Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 41Le « bien » et le « mal »

 

Au moment où Valentine et Maurice, suivis demaman Léo, entraient dans la chambre du colonel, tout le mondeétait rassemblé autour du lit funèbre, à l’exception du vieuxGermain, qui se tenait modestement à l’écart.

Pas n’était besoin d’être médecin pour suivredésormais les progrès rapides et sûrs de cette tranquille agonie.C’était une ombre ou plutôt une momie qui était là couchée sur lematelas austère, et la lueur des cierges, frappant obliquement lefront du vieillard mourant, y mettait déjà des refletscadavéreux.

Parfois la lutte de la dernière heure estcruelle, et l’âme, pour s’exhaler, livre un effrayant combat ;mais ici n’était la tranquillité qui accompagne, selon la croyancecommune, le suprême adieu du juste ; il n’y avait point dedouleur apparente ; l’intelligence restait entière, et parfoisun rayon se rallumait dans ces pauvres prunelles éteintes, quand lemoribond promenait à la ronde son regard affectueux et doux.

D’une voix que l’attendrissement faisaittremblante, M. de Saint-Louis venait d’exprimer la penséegénérale en disant :

– Notre vénérable ami n’est pas de ceux à quion cache la vérité. Sa mort est belle comme sa vie : il s’enva en faisant des heureux.

Les autres amis du colonel, M. le baronde la Périère, le Dr Samuel et Portai-Girard semblaient abîmés dansun douloureux recueillement.

L’abbé Hureau tenait les deux mains de lamarquise éplorée et lui disait pour la consoler :

– J’ai pu encore entendre sa voix, tout àl’heure, quand j’ai mis le crucifix sur sa poitrine ; il m’adit : « Après le mariage vous vous occuperez demoi. » Ah ! celui-là est prêt, madame, ne le plaignezpas, enviez-le plutôt : il a déjà un pied dans leciel !

Dans le mouvement qui se fit pour l’entrée deValentine, les Habits Noirs se trouvèrent un instant groupés, ettous les regards interrogèrent avidement Samuel.

À cette question muette, le médecin réponditpar un silence plus expressif que la parole et qui voulait direénergiquement : « Tout est fini. »

Cependant il ajouta en piquant Portai duregard :

– On ne saurait prendre trop deprécautions.

– Il faut toujours lever la couverture ?demanda le docteur en droit, qui n’avait jamais semblé plusrésolu.

– Oui, répliqua Samuel et la bien tenir.

La marquise, dont la pauvre figure étaitbouffie par les larmes, fit quelques pas à la rencontre deValentine et de Maurice. Elle serra Valentine dans ses bras ettendit la main au jeune lieutenant, qui la saluait avecrespect.

– Entrez, entrez, bonne dame, dit-elle à mamanLéo, qui restait en arrière et dont les yeux allaient du lit àl’autel avec une véritable stupeur.

– Venez, ajouta la marquise en s’adressant aujeune couple, c’est grâce à lui que M. Maurice Pagès estlibre, c’est grâce à lui que vous allez être heureux. Il veut vousvoir, vous aurez partagé avec Dieu sa dernière pensée.

Valentine se laissa conduire. Il eût étédifficile de définir l’expression de son visage plus pâle et enapparence plus froid que le marbre.

L’émotion arrivée à son paroxysme produitparfois cette morne rigidité des traits.

Maurice, lui, ne se défendait point contre lasolennelle impression de cette scène.

Dans la chambre, un grand silence régnait.

Les yeux du colonel, fixes et sans rayons, nechangèrent pas la direction de leur regard à l’approche des deuxfiancés. Son souffle était court, inégal, et rendait un sifflementclair.

– Voici nos enfants, dit la marquise à voixhaute, par cet instinct qui nous fait élever le ton pour parler àceux qui vont mourir et qui nous semblent déjà loin de nous.

La tête du colonel resta immobile, mais samain fit un imperceptible mouvement d’appel.

La marquise se pencha aussitôt, mettant sonoreille tout contre les lèvres du vieillard.

Quand elle se releva, elle dit dans unsanglot :

– Mettez-vous à genoux, il veut vous donner sabénédiction.

Valentine sembla hésiter. Il y avait dans sesyeux de l’égarement et presque de l’horreur.

Maurice s’était agenouillé. Valentine fitenfin comme lui, mais ce ne fut pas le nom de Dieu qui passa entreses lèvres murmurantes, d’où tombèrent ces mots : Monfrère ! mon père !

