Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 4D’où maman Léo sortait

 

Le sentiment généralement éprouvé parl’assistance était une compassion assez vive pour l’ignoranceinconcevable de maman Léo.

Il n’est pas permis, en effet, d’ignorercertaines choses, et, selon les couches sociales, ces choses qu’onn’a pas le droit d’ignorer changent.

En haut, la chose est, le plus souvent, unvaudeville, dont les personnages sont invariablement M. le ducou M. le comte, Mlle la comtesse ouMme la duchesse, outre monsieur Arthur, qui peutavoir tous les noms de baptême du calendrier.

Ce vaudeville est toujours le même, ettoujours très amusant, à ce qu’il paraît, car son succès seprolonge sempiternellement.

En bas, c’est un drame qui varie un peu plusque le vaudeville élégant, mais où il faut cependant un élémentimmuable : le sang.

Au lieu de repasser la chronique del’adultère, enrichi de diamants, qui fait les délices des grands,les petits radotent avec une fidélité pareille la chanson favoritedu crime.

Cela n’empêche pas la vertu d’être fortconsidérée chez nous, mais on n’en parle jamais.

Ce qu’il faut savoir, sous peined’excommunication, c’est, si on est du beau monde, la hauteurexacte du dernier saut périlleux de la princesse, et, si on est dupauvre monde, ce sont les détails circonstanciés du meurtre de larue Pagevin, de la rue Mauconseil ou de la rue Thévenot, avec lenombre des coups donnés, la nature de l’outil employé, la place destrous faits dans le corps, la largeur des ecchymoses et la postureque la victime gardait quand on l’a trouvée, déjà froide, lesmembres convulsionnés dans leur raideur, les cheveux hideusementbrouillés, gluants et collés au carreau.

Voilà quels sont nos appétits au dix-neuvièmesiècle.

À Paris, comme en province, les marchands delivres ne demandent plus aux jeunes écrivains s’ils ont du talent,ils leur ordonnent tout uniment de rassasier le monstrueuxidiotisme de cette gourmandise populaire.

M. Baruque avait demandé, dans sonétonnement bien naturel :

– Ah ça ! d’où sortez-vous donc, mamanLéo, si vous en êtes encore là ?

Et quoique la bonne femme fût une reineabsolue dans sa masure, l’auditoire avait presque souri.

Similor, l’homme au chapeau gris et auxcheveux jaunes, n’était pas seulement un type très réussi de donJuan, il possédait à l’état latent l’étoffe d’un courtisan.

– La patronne, dit-il entre haut et bas, maisde manière à être entendu, aux deux rougeaudes ses élèves, lapatronne n’a pas l’air, mais elle travaille de cabinet, commemoi ; quand les grandes idées pareilles à celles qui luiemplissent le cerveau se trémoussent dans une coloquinte, on nepeut pas faire attention à toutes les vulgarités journalières quioccupent la fainéantise de notre population.

Échalot le regarda d’un air attendri etmurmura :

– Quelle dorure de langue ! Ah ! sij’avais son talent ! mais tout le monde ne peut pas jouir desmêmes facultés.

– Silence dans les rangs ! ordonnaGondrequin-Militaire.

Mme Samayoux elle-même crutdevoir une explication à l’étonnement de ses sujets.

– Le garçon dit vrai, murmura-t-elle enaccordant un geste approbateur à la flatterie de l’adroit Similor,ma tête travaille et ça fait mon malheur. Vous avez raison, vousaussi, monsieur Baruque, je reviens de loin, de trop loin. Çasemble aujourd’hui que je suis une étrangère au sein de ma patrie,puisque je ne sais rien de la nouvelle du moment que les plus naïfsparaissent en avoir connaissance. C’est comme ça, entendez-vous, jene sais rien de rien, sinon ce que je viens de saisir à la volée,et je vas vous dire une chose : si j’en avais su seulement,depuis le temps, gros comme le bout du petit doigt, je sauraistout, car ça intéresse la tranquillité de mon existence.

Involontairement, le cercle se rapprocha etl’on put entendre des voix qui chuchotaient :

– Est-ce que la patronne serait mélangée à cesaffaires-là ?

– Commence donc par le commencement, reprit ladompteuse en s’adressant toujours à M. Baruque ; lesnoms !

Gondrequin-Militaire, qui était une bonne âme,lui prit la main, qu’il serra à tour de bras.

– C’est l’instant, c’est le moment, dit-iltout bas, fixe ! et tenez-vous ferme dans les rangs,maman ; je n’ignorais de rien, mais le cœur m’a manqué,quoi ! et j’aime mieux que la commotion vous vienne deRudaupoil.

– On n’a jamais imprimé les noms tout au longsur le journal, reprit M. Baruque, qui bourrait sa pipe avectranquillité. Dieu merci ! on prend des gants dans cetteaffaire-là, parce que ça touche à des familles huppées. Le feu jugelui-même est ordinairement couché dans les feuilles publiques enabrégé. La demoiselle a nom Valentine de V…, connaissez-vousça ?

– Oui et non, répondit Léocadie ; je n’aijamais su le nom, mais la personne…

Sa voix tremblait. Gondrequin lui serra lamain en répétant :

– Fixe ! et du courage !

