Maman Léo – Les Habits Noirs – Tome V

Chapitre 26La maison de Remy d’Arx

 

Le gardien s’arrêta devant la porte, endehors, et dit fort poliment :

– Les vingt minutes sont mangées, il faudraitpenser à s’en aller.

– Déjà ! firent à la fois Valentine etMaurice.

– Votre montre avance, l’homme, répondit ladompteuse, qui avait repris son air déterminé. Encore une petiteseconde, s’il vous plaît, on est en train de prêcher le jeune hommepour qu’il se fasse une raison dans son infortune.

Le porte-clefs ayant accordé deux minutes degrâce, la dompteuse reprit tout bas en s’adressant àValentine :

– Fillette, tu me fais l’effet comme si tujouais avec le feu de l’enfer. Le diable et ces gens-là, vois-tu,c’est la même chose !

– Maurice n’a pas peur d’eux, murmuraValentine.

– Lui ! mon lieutenant, avoir peur !s’écria maman Léo. S’il les tenait en Algérie, au champ d’honneur,il les avalerait comme de la soupe ! Ce n’est pas pour vousfaire reculer que je parle, non, c’est bien la vérité que Fleurettea dite tout à l’heure : « Nous sommes tous ici comme aumilieu d’un naufrage. » Quoi donc ! quand la perditionest là tout à l’entour et qu’on ne sait plus à quel saint se vouer,il faut bien donner quelque chose au hasard et même audiable ; seulement j’ai mon idée : pendant que leCoyatier travaillera, je n’aurai pas mes mains dans mes poches.

– Prenez garde, bonne Léo, fitMlle de Villanove, la moindre marque dedéfiance anéantirait notre dernière chance de salut.

Elle s’était levée, et son geste imposasilence à la dompteuse, qui allait parler encore.

– Sur cette dernière chance, dit-elle, j’aimis tout mon avenir, tout mon bonheur, tout mon cœur. Mes jours etmes nuits n’ont qu’une seule pensée, je travaille, je prie, et ilme semble parfois que je réussirai, moi, pauvre fille, à tromperl’astuce de ces démons… Etes-vous bien décidé, Maurice ?

– Qu’ai-je à perdre ? demanda le jeuneprisonnier en souriant.

– Alors, tenez-vous prêt à toute heure. Il nes’agit ni de liens brisés, ni de barreaux attaqués avec la lime,suivez seulement celui ou celle qui viendra et qui vous dira :Il fait jour.

– Leur mot d’ordre ! balbutia la veuve enpâlissant.

– Je vois que nous n’y allons pas par quatrechemins, dit Maurice avec une sorte de gaieté désespérée.

– Quand on prononcera ce mot à votre oreille,reprit Valentine, je serai là, bien près, et s’il y a péril, je lepartagerai.

– Si c’est comme ça que tu le consoles…,commença maman Léo.

– Un mot encore, interrompit Valentine ;pour se marier, il faut avoir un nom, et je n’en ai pas. Celui queje porte n’est pas à moi, j’en suis sûre.

– Saquédié ! saquédié ! s’écria laveuve, voilà ce qui me donne la chair de poule, c’est l’idée qu’onva perdre du temps à faire ce mariage, au lieu de filer au grandgalop sur n’importe quelle route. Ces noces-là, moi, je lesenverrais je sais bien où, et quant à l’histoire d’avoir ou de nepas avoir un nom, dame ! quand il s’agit de la vie…

Les lèvres de Valentine touchaient en cemoment le front de Maurice.

– Je suis Mlle d’Arx,murmura-t-elle d’une voix si basse qu’on eut peine àentendre ; j’ai à venger mon père, j’ai à venger mon frère.Ils me croient folle, ils ont raison peut-être, car j’ai pris, moi,pauvre fille, un fardeau qui écraserait les épaules d’un homme. Cen’est pas à une fuite que je vais, c’est à une bataille. Mon maridoit le souffle de sa poitrine à mon frère Remy d’Arx ; monmari doit être de moitié dans ma vengeance, et c’est pour cela queje risque sa vie avec la mienne. J’aurai mon nom pour avoir monmari, et ne craignez pas un trop grand retard : avant unedemi-heure, je saurai comment je m’appelle et je pourrai prouver lalégitimité de ma vengeance.

Elle s’était redressée si belle et si fièreque maman Léo et Maurice la regardaient avec admiration. Il leursemblait à tous deux qu’ils ne l’avaient jamais vue.