La main du vieillard s’agita de nouveaufaiblement, et la marquise balbutia parmi ses larmes :

– Hâtons-nous, il a peur de ne pas voir lafin.

Les Habits Noirs cachaient la fièvre de leurattente sous un maintien grave. Ils avaient tous la même pensée etse demandaient avec effroi si une pareille folie de perversitéétait possible.

À l’heure navrée où chacun tremble, sur leseuil même de l’inconnu, le grand comédien jouait-il le plusaudacieux de tous ses rôles ?

Certes, l’évidence était là pourrépondre : Nul ne peut contrefaire la marque de la mort.

Et cependant ils avaient peur.

Ce fut Lecoq qui remplaça les fiancés et lamarquise auprès de la couche d’agonie. Le colonel ne parut points’en apercevoir.

Devant l’autel, M. de Saint-Louisdisait au vicaire avec une majestueuse bonté :

– Ma dépêche est déjà partie pour la cour deRome. J’ai tout pris sur moi en disant à Sa Sainteté que vous aviezdû accéder au vœu de votre souverain légitime. Quant àl’archevêché, j’irai moi-même dès demain rendre visite à SaGrandeur.

Les assistants se rangèrent comme à l’églisederrière les deux fiancés, qui avaient des chaises à prie-Dieu. Àgauche de Valentine se tenait Mme la marquised’Ornans, qui lui servait de mère ; à droite de Maurice,M. de Saint-Louis prit place en faisant observer qu’il seregardait seulement comme le délégué de son vénérable ami, lecolonel Bozzo.

M. le baron de la Périère était enquelque sorte maître des cérémonies et veillait à ce que tout sepassât en bon ordre ; il prit le siège voisin de la chaise demaman Léo et lui dit :

– Vous voyez, bonne dame, que nous avonsenlevé l’affaire lestement.

L’état de fièvre où était maman Léo setraduisait par une impossibilité absolue de rester en place. Ellese levait, elle se rasseyait à contresens et poussait d’énormessoupirs dans son mouchoir à carreaux, baigné de sueur.

– Vous saurez, dit-elle à M. de laPérière, que la personne qui remplace le prisonnier à la Force estpour entrer dans ma famille, et que je m’y intéresse censémentd’amitié. Il ne faudrait pas qu’il pourrisse trop longtempslà-dedans.

M. le baron lui promit son appui, maisnous devons avouer que son attention était ailleurs : il neperdait pas un seul instant de vue le lit où le colonel étaitdésormais immobile, ne donnant plus aucun signe de vie.

Portai-Girard et Samuel, placés au dernierrang, guettaient aussi leur proie, échangeant quelques paroles àvoix basse.

En apparence, Valentine et Maurice étaientcalmes et recueillis. Quand le prêtre leur adressa la questiond’usage, chacun d’eux répondit oui avec une émotionprofonde.

Puis ils restèrent un instant les mains unieset Valentine murmura :

– Mon mari ! mon mari !

Elle n’eut que ce mot pour exprimer l’angoissepoignante et l’amour sans bornes qui se disputaient son cœur.Maurice lui répondit :

– Courage ! désormais nous n’attendronspas longtemps.

C’était la conviction de Valentine bien plusencore que celle de son fiancé. Elle jouait, on peut le dire, cetteterrible partie en complète connaissance de cause, et plus onapprochait du moment fatal, plus l’espoir qu’elle avait eu tant depeine à faire naître en son âme se voilait.

Le glaive invisible était suspendu quelquepart dans l’air, elle le sentait, et elle savait qu’aucun moyenhumain n’en pouvait parer les coups inévitables.

Il n’y avait rien en elle qui ressemblât à dela peur, mais un mirage horrible lui montrait Maurice sanglant,mourant. Elle souffrait un martyre sans nom, et les secondes luiparaissaient longues comme des heures.

Le prêtre donna la bénédiction nuptiale.

Comme il se retournait vers l’autel, onentendit un léger bruit du côté du lit, et la poitrine du colonelrendit une plainte faible.

Tous les regards se dirigèrent aussitôt verslui ; on le vit à demi levé sur son séant et luttant contreune convulsion. Ce fut si rapide que personne n’eut le tempsd’aller au secours. Il poussa un soupir et retomba inanimé.

