes, mais au temps où Maurice les avait connues, maman Léoétait la protectrice et la patronne de celle qu’on nommaitmaintenant Mlle de Villanove.

Elles étaient en outre réunies par leurtendresse commune pour lui.

En dehors d’elles, Maurice n’avait ni attacheni espoir ; non pas qu’il fût indifférent ou ingrat envers sapropre famille, composée de bonnes gens qui l’avaient bien traitédans son enfance, mais sa famille, représentée surtout par le bravepère Pagès, l’avait retranché une première fois déjà deux ansauparavant, comme une branche gourmande.

Maurice, en son cœur, ne blâmait pointcela ; il savait bien qu’un homme de médiocre aisance etchargé d’enfants comme l’était son père ne doit jamais jouer avecla sécurité de sa maison.

Pendant sa brillante campagne d’Afrique, onlui avait presque pardonné, mais, depuis son malheur, il n’avaitreçu qu’une dépêche brève et froide.

Ce n’était pas, à la vérité, unemalédiction ; mais la dépêche se terminait par cette phrase,résumé des sagesses provinciales : « Ceux qui méprisentles conseils de l’expérience et secouent l’autorité paternellefinissent toujours malheureusement. »

À Dieu ne plaise qu’il y ait en nous amertumeou sarcasme au sujet de cette phrase qui est, en somme,l’expression bourgeoise d’une vérité fondamentale !

Mais le vieux La Fontaine nous montre en riantce que vaut la sagesse venant hors de propos, et mieux vaudraitpeut-être la folie.

Je préfère ceux qui, loin d’accepter ainsil’accomplissement de leur banale prédiction, se redressentincrédules, devant la honte, ceux qui s’écrient, en dépit de touteapparence et même de tout bon sens : « Non ! monfils n’est pas coupable ! »

C’est la famille, cela, c’est la vraiefamille. La famille n’existe qu’à la condition de garder cette foirobuste et ces splendides aveuglements.

Maurice, depuis sa seconde arrestation,n’avait pas passé un seul jour sans attendre la visite de mamanLéo.

Celle-là ne regorgeait point de sagesse, maisMaurice savait quel dévouement sans borne était au fond de ce bravecœur. À mesure que le temps passait, son étonnement de ne la pointvoir grandissait, et pourtant il ne songeait point à l’accuserd’oubli.

Il n’attendait plus d’autre visite que lasienne, parce que l’employé qui avait ouvert une fois la porte desa prison à Valentine avait été congédié.

Quand il vit entrer la dompteuse, et d’abordil ne vit qu’elle, sa première parole fut celle-ci :

– Pauvre maman ! je parie que vous avezété malade ?

La veuve vint à lui impétueusement et les brasouverts ; il ne put répondre à ce geste à cause des liens quiretenaient ses poignets. La veuve le serra contre son cœur enpleurant et en balbutiant :

– Maurice ! mon chéri de Maurice !comme te voilà changé ! comme tu as dû souffrir !

Elle avait oublié Valentine, que sa largecarrure cachait aux yeux du prisonnier.

– Je ne souffrirai pas bien longtempsdésormais, reprit celui-ci ; embrassez-moi encore, maman Léo,et puis nous parlerons d’elle, n’est-ce pas ? j’ai grandbesoin de parler d’elle.

– Mais elle est là, dit la bonne femme à voixbasse ; elle est avec moi.

Maurice la repoussa d’un mouvement si brusquequ’elle faillit tomber à la renverse, malgré sa vigueur.

– Saquédié ! dit-elle toute contente, tuas encore de la force, mon cadet !

Maurice s’était levé à demi ; ses yeux sefixaient sur Valentine, qui était debout et immobile au milieu dela chambre. Son premier regard hésita à la reconnaître sous ledéguisement qu’elle avait pris.

Quand il la reconnut, deux larmes roulèrent lelong de ses joues, et il retomba sur son siège, répétant presqueles paroles mêmes de la dompteuse :

– Vous avez coupé vos cheveux ! vos beauxcheveux que j’aimais tant !