Mais tout à coup sa physionomie changea, parceque le gardien reparaissait à la porte.

Elle secoua rondement la main du prisonnier endisant tout bas :

– Bonsoir, cousin, à vous revoir ! jesais bien qui est-ce qui ne fera pas tort aux provisions de lamaman ce matin. De vous trouver comme ça dans la peine, ça m’a ôtél’appétit pour toute la journée. Venez, la mère !

Et elle poussa dehors maman Léo tout étourdie,mais sur le seuil elle se retourna.

Sa main toucha sa poitrine et ses lèvres,comme si elle eût envoyé à Maurice tout son cœur dans un dernierbaiser.

Le fiacre attendait devant la porte de laprison. D’un regard rapide, Valentine interrogea les deux côtés dela rue et ne vit rien de suspect.

Elle monta la première.

Maman Léo dit au cocher en haussant lesépaules :

– Voilà pourtant les gaminsd’aujourd’hui !

Elle ajouta tout haut en montant à sontour :

– Que tu mériterais bien une taloche pour tecomporter avec l’impolitesse de laisser une dame enarrière !

– Et la taloche vaudrait de l’argent au marchédes gifles, pensa le cocher, qui avait déjà mesuré plusieurs foisavec admiration l’envergure de maman Léo.

– Vous avez raison, murmura Valentine, quitendit la main à sa compagne ; j’ai oublié un instant monrôle ; mais il est bien près de finir, et je ne le reprendraiplus.

Elle abaissa la glace qui fermait le devant dela voiture pour dire au cocher :

– Rue du Mail, n° 3, et brûlez le pavé, vousaurez un bon pourboire.

– Alors c’est toi qui commandes lamanœuvre ? fit la veuve.

– Oui, réponditMlle de Villanove.

Ce fut tout. Deux ou trois fois pendant laroute, maman Léo essaya de renouer l’entretien, mais Valentineresta silencieuse et absorbée.

Quand la voiture s’arrêta à l’entrée de la ruedu Mail, devant la maison n° 3, Valentine sembla s’éveiller d’unsommeil.

– Tu connais quelqu’un ici, fillette ?demanda la dompteuse.

Elle s’interrompit pour ajouter :

– Mais qu’as-tu donc ? te voilà plus pâlequ’une morte !

Valentine répondit :

– Je ne suis jamais venue qu’une fois danscette maison. J’y connaissais quelqu’un… quelqu’un de biencher !

Elle se leva en même temps pour descendre.Maman Léo demanda encore :

– Faut-il rester ou te suivre ? As-tubesoin de moi ?

– Je suis bien faible, répliqua Valentine, nem’abandonnez pas. La veuve sauta la première sur le trottoir etreçut dans ses bras la jeune fille, qui pouvait à peine sesoutenir.

Elles entrèrent toutes deux sous la voûte, oùle concierge était en train de fendre du bois pour son poêle.

– Demandez-lui, prononça tout bas Valentine,s’il y a quelqu’un chez M. Remy d’Arx.

Ce mot valait toute une longueexplication.

– Bon ! bon ! dit la dompteuse, jene m’étonne plus alors si tu trembles la fièvre, mais tu peux tevanter de m’avoir fait peur !

Elle adressa au concierge la question queValentine lui avait dictée. Le bonhomme, qui était courbé sur sonouvrage, se releva et les regarda avec mauvaise humeur :

– Là où demeure maintenant M. d’Arx,répondit-il brutalement, il n’y a où mettre personne avec lui.

– Et son domestique ? murmura Valentine,Germain ?…

– Monsieur Germain, rectifia le portier, c’estdifférent ; son domestique vient de remonter… J’entends ledomestique de monsieur Germain, et je pense bien qu’il doit êtrelevé à cette heure ; j’entends monsieur Germain. Il lui vientassez de visites, au brave monsieur, depuis l’histoire, mais iln’en est pas plus fier pour ça. Montez au premier et ne sonnez pastrop fort, parce qu’il n’aime pas le bruit.

Valentine et maman Léo montèrent. À leur coupde sonnette discret, un valet de bonne apparence, sans livrée, maisportant le grand deuil, vint ouvrir.

Elles n’eurent même pas besoin de parler.Aussitôt que le valet les eût aperçues, il s’écria :

– Entrez, entrez, ma bonne dame, et vousaussi, jeune homme, vous êtes en retard. Voici plus d’une heure quemonsieur vous attend.