Comme si c’eût été un signal convenu, tous lescierges, toutes les lumières s’éteignirent à la fois, et au milieude la nuit noire, survenue tout à coup, une voix qui montait on nesait d’où prononça ces paroles, qui ressemblaient à un contresensmoqueur :

– Il fait jour !

Un tumulte se produisit dans l’ombre, oùpersonne ne parlait, sauf Mme la marquise d’Ornans,qui prononça d’une voix éteinte :

– Au secours !

Portai-Girard et les conjurés n’avaient pashésité. Ils s’étaient élancés vers le lit. Portai-Girard releva lacouverture, et en la maintenant sur l’oreiller, il planta un coupde poignard à la place où le cœur du mort ne battait déjà plus,peut-être, en grondant :

– Si c’est encore une comédie, voilà ledénouement !

Il y eut un son faible comme le soupir d’unenfant – puis le silence. Valentine avait entouré Maurice de sesbras et le couvrait de son corps, balbutiant dans un baisersuprême :

– J’espère ! Nous devrions être frappésdéjà, et si la mort venait, pourrait-elle nous séparerdésormais ?

La plume ne peut pas exprimer la prodigieuserapidité d’un pareil drame. Le récit est long forcément ;mais, en réalité, tout ce que nous racontons s’entassa dans la mêmeminute.

Au milieu du silence, on entendit les deuxpistolets de maman Léo qu’elle armait, tandis qu’elle disaittranquillement et de sa voix la plus crâne :

– Saquédié ! qu’on ne les touche pas, ougare dessous ! Mais on murmura à son oreille :

– Obéissez !

Elle crut reconnaître la voix deValentine.

Et presque aussitôt elle se sentit pressée parMaurice et entraînée au travers de la chambre. La robe de soie dela marquise frôlait le revers de sa main, et elle reconnut l’accentchevrotant du vieux Germain qui demandait :

– Où me conduisez-vous ? On franchit unseuil.

Dans la nuit, deux grands bras puissantspoussaient en avant ce groupe rassemblé comme un troupeau.

Presque au même instant, les Habits Noirsconjurés quittaient le lit et se dirigeaient en tâtonnant vers lachambre de la comtesse.

C’était là qu’ils allaient trouver letrésor.

Au moment où Samuel arrivait le premier, deuxcris rauques retentirent à quelques pas de lui, dans une autrepièce.

– Voilà qui est fait, dit Portai-Girardfroidement, c’est la dernière affaire du vieux, une affaireposthume celle-là ! Donnez-vous la peine d’entrer.

Ils entrèrent trois : Samuel,M. de Saint-Louis et le docteur en droit, qui dit enricanant, parce qu’il entendait la porte se refermer derrièrelui :

– L’Amitié trouvera nez de bois, c’est bienfait. Allons, mes enfants, à la besogne !

Lecoq arrivait en effet à la porte ; ilavait marché avec précaution dans ces ténèbres où, selon lui, onpouvait faire rencontre d’un coup de couteau.

Il écoutait de toutes ses oreilles, étonné dusilence qui régnait autour de lui. La chambre mortuaire semblaits’être vidée comme par enchantement.

– Ouvrez, dit-il enfin tout bas en poussant laporte, c’est moi.

À travers le battant fermé, il entendit unrâle creux et sourd, puis deux, puis trois.

– Encore ! fit-il, je croyais que c’étaitfini !

Il n’était pas homme à se méprendre, car ilconnaissait trop bien le son que rend la gorge d’un hommepoignardé.

Il frappa de nouveau en disant, avec uncommencement d’impatience :

– Ouvrez donc !

Et il pensait :

– Est-ce qu’ils voudraient me faussercompagnie ?…

On n’entendait plus rien de l’autre côté de laporte.

Lecoq sentait des frissons lui courir par toutle corps, et malgré lui, il faisait une sorte de calcul en sedisant :

– Les deux premiers râles sont ceux des deuxjeunes gens, car on a, bien sûr, commencé par eux, puisque c’est lecolonel qui avait réglé la besogne… les trois autres, voyons :il y avait Mme la marquise, puis cette bonne femme,maman Léo, puis encore le vieux domestique de M. d’Arx, c’estjuste le compte : cinq coups.

Il reprit en s’interrompant :

– Ouvrez donc, vous autres, est-ce que vous nem’entendez pas ?

Comme le silence continuait, il ajouta entreses dents :

– Je me doutais bien qu’il y aurait du tirage.Aussi, tant que le vieux coquin aurait vécu, je ne l’aurais jamaislâché.

