Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 29Le testament

 

Maman Léo avait les yeux gonflés delarmes ; Valentine seule ne pleurait pas.

Un sanglot avait essayé de soulever sapoitrine aux dernière paroles du vieux Germain, mais elle l’avaitcomprimé par un effort violent.

Il y avait sur son beau visage, exprimant unedouleur sans bornes, quelque chose qui ressemblait à la sévéritéd’un juge.

Elle prit le papier que Germain lui tendait etdit :

– Mes amis, je vous prie de vous retirer tousles deux. Il faut que je sois seule pour prendre connaissance de ladernière volonté de mon frère.

Germain et la veuve se levèrent aussitôt.Comme ils allaient sortir, Valentine ajouta :

– Quand cet homme, ce commissionnaire varevenir, vous l’introduirez près de moi.

– Et nous reviendrons avec lui, jesuppose ? demanda maman Léo.

– Non, vous reviendrez seulement quand je vousappellerai. Allez.

La dompteuse et Germain sortirent.

Maman Léo se laissa conduire jusque dans lasalle à manger, où elle tomba sur un siège en murmurant :

– Saquédié ! moi, je suis brisée comme sij’avais reçu une danse ! Cette enfant-là va faire unmalheur ! Il n’y a pas à dire, le juge d’instruction était boncomme un ange, mais enfin il est mort, et la pauvre fillette avaitbien assez à s’occuper de notre Maurice.

Le vieux valet se promenait lentement, lesbras tombants et la tête inclinée. Il s’arrêta tout à coup devantmaman Léo.

– Vous qui la connaissez, demanda-t-il,croyez-vous qu’elle obéisse à la dernière volonté de sonfrère ?

– Je crois qu’ils sont tous les mêmes danscette famille-là, répliqua la veuve, ils ont un diable dans lecorps.

Germain se redressa, ses yeux brillaient.

– Est-elle assez belle ! murmura-t-ilavec un enthousiasme profond ; et quel regard de princesseelle vous a ! Oh ! oui, c’est bien la fille de la bonnedame… la fille de Mathieu d’Arx que rien ne faisait trembler !la sœur de Remy, mon cher enfant, qui avait la douceur d’un agneauet le courage d’un lion !

Il se laissa choir lourdement à son tour surun siège et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, maman Léo repritla parole avec un certain embarras.

– Dites donc, l’ancien, fit-elle rougissant.J’ai un petit peu honte, parce que ça n’a pas l’air de concorderavec les circonstances ; mais on ne se fait pas, c’est sûr etmoi, la sensibilité me creuse. Sans vous commander, est-ce que vouspourriez me donner un morceau sous le pouce ?

Germain releva d’abord sur elle un regardscandalisé, mais en voyant la bonne figure de la veuve qui avaitrepris ses couleurs enluminées, il eut presque un sourire etdit :

– Au besoin, vous en assommeriez bien un oudeux, la mère ! Tout le monde ne peut pas être des duchesseset marquises ; vous m’allez, à moi. Il faut vous dire que,dans l’occasion, je taperais encore tout comme un autre. Je vasvous servir un petit déjeuner, après quoi vous aurez du vif-argentdans les bras et dans les jambes s’il faut se trémousser contre cescoquins-là !

Pendant cela Valentine, que nous continueronsde nommer ainsi, puisque sous ce nom nous l’avons connue, nousl’avons aimée, Valentine était revenue vers le portrait.

Elle avait roulé un siège jusqu’auprès de lapeinture, comme on fait quand les importuns s’en vont et qu’on peutenfin causer seul à seul avec un ami cher, après l’absence.

Ce n’était qu’un portrait immobile et muet,mais il y avait au bas de la toile le nom de ce peintre prodigieuxdans sa sobre sagesse, qui avait le don de faire vivre lesmorts.

Le pinceau de Zeuxis trompait les oiseaux, lepinceau plus habile d’Apelle trompa Zeuxis lui-même. Ingres, cepeintre tant et si amèrement outragé, fit plus encore : iltrompa une fois la douleur d’une mère.

Je n’ai pas vu cela, mais j’ai vu de mes yeuxà une exposition particulière, ouverte voici déjà bien longtemps,au bazar Bonne-Nouvelle, un ami de la famille Bertin, duJournal des Débats, percer la foule et s’élancer les brastremblants vers le portrait de Bertin l’ancien, qui semblait prêt àse lever, les mains appuyées sur les bras de son fauteuil.