– Nous sommes bien ici chez monsieurGermain ? dit Valentine, qui crut à une méprise.

– Vous êtes chez M. Remy d’Arx, repartitle valet, non sans emphase, mais c’est bien monsieur Germain quivous attend.

Valentine et maman Léo entrèrent. Certainesmaisons de la rue du Mail sont construites selon un assez grandstyle, et il y a telle d’entre elles qui ne déparerait point lefaubourg Saint-Germain.

Après avoir traversé une salle à manger et unsalon hauts d’étage, tous les deux vastes et meublés avec un goûtsévère, mais où il régnait je ne sais quel arrière-goût detristesse et d’abandon, la dompteuse et sa jeune compagne furentintroduites dans le cabinet de travail de Remy d’Arx.

Le valet avait dit en les précédant :

– Monsieur Germain, c’est la bonne dame et sonpetit.

Le cabinet était une pièce de la même tailleque le salon, et dont les deux hautes fenêtres donnaient sur unecour plantée d’arbres. Le bureau, les sièges et la bibliothèquerégnante étaient en bois d’ébène, dont le poli austère ressortaitsur le sombre velours des tentures.

Il y avait auprès du bureau, dans le fauteuiloù sans doute Remy d’Arx avait coutume de s’asseoir autrefois, unhomme à cheveux blancs qui portait la grande livrée de deuil.

Cet homme, dont la figure était triste etrespectable, repoussa des papiers qu’il était en train de consulteret regarda les nouvelles venues.

Nous nous exprimons ainsi, parce que,paraîtrait-il, le Sexe de Valentine n’était pas un mystère pourlui. En effet, il se leva et dit avec une sorte de pieuseémotion :

– Mademoiselle d’Arx, monsieur Remy, votrefrère, mon maître bien-aimé, m’a laissé l’ordre de commander icijusqu’à votre venue, afin de vous recevoir dans votre maison et devous mettre en possession de ce qui vous appartient.

Maman Léo ouvrait de grands yeux. Lesévénements pour elle prenaient une allure féerique.

Son imagination était si violemment frappéeque désormais aucune surprise ne pouvait lui arriver exempted’inquiétude.

Elle voyait partout la menace mystérieuse, etil semblait que le souffle des Habits Noirs empoisonnât l’air mêmequ’elle respirait.

Elle n’avait rien perdu de sa bravoure, en cesens qu’elle était prête à affronter n’importe quel danger, mais sabravoure ne paraissait pas au-dehors.

Elle se tenait en arrière de Valentine etregardait avec une sorte de terreur superstitieuse cette chambre oùétait mort un soldat de la loi que la loi n’avait pas sudéfendre.

Valentine, au contraire, était calme, enapparence du moins.

Elle répondit au vieux Germain par un simplesigne de tête, puis elle marcha droit à un portrait posé surchevalet entre les deux fenêtres et que le jour frappait àrevers.

Elle retourna le chevalet en silence pourmettre le portrait en lumière.

La mélancolique et belle figure de Remy semblasortir de la toile.

Valentine le contempla longuement, pendant quemaman Léo et Germain se taisaient tous les deux. On put voir sesmains tremblantes se chercher et se joindre ; sa paupièrebattit comme pour refouler des larmes.

Elle ne pleura point.

– Pourquoi m’avez-vous appeléeMlle d’Arx ? demanda-t-elle en revenant versle bureau.

Parmi la douleur profonde qui couvrait lestraits de Germain, il y eut comme un sourire.

– Parce que je vous attendais,répondit-il ; il y a bien longtemps que je vous attends, et cematin encore votre visite m’a été annoncée. Je vous ai reconnuetout de suite ; il m’a semblé voir monsieur Remy à l’âge dequinze ans. Il était le vivant portrait de sa mère, de votre mèreaussi, mademoiselle, et je suis sûr qu’avec les habits de votresexe vous ressembleriez trait pour trait à feu notre bonnedame.

Il avança le propre fauteuil de Remy, et songeste respectueux invita Valentine à s’asseoir. Valentine prit lesiège et dit :

– Faites comme moi, bonne Léo, nous resteronslongtemps ici. Germain, qui tout à l’heure encore était le maîtrede cette maison, où il remplaçait avec une véritable dignité lejeune magistrat décédé, avait repris, sans affectation ni regret,l’attitude qui convient à un domestique, et il se fût offensépeut-être si Valentine l’eût traité autrement qu’un serviteur.