Il y eut derrière lui un petit ricanement quiglaça le sang dans ses veines. Il crut s’être trompé, mais une voixdoucette dit dans la nuit :

– Voilà donc comment tu parles de ton papa,méchant sujet !

Lecoq voulut ouvrir la bouche, mais aucun sonne sortit de sa gorge.

Il était littéralement paralysé par lastupeur. La voix doucette reprit :

– Ce que tu as dit là n’est pas respectueuxdans la forme, ma chatte, mais le fond est bon, et cela te sauve lavie.

Une allumette chimique grinça et prit feu.Lecoq, qui n’en croyait pas ses oreilles, se retourna.

Il vit le colonel Bozzo debout, droit sur sesjambes et la tête haute, qui le regardait en souriant.

Le vieillard avait à la main le flambeau qu’ilvenait d’allumer, et son doigt branlant dessinait ce geste qui estla menace des espiègles.

Les jarrets de Lecoq plièrent sous lui et iltomba agenouillé.

– Il fait nuit ! dit aveclenteur le colonel, qui leva son flambeau.

– Grâce ! balbutia Lecoq, dont la têtependait sur sa poitrine.

Il pouvait voir maintenant que la chambreétait complètement déserte.

Le prêtre avait dû sortir par la porte dufond, qui restait entrouverte.

La couverture du lit où le colonel agonisaitnaguère était encore relevée jusque sur l’oreiller, et le couteaude Portai-Girard restait fiché à hauteur de poitrine.

Le vieillard jouissait de la détresse de sonpremier ministre et ricanait paisiblement.

– Ce nigaud de docteur en droit, dit-il, a tuéma douillette que j’avais roulée en paquet. Il ne faut jamaisfrapper quand on n’y voit pas, à moins d’avoir le talent dumarchef. Voilà un garçon qui s’y entend !… Eh ! eh !bijou, petit bonhomme vit encore à ce qu’il paraît, disdonc ?

Lecoq restait muet et joignait ses mainssuppliantes.

– Mets-toi sur tes pieds, reprit le colonel enlui caressant la joue amicalement, il y a de l’ouvrage, et je nepeux pas tout faire.

Lecoq se releva, chancelant comme un hommeivre. Le vieillard introduisit une clef dans la serrure de lacomtesse Corona, qui était fermée en dedans, et l’ouvrit.

– Entre, ordonna-t-il.

Et il haussa le flambeau pour éclairermieux.

Lecoq voulut obéir, mais dès le premier pas,il recula épouvanté.

Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne.

La chambre était telle que Francesca Coronal’avait laissée, lors de son départ pour le bal : les chiffonsrestaient étalés sur le lit et sur les meubles, mais parmi tout cedésordre gracieux que produit la toilette d’une femme à la mode, ily avait, hideux contraste ! trois cadavres étendus dans un lacde sang.

Lecoq se soutenait, haletant, au chambranle dela porte.

– Tu comprends bien, lui dit le colonel, quine paraissait pas éprouver l’ombre d’une émotion, que ma petiteFanchette ne pouvait pas rester ici. Je l’ai envoyée danser, lapauvre biche ! C’est dommage que mon neveu Corona ne se soitpas mis de la conjuration, il serait là, maintenant avec lesautres, et quel bon débarras pour ma Fanchette !

– Bonhomme, reprit-il en changeant de ton,nous n’avons pas le choix, ce soir, et c’est toi qui es chargé denettoyer tout cela. C’est un rude coup de balai, mais j’ai idée quetu te mettrais en quatre pour faire plaisir à papa aujourd’hui,hé ! l’Amitié ?

Il poussa en avant Lecoq, qui étaitanéanti.

– Ces bons chéris ! dit le vieillard ens’approchant tour à tour des trois cadavres, ce que c’est que denous ! Chacun d’eux avait son petit talent, et je ne seraispas embarrassé pour faire trois jolis discours s’ils devaient êtreenterrés au cimetière… Tiens ! on dirait que ce bon Samuelrespire encore ? ce ne doit pas être dangereux, car Coyatierne se trompe guère.

Il poussa du pied le docteur, dont la gorgerendit un gémissement, et passa en ajoutant :

– Quant à Portai-Girard et au majestueux filsde Saint-Louis, bonsoir les voisins !… Ah ça, Fifi, tu n’asdonc plus de langue ?

– J’avoue…, balbutia Lecoq.

– Tu as tort ! il vaut toujours mieuxnier.