Le porte-clefs passait en ce moment devant leseuil.

– Bonjour, cousin, dit Valentine à hautevoix ; est-ce vrai qu’on ne vous laisse pas fumer votrecigare ? Voilà ce qui doit être dur.

Elle s’approcha et baisa Maurice au front.

– Chère ! chère Valentine ! murmuracelui-ci. J’aurais été trop heureux. Est-ce que c’était possibled’avoir sur la terre un bonheur pareil !

Le porte-clefs en repassant jeta un regard àl’intérieur de la cellule. Il vit maman Léo assise sur le pied dugrabat, les jambes ballantes, le prisonnier toujours à la mêmeplace et le jeune garçon debout auprès de lui.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, dit ladompteuse, et ce n’est pas pour nous amuser que nous sommesici.

– Laissez-moi parler, maman, interrompitValentine, je veux tout expliquer moi-même à Maurice.

– Alors, viens t’asseoir auprès de moi,fillette, car tes jambes flageolent.

Valentine avait, en effet, chancelé.

– Non, fit-elle, je veux rester là, je veuxm’asseoir sur les genoux de mon mari.

Elle écarta elle-même les mains de Maurice,qui la regardait en extase, et s’assit, plus légère qu’une enfant,à la place qu’elle avait indiquée.

– Malgré tout, pensait la dompteuse, elle a unpetit coup de mailloche, c’est bien sûr !

– Nous n’avons pas de temps à perdre, répétaMlle de Villanove avec une singulièretranquillité ; il faut que tout soit expliqué, que tout soitconvenu en quelques minutes, car les choses vont marcher très vite,et nous ne nous reverrons peut-être plus avant le grand jour.

– Quel grand jour ? demanda Maurice, quiavait échangé un regard avec la dompteuse.

Valentine sourit doucement.

– Cela nous retarderait, dit-elle, si vousvous mettiez en tête que je suis folle. Parmi les choses que jevais vous dire, il y en aura qui vous sembleront bizarres, maisj’ai toute ma raison, je vous l’affirme, et je suivrai ma routeavec courage parce que je l’ai choisie avec réflexion.

Elle se tenait droite, et il y avait del’orgueil dans le geste qui appuyait sa main charmante sur l’épaulede son fiancé.

– Vous êtes mon mari, Maurice, reprit-elle, etje suis votre femme par le fait de notre mutuelle volonté. Que nousdevions vivre ou mourir, mon vœu est que cette union soit bénie parun prêtre, afin qu’il n’y ait qu’un seul nom sur la tombe où nousdormirons tous deux.

– Mais ce n’est pas tout cela…, voulutinterrompre la dompteuse.

– Laissez ! ordonna Valentine.

Et Maurice, qui baignait ses yeux dans leregard de la jeune fille, répéta :

– Laissez ! oh ! si fait, c’est biencela !

Valentine pencha ses lèvres jusque sur lefront du prisonnier pour murmurer :

– Nous ne pouvons avoir à nous deux qu’unevolonté. Je ne vous redemande pas le poison que je vous ai donné,Maurice, mais j’ai changé d’avis et je ne veux plus m’enservir.

La prunelle du jeune homme exprima uneinquiétude.

Mlle de Villanove souritencore et ajouta :

– J’ai votre promesse, vous ne vous enservirez pas tout seul.

– Cependant…, commença Maurice.

On entendait à peine les pas du porte-clefsqui se promenait à l’autre bout du corridor.

Le doigt de Valentine se posa sur la bouche deson fiancé, mais ce ne fut pas elle qui parla, car maman Léo étaiten colère.