– Il y a eu, le mois passé, quarante-troisans, fit-il, que j’entrai dans la maison de M. Mathieu d’Arx.C’était alors un tout jeune homme, il achevait ses études et medemandait parfois conseil. Quand il se maria, il me garda, et lajeune dame, qui était belle comme les anges, m’aima comme son marim’aimait. Je les servais de mon mieux ; il n’y a rien au mondeque je n’eusse fait pour eux. Il y eut une grande joie quandl’enfant vint : monsieur Remy. Après le père et la mère, cefut moi qui l’embrassai le premier. Ils sont morts maintenant tous,le père, la mère et l’enfant ; vous êtes la seule en vie,mademoiselle d’Arx ; vous êtes la seule aussi qui ne me deviezrien ; mais j’espère que vous me garderez pour l’amour de ceuxqui ne sont plus.

Valentine lui tendit sa main, qu’il baisa.

– Merci ! fit-il. Je n’aurais pas étécontent de rester ici seulement parce que monsieur Remy vous ledemande dans son testament.

– Mon frère a fait un testament ? murmuraValentine.

– Il n’a pas pu en écrire bien long, répliquaGermain, et sa pauvre main, qui courait si vite autrefois sur lepapier, a eu de la peine à tracer quelques lignes. Je vous lesdonnerai, ces lignes, elles sont à vous comme tout le reste ;mais il y a un autre testament qui n’est pas écrit ; ce sonttoutes les paroles tombées de ses lèvres, et qui, toutes, depuis lapremière jusqu’à la dernière, étaient prononcées pour vous.

– Saquédié ! fit la dompteuse, quiatteignit son vaste mouchoir, tu te retiens pour ne pas pleurer,fillette, mais moi, j’ai beau faire, ne te fâche pas, ça vapartir.

Germain la regarda, étonné de cettefamiliarité.

– J’ai vu M. Bouffé, une fois, auGymnase, reprit la dompteuse, qui avait les larmes plein les yeux,dans un rôle de valet fidèle, même qu’on lui donna le prix Montyonau troisième acte, mais il n’était pas de moitié si bien que vous.Dévidez votre rouleau, vénérable Germain, je ne suis pas du grandmonde, moi, et la fillette me prend pour ce que je vaux.

D’une main elle s’essuya les yeux, de l’autreelle secoua celle du vieil homme en ajoutant :

– Voilà qui est fini, vous pouvez marcher.

– Monsieur Remy, prononça Germain à voixbasse, n’a pas eu la force de m’en dire bien long, mais il m’aparlé d’une bonne dame, montreuse d’animaux, je crois, à quiMlle d’Arx doit beaucoup de reconnaissance.

– C’est moi, la montreuse, brave homme ;mais la fillette ne me doit rien de rien. Roulez votre bosse,voulez-vous ? car nous ne sommes pas ici pour flâner.

– Il y a, continua Germain, bien des chosesque je ne comprends pas. Monsieur Remy m’avait défendu de faireaucune démarche, pour vous joindre, avant un mois écoulé, mais ilavait ajouté : « Elle viendra d’elle-même ; je suissûr qu’elle viendra. »

J’attendais. Ce matin on m’a annoncé uncommissionnaire qui demandait Mlle d’Arx. Je l’aifait introduire auprès de moi, il m’a dit que vous deviez venir etm’a dépeint le costume sous lequel vous vous présenteriez : Ilne m’a pas dit pourquoi vous portiez ce costume.

Maman Léo et Valentine échangèrent unregard.

– Il avait, continua le vieux valet, un besoinpressant de vous parler. Il est sorti en disant : « PriezMlle d’Arx de m’attendre, car jereviendrai. »

Valentine demanda :

– Comment était fait cecommissionnaire ?

En quelques paroles, Germain dessina unportrait si frappant de ressemblance qu’on ne le laissa pasachever, la dompteuse et Valentine prononcèrent en même temps lenom de Coyatier.

– Méfiance ! murmura maman Léo, dont lessourcils étaient froncés.

– Je n’en suis plus à la méfiance, répliquaValentine avec son sourire triste, mais vaillant ; si vousaviez eu peur, maman, quand vous entriez dans la cage de vos bêtesféroces, vous auriez été perdue.

– C’est vrai, murmura la veuve ; maisc’est chanceux.

– Ce que je désire savoir, reprit la jeunefille, c’est ce qui regarde mon frère ; parlez, Germain, etsoyez bref car j’ai peu de temps pour vous entendre.

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