– Votre maladie qui semblait mortelle…

– Ah ! fit le vieillard tristement, c’estun bien mauvais rhume, va, et je vais partir pour les eaux deBagnères ; veux-tu m’accompagner ?

– Certes, fit Lecoq, qui se retrouvait peu àpeu, mais où en sommes-nous, maître ? les autres…

– Quels autres ?

– Tous ceux qui étaient dans votrechambre ?

– Il fait trop froid, dit le colonel, pour quenous allions nous promener au jardin ; mais j’ai idée qu’ils’y passe quelque chose d’intéressant. Nous pouvons bien perdrecinq minutes, car Fanchette ne rentrera pas de sitôt. Donne-moi tonbras et prends la bougie.

Il s’appuya sur Lecoq familièrement et ajoutad’un air pénétré en quittant la chambre de la comtesseCorona :

– Ces polissons-là me devaient tout. Ce quiperd les hommes, c’est l’ingratitude… et toi, l’Amitié, qui es ungarçon d’intelligence, tu dois bien comprendre que leur complotétait bête comme un chou ! Il n’y a pas plus de trésor dans lesecrétaire de ma petite Fanchette que dans le coin de mon œil.Ah ! ah ! le trésor ! nous sommes riches, mon minet,plus riches encore qu’ils ne le croyaient, mais notre richesse estbien gardée, va, et le gilet de flanelle qui est entre ma chemiseet ma peau n’en sait pas plus long que vous au sujet dutrésor ! Il s’arrêta et regarda Lecoq en dessous.

– C’est comme pour le secret, vois-tu,reprit-il en baissant la voix, le grand secret des frères de laMerci. Il existe, profond comme la mer et haut comme unemontagne ; mais les bons petits curieux de ta sorte, quand ilscroient mettre la main dessus, trouvent une pincée de cendres, unéclat de rire moqueur… le rire de papa, eh ! mon bijou, quileur dit néantdans toutes les langues vivantes et mortes,car ce vieux Père-à-tous sait beaucoup de langues, et il ne veutpas plus livrer son secret que son trésor.

On était dans la chambre du mariage ; lecolonel jeta un regard satisfait sur son lit d’abord, puis surl’autel dressé.

– Dis donc, l’Amitié, fit-il tout à coup,as-tu lu les tragédies de M. Ducis ?… Non, tu n’aimes pasbeaucoup la littérature. M. Ducis était un poète du temps del’Empire qui rabobinait des auteurs anglais et qui prenait la peinede faire trois ou quatre dénouements pour chacune de ses tragédies.Je ne suis pas de l’Académie, mais je fais un peu commeM. Ducis : mon premier dénouement n’allait pas mal,c’était le mariage et rien avec.

« Je réunissais tous ceux qui avaient vude trop près nos affaires, dans un seul tas et je leurchantais : « Allez-vous-en, gens de la noce ! »avec Coyatier au piano. Mais j’ai eu vent de vos petites menées, etmon dénouement a tourné… Ouvre la fenêtre, tout doucement, car ilne faut pas qu’on l’entende.

Ils avaient continué de marcher ; ilsétaient dans cette pièce, dont la porte faisait face à celle de lacomtesse et où Coyatier avait attendu jusqu’au départ de FrancescaCorona.

La fenêtre de cette chambre donnait sur lejardin ; Lecoq en tourna l’espagnolette et regardaau-dehors.

– Ils sont là, dit-il en se rejetant enarrière.

– Chut ! fit le colonel, pas si haut.Diable ! Ils sont là tous bien vivants, n’est-ce pas ?C’est une drôle de fillette, et l’amour a le nez plus fin qu’unprocureur du roi. Elle n’a pas cru un seul instant à la culpabilitéde son lieutenant… un beau brin de gars, n’est-ce pas,l’Amitié ?

Il avait soufflé lui-même la lumière et sepenchait à la fenêtre ouverte.

Immédiatement au-dessous de lui, dans lejardin très étroit et dont les bosquets dépouillés laissaient voirle mur bordant la rue des Moineaux, un groupe s’empressait autourde la marquise évanouie.

La tête de la bonne dame reposait sur lesgenoux du vieux Germain, assis par terre dans la neige, et mamanLéo, agenouillée, avait encore ses deux pistolets à la main.

Lecoq demanda tout bas :

– Où est le marchef ?

– Il prépare la chaise de poste, répliqua lecolonel.

– Alors, la chose se fera en route ? Lecolonel soupira.