Chez nous les querelles d’école, en musique,en peinture, en littérature aussi, sont aveugles jusqu’à lastupidité.

Ingres avait peint, un an auparavant, leportrait de Remy d’Arx, et la ressemblance était si poignante queValentine restait là le cœur étreint, l’esprit frappé comme àl’aspect d’une vision évoquée.

C’était bien là ce jeune homme triste et doux,timide avec des audaces héroïques, grand par l’intelligence, grandaussi par la bonté, mais dont le front semblait marqué d’un signefatal.

Ses yeux vivaient, sa bouche pensait, prête àparler, et parmi l’austère noblesse de ses traits on devinait cesourire charmant sans s’épanouir jamais.

Valentine ne l’avait pas vu bien souvent, cesourire, car Remy d’Arx était grave auprès d’elle. Remy d’Arxévitait Valentine comme on fuit instinctivement le malheur ou ladestinée.

Et pourtant, elle l’avait vu parfois quand lejeune magistrat si brillant, si aimé, était loin d’elle et causait,par exemple, avec la belle comtesse Corona.

– Je croyais qu’il me détestait,murmura-t-elle, et ce fut sa première parole : il avaitpeur de moi, il me l’a dit lui-même. Il devinait le coupmortel que j’allais lui porter.

Elle baissa les yeux devant le regard calme etprofond que du haut de la toile Remy laissait tomber sur elle.

– Il était jeune, murmura-t-elle, on lecroyait heureux ; ses rivaux le regardaient d’en bas et leurjalousie était presque de la haine. Les voilà bien vengés ! Ilest mort à force de souffrir ! Il y a eu des hommes assezcruels pour le choisir entre tous, lui qui n’avait jamais fait quele bien, et pour lui infliger la plus effrayante de toutes lestortures. Ils l’ont tué à petit feu, prolongeant le supplice avecune abominable barbarie, et non contents de supplicier son corps,ils ont tenté de déshonorer son âme…

Elle resta un instant silencieuse, puis seslèvres s’entrouvrirent pour exhaler ce nom et ces mots :

– Remy… mon frère !

Puis encore elle déchira l’enveloppe et dépliale papier que l’enveloppe contenait.

C’était une pauvre écriture, pénible ettremblée, dont le désordre lui arracha sa première larme. Elle luttout bas :

« Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit, ceci est mon testament. En présence de Dieu etsentant venir ma fin prochaine, j’adresse ma dernière pensée àMarie-Amélie d’Arx, ma sœur bien-aimée, malgré le nom de Valentinede Villanove qu’elle a porté pendant l’espace de deux ans, parsuite d’une fraude ou d’une erreur.

« Les pièces à l’appui de cette assertionsont déposées entre les mains du plus fidèle ami qui mereste : Germain Lambert, serviteur de ma famille depuis plusde quarante ans.

« Marie-Amélie d’Arx est mon héritièreunique et légitime ; néanmoins, et pour le cas où son étatcivil lui serait contesté, je déclare lui donner et lui léguer soitsous le nom de Valentine de Villanove, soit même sous celui deFleurette qu’elle portait depuis son enfance, la totalité de mesbiens meubles et immeubles.

« Mourant comme je le fais dans laplénitude de ma raison, je signe et je date ce testament olographepour qu’il ait la force voulue par la loi. »

Il y avait ici, en effet, le nom de Remy d’Arxsigné lisiblement et d’une main assez ferme.

On voyait bien que l’agonisant avait dépensélà tout ce qui lui restait d’énergie.

Au-dessous de la signature, le textecontinuait, mais devenait plus confus, parce que la main avaitgraduellement faibli.

Valentine put lire néanmoins à travers seslarmes :

« Ma sœur, ma Valentine, laisse-moi tegarder ce nom que j’ai tant aimé.

« Mais laisse-moi te dire aussi tout desuite que le regard de notre mère peut descendre au fond de moncœur, guéri de sa blessure.

« Je t’aime comme il m’est permis det’aimer sous l’œil de Dieu qui m’appelle, je t’aime comme l’enfantchérie dont je contemplais jadis le berceau et dont je surveillaisle souriant sommeil.

« Nous avons été bien malheureux, masœur, j’espère que ma mort achèvera de payer notre dette demisère.

« Il en sera ainsi, Valentine, si voussuivez mon conseil, si vous exaucez ma prière. Que ma findouloureuse vous serve au moins d’exemple ; n’essayez pas decombattre ces hommes qui possèdent un pouvoir surnaturel.