– Saquédié ! s’écria-t-elle, il s’agit depréparer une évasion et je croyais que la petite avait au moinsquelques limes et un ciseau à froid pour travailler ces doublesbarreaux qui ne paraissent pas faciles à remuer. Est-ce que vouscroyez qu’on s’en va de la Force en disant au gouvernement :Pardon excuse, j’ai besoin d’aller à la chapelle pour mon petitconjungo ? J’ai déjà vendu mes rentes, moi, et j’aiun bon garçon, incapable d’inventer la vapeur, mais solide au postecomme le chien de Montargis, qui court la ville pour nous embaucherdes hommes. Après quoi, il tentera de se ménager des intelligencesici dans l’intérieur de l’établissement… Mais vous ne m’écoutezpas, dites donc !

Maurice et Valentine se regardaient.

– Il se peut que nous ayons besoin de voshommes, bonne Léo, dit la jeune fille ; il se peut que nousayons aussi besoin de votre argent, et pourtant je crois être trèsriche. Dans une heure, désormais, nous serons fixés à cet égard. Nem’interrompez plus et laissez-moi expliquer à Maurice ce qu’il abesoin de comprendre, car, dans notre situation, il est des chosesque je ne saurais éclairer complètement et qui doivent êtrelaissées à la grâce de Dieu comme le sort des malheureux menacéspar un naufrage.

Elle se recueillit un instant. Quand elleparla de nouveau, ses beaux yeux brillaient d’une sérénitéangélique.

– Aux yeux de la sagesse humaine, dit-elle,nous sommes si bien perdus que par deux fois nous avons cherchénotre refuge dans la mort.

« Au-delà de la mort, dans l’éternité àlaquelle je crois plus fermement depuis que je souffre, lechâtiment de ceux qui s’aimaient ardemment sur la terre et quil’ont quittée par un crime doit être la séparation. Oh ! nem’objectez rien, le doute ne m’arrêterait pas ; il suffit quela justice de Dieu puisse exister pour que ma résolution soitinébranlable. Je ne veux pas être séparée de Maurice ; je veuxque notre serment juré ici-bas s’accomplisse dans le ciel, et, pourcela, je ne demande pas à mon fiancé de subir le suppliced’infamie, je ne lui demande pas d’attendre l’échafaud, mais je luidis : « Ami, nous étions déterminés à mourir ; jevous apporte une espérance qui est peut-être chimérique, et je voussupplie, pour l’amour de moi, de ne point faire subir à cetteespérance l’examen de raison. Elle est ce qu’elle est, extravaganteou sensée, que vous importe, en définitive, puisqu’hier encorenotre dernière ressource était le partage d’une liqueurmortelle ? »

– Ah ça ! ah ça ! murmura la veuve,qui s’agitait sur le pied du lit, je ne rêve pas, car je viens deme pincer jusqu’au sang. Est-ce qu’on parle allemand ou grec ?Je veux être pendue si je comprends un mot de ce que vous nouschantez là, ma bergère !

– Et toi ? fit Valentine en se penchant àl’oreille du prisonnier.

– Moi, je veux tout ce que tu veux, réponditMaurice, mais je ne comprends pas non plus.

Valentine continua, cherchant ses paroles, etavec une sorte de timidité :

– Ne me forcez pas à penser que mon effort netend qu’à me tromper moi-même ; je n’ai pas beaucoup d’espoir,c’est vrai, car je suis obligée de m’appuyer sur quelque chose deterrible. Mais dussions-nous succomber, Maurice, ne vaudrait-il pasmieux mourir en combattant ? et ne préférerais-tu pas, toi sibrave, le martyre au suicide ?

– Si fait ! répondit vivement leprisonnier dont les yeux brillèrent.

Maman Léo, en même temps, frappa ses deuxmains l’une contre l’autre et s’écria :

– C’est l’affaire du Coyatier, alors ?Voilà que je comprends à demi ! Eh bien ! Saquédié !je n’aime pas plus le martyre que le poison, et à moins qu’on ne melie les pieds et les pattes, je ne vous laisserai pas vous jeterdans la gueule du loup, c’est moi qui vous le dis !

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