– Les trois pauvres amis que nous pleurons,murmura-t-il, ont sauvé tout ce petit monde-là. Je regrette un peumon premier dénouement.

– Mais, objecta Lecoq,Mlle d’Arx connaît le mémoire de son frère, et lesautres…

– Tiens ! interrompit le colonel au lieude répondre, voilà cette chère marquise qui reprend ses sens. Nousne les verrons pas monter en voiture, mais ce sera tout comme. Aufond, tu le sais bien, j’ai horreur de la violence, et j’ai bien vuqu’il ne fallait pas compter cette fois sur le marchef. Qu’est-ceque nous voulons ? payer la loi et rester tranquilles. Lafuite du lieutenant paye la loi puisqu’il va être condamné parcontumace. Nous évitons ainsi les débats en cour d’assises, où nousaurions pu trouver quelque juré moins retors, c’est-à-dire moinsaveugle que M. Perrin-Champein… D’un autre côté, cette mêmecondamnation ôtera au lieutenant toute idée de retour.

– Alors, dit Lecoq, qui ne pouvait revenir deson étonnement, vous les laissez partir ?

– Je les fais partir, rectifia le vieillard,tous ensemble, pour l’Amérique du Sud.

– Prenez garde ! s’écria Lecoq,Mlle d’Arx a juré de venger son père et sonfrère !

– C’est fait, répliqua le colonel. Voilà cequi m’a décidé.

Et comme son compagnon l’interrogeait duregard, il ajouta en riant :

– Drôle de fillette ! je la connais mieuxque vous. Elle aime son Maurice comme une folle, mais elle a risquéla vie de son Maurice pour se venger. Une vraie Corse ! qui aensorcelé Coyatier ! Tout ce que j’ai pu obtenir du marchef,qui travaillait pour moi en même temps que pour elle, c’est de latromper sur le nombre des pièces de gibier abattues pour soncompte. À l’heure qu’il est, dans sa pensée, il n’y a plus d’HabitsNoirs. Elle a compté les râles comme toi ; elle nous croittous exterminés. Écoute et regarde !

Dans le jardin, maman Léo relevait la marquiseet lui disait :

– Oui, saquédié ! je suis du voyage, enqualité de gendarme, mais pas pour rester indéfiniment avec lesdeux chéris. Je les gênerais, c’est vous qui serez la vraiemère.

En ce moment, des pas précipités se firententendre et Coyatier sortit d’un massif.

Sa main tendue montra la porte de derrière,par où Samuel, le docteur en droit et M. de Saint-Louisavaient fait dessein de se retirer avec la fameuse cassette.

– La chaise de poste est là qui attend,dit-il, en route ! Valentine jeta ses deux bras autour du coude Maurice et le pressa passionnément contre son cœur.

– Je ne t’appartenais pas tout entière avantd’être vengée, dit-elle, viens, nous ne reverrons jamais la Franceoù cette horrible accusation pèse sur toi, mais nos enfants serontFrançais, et tu leur montreras quelque jour le chemin qui mène à lapatrie !

– As-tu compris, l’Amitié ? demanda lecolonel en riant bonnement, d’ici que leurs petits reviennent, nousavons du temps devant nous.

On entendit bientôt la chaise de poste roulersur les pavés de la rue.

Le jardin était silencieux et vide.

Le vieillard restait seul à la fenêtre. Unrayon de lune jouait parmi ses cheveux blancs et mettait à sonfront des reflets étranges.

Lecoq le regardait avec une superstitieuseterreur.

Quand on cessa d’entendre le bruit des roues,le Maître des Habits Noirs sembla sortir de sa rêverie.

– Il faut que ma petite Fanchette dorme dansson lit cette nuit, dit-il, à ton ouvrage, l’Amitié ! nostrois excellents confrères t’attendent.

Lecoq essuya la sueur froide qui baignait sonfront ; le colonel lui caressa la joue doucement etajouta :

– Connais-tu quelqu’un qui puisse faire du bonLouis XVII ? J’ai une affaire en vue, ce sera la dernière, àmoins que pourtant…

Il s’arrêta et se prit à rire tout bas.

– Figure-toi, dit-il, que j’ai eu un drôle derêve hier. Je me voyais dans cent ans d’ici et je disais àquelqu’un dont le père n’est pas encore né, mais qui avait déjà labarbe grise : il y a deux choses immortelles : lebien qui est Dieu, et moi qui suis le mal.

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