– Pour le jeune homme, continuaM. Baruque en s’asseyant sur la table, on met Maurice P…

– Bien ! ditMme Samayoux, qui se tenait immobile etdroite ; merci, monsieur Baruque !

– Vous êtes une fière femme ! murmuraGondrequin.

– Et ici, poursuivit encore Baruque, ce n’estpas bien malin de compléter le nom, puisque les journaux l’avaientimprimé tout entier à l’occasion du premier meurtre.

Cette fois Mme Samayouxchancela sur son siège.

– Le premier meurtre !…balbutia-t-elle.

Il y eut un mouvement dans l’auditoire, oùquelques-uns crurent que l’ignorance de la dompteuse étaitjouée.

– Le premier meurtre ! dit-elle encored’une voix où il y avait des larmes ; mes enfants, je vous aimenés à la baguette quelquefois, c’est vrai, mais le métier veutcela, vous savez bien. Ne vous vengez pas, je suis tropmalheureuse !

Elle fut interrompue par un sanglot quisouleva brusquement sa poitrine.

Les yeux de Gondrequin battaient par l’effortqu’il faisait pour ne point pleurer. Échalot, le pauvre diable,passait tour à tour ses deux manches sur ses yeux baignés delarmes.

Les autres étaient partagés entre l’émotioninattendue et la curiosité excitée violemment.

Mme Samayoux avait croisé sesdeux mains sur ses genoux ; elle parlait désormais pourelle-même et peut-être n’avait-elle plus conscience des phrasesentrecoupées qui tombaient de ses lèvres.

– Ça semble cocasse, disait-elle de sa pauvrevoix brisée, mais c’est comme ça, que voulez-vous ? Je nelisais plus le journal depuis que le journal ne pouvait plus meparler de lui. Ah ! du temps qu’il était dans l’Algérie, lejournal apportait tous les jours quelque chose de bon ; ilaurait fait un héros, ce cher enfant-là, sans l’amour qui letenait. Alors, comme le journal était muet, car toutes les autreschoses et rien c’est tout de même pour moi, j’avais défendu del’acheter… C’est de l’eau que je voudrais : une goutted’eau.

Mais c’était l’eau qui manquait dans labaraque. Une des jeunes filles alla en chercher un verre à lafontaine de la rue St-Denis. Mme Samayouxpoursuivait :

– Vous me direz qu’on n’a pas besoin desjournaux pour apprendre ; on cause avec celui-ci ou aveccelle-là, n’est-ce pas ? eh bien ! moi, je ne causaisplus. Ça me faisait mal de causer. Rien que de voir les gens gais,j’étais plus triste… et voilà comme ça s’est passé, tenez, je veuxvous le dire : il était revenu, je lui avais cuit son souperen riant et en pleurant…

– Le fricandeau ! murmura Similor, dontles narines s’enflèrent.

Échalot ajouta :

– Le petit Saladin avait grand-soif cesoir-là ; c’est elle qui nous donna de quoi remplir labouteille.

– J’eus toute une bonne soirée, continuaMme Samayoux, je pense bien que ce sera ma dernièrebonne soirée. On bavarda. Ah ! si vous saviez comme ill’aime ! J’avais des pressentiments, c’est vrai, je luidis : Petit, prends garde ! Mais il était fou de joieparce qu’il allait la revoir, et le nom de Remy d’Arx…

Elle s’arrêta comme effrayée.

– Quand il fut parti, reprit-elle, la maisonme sembla vide. Ils devaient venir tous les deux le lendemain… etun autre encore, mais personne ne vint et j’en fus presquecontente. Le jour d’après, je devais partir pour les Loges ;au lieu de retarder le déménagement, je le pressai : j’avaisbesoin de fuir ; il me semblait que, loin d’eux, je seraisplus tranquille. J’avais peur, ah ! c’est bien vrai ce que jevous dis là, j’avais peur d’entendre parler d’eux, et pourtant jecherchais à me rappeler mes prières que je disais du temps oùj’étais jeune fille au pays de Saint-Brieuc, et ce que j’en pouvaisrattraper dans ma mémoire, je le récitais à mains jointes pour leurbonheur !…

Elle trempa ses lèvres dans le verre d’eauqu’on lui apportait.

– Voilà pourquoi je ne sais rien, mes pauvresenfants, acheva-t-elle, voilà comment j’ai besoin qu’on me disetout. Ce qu’il y a de plus impossible au monde, voyez-vous, c’estque Maurice soit coupable.

Elle s’arrêta encore, parce qu’un mouvementd’incrédulité avait agité l’auditoire.

Ses yeux firent le tour du cercle, où tous lesregards étaient baissés.

– Vous ne croyez pas cela, vous, reprit-ellesans colère ; les juges feront peut-être comme vous, et jesuis une bien pauvre femme pour aller contre l’idée de tout lemonde. Mais c’est égal, contre l’idée de tout le mondej’irai !… Parlez maintenant, monsieur Baruque, si c’est uneffet de votre complaisance, et ne craignez pas de me faire dumal ; rien ne peut me tuer, désormais, puisque j’ai entendu ceque vous avez dit sans mourir.

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