« Ce que je n’ai pu faire, moi qui étaisarmé de la loi comme un soldat porte l’épée, moi que ma fonctionsemblait rendre invulnérable, moi qui passais pour avoir la faveurdes puissants de ce monde, il y aurait folie de votre part à letenter.

« Folie inutile, coupable, presquesuicide. Vous n’êtes qu’une pauvre enfant isolée, tous ceux quivous entourent, tous ceux qui vous protègent en apparence ou dumoins presque tous sont affiliés à la ténébreuse corporation quej’ai voulu vaincre et qui m’a tué.

« Je ne vous apprends rien en vous disantque vous êtes au milieu des Habits Noirs, dont le chef s’est servide vous comme d’une arme infernale pour assassiner le seul hommepeut-être qui pût combattre avec avantage la terribleassociation.

« Sauf Mme la marquised’Ornans, pauvre victime désignée d’avance à leurs coups et qu’ilsont frappée dans son fils unique, sauf Francesca Corona (et jen’oserais répondre d’elle absolument), tous les autres sont desscélérats abrités derrière une sorte de rempart magique.

« Valentine, l’esprit s’éclaire à l’heurede mourir, la vengeance n’appartient qu’à Dieu. Si j’avais étéseulement un juge, peut-être ne tomberais-je pas écrasé dans lalutte.

« Mais il y avait autre chose en moi quele zèle du magistrat, il y avait la passion de l’homme qui sevenge.

« Valentine, ma sœur chérie, songe à toi,songe surtout à celui que tu aimes, à Maurice, qui ne m’ayant pluspour démêler son innocence au milieu des preuves mensongèresaccumulées par mes assassins, va retomber tout au fond de sonmalheur.

« Je viens de voir l’homme qui meremplacera ; il est de ceux qu’on appelle des gens instruits,avisés, prudents ; il a cette cruelle sagesse qui ne croit àrien en dehors des choses admises par le sens commun ; tout cequi sort de la vraisemblance acceptée lui semble fabuleux etindigne d’occuper un brave esprit.

« Son opinion est faite par mon opinionmême, dont il prendra le contre-pied ; j’étais à son sens unrêveur et il est un sage ; là où j’ai dit non, il diraoui.

« Maurice sera renvoyé devant lesassises, Maurice sera condamné ; aucune éloquence d’avocat,aucune perspicacité de magistrat, nulle puissance humaine, en unmot, ne peut empêcher le jury en pareille circonstance derépondre : « Oui, l’accusé est coupable. »

« Ne nous venge pas, Valentine, laissedormir ton père, ta mère, ton frère au fond de leur cercueil. Lesmorts ne connaissent plus la haine, laisse la haine, songe àl’amour, sauve Maurice !

« Pour le sauver, il n’y a qu’un moyen,l’évasion, la fuite sans espoir de retour, le changement de nom etla vie cachée loin, bien loin au-delà de la mer.

« Pour ouvrir toute grille, l’argent estune clef magique ; tu es riche, tu peux répandre l’or àpleines mains, tu ne saurais acheter trop cher ton bonheur.

« Adieu, Valentine, j’ai tenu ma plumetant que j’ai pu. Ceci est la dernière ligne que ma main tracera.Si tu m’aimes, ne me venge pas et sois heureuse ! »

Valentine resta un instant immobile, les yeuxfixés sur le dernier mot, qui n’était pas achevé.

Elle porta le papier à ses lèvres et le baisaà la place même où la main du mourant s’était arrêtée.

Puis elle se laissa tomber à genoux, et ainsiprosternée, elle regarda le portrait de son frère, qui semblaitvivre.

Qui semblait vivre et répéter encore ladernière pensée du vaillant et malheureux jeune homme :« Ma sœur, ne me venge pas ! »

Ce fut au bout de plusieurs minutes seulementque les lèvres de Valentine s’entrouvrirent et qu’ellemurmura :

– Pardonne-moi, pardonne-moi, mon frère, carje vais te désobéir !

– Ah ! ah ! dit une rude voixderrière elle, c’était pourtant un bon conseil qu’il vous donnaitlà, le défunt.

Elle se retourna en sursaut. Lecommissionnaire dont Germain lui avait parlé et qui était venu lademander déjà dans la matinée était sur le seuil et refermait laporte.

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