Chapitre 13
John Willet, laissé seul dans son comptoirdémantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi ; sesyeux tout grands ouverts montraient bien qu’il était éveillé maistoutes ses facultés de raison et de réflexion étaient abîmées dansun sommeil absolu. Il promenait les yeux autour de cette chambrequi avait été depuis de longues années, et qui était encore, pasplus tard qu’il y a une heure, l’orgueil de son cœur, mais sansqu’un muscle de sa figure en fût seulement ému. La nuit, au dehors,semblait noire et froide, à travers les trouées qui avaient éténaguère des fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peus’en faut, tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le Maypolebrisé avait l’air de regarder par la croisée rompue, comme lebeaupré d’un vaisseau naufragé, et rien n’empêchait de comparer leparquet au fond de la mer, tant il était, comme elle, semé dedébris précieux. Les courants d’air, qui n’avaient plusd’obstacles, faisaient claquer et crier sur leurs gonds lesvieilles portes. Les chandelles vacillaient et coulaient, garniesde je ne sais combien de champignons. Les beaux et brillantsrideaux d’écarlate flottaient et clapotaient au vent. Les bonspetits barils hollandais de curaçao ou d’anisette, tournés sensdessus dessous et vides, étaient jetés honteusement dans uncoin : ce n’était plus que l’ombre de ces jolis quartauts, quiavaient perdu toute leur jovialité, sans espérance de la retrouverjamais. John voyait cette désolation, ou plutôt il ne la voyaitpas. Il ne demandait pas mieux que de rester là, assis les yeuxtout grands ouverts, n’éprouvant pas plus d’indignation ou demalaise, revêtu de ses liens, que si c’eussent été des décorationshonorifiques. Personnellement, il ne voyait aucun changement :le temps allait son petit bonhomme de chemin, comme d’habitude, etle monde était toujours tranquille comme à l’ordinaire.
N’était qu’on entendait les barils se vidergoutte à goutte, les débris des fenêtres cassées crier sous lesouffle du vent, et le craquement monotone des portes ouvertes,tout était profondément calme : ces petits bruits, semblablesau tic-tac de la montre du temps pendant la nuit, ne faisaient querendre le silence plus saisissant et plus effrayant. Mais le bruitou le calme, pour John, c’était tout un : un train de grosseartillerie aurait pu venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre,qu’il n’en aurait été que ça. Il était désormais à l’abri de toutesurprise ; un revenant même ne lui aurait rien fait.
Justement il entendit un pas, un pasprécipité, et cependant discret, qui s’approchait de la maison. Cepas s’arrêta, avança encore, sembla faire le tour des bâtiments, etfinit par venir sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dansla salle.
Les chandelles agitées mettaient ce visagesingulièrement en relief sur le fond noir et sombre de la nuit audehors. Il était pâle, flétri, usé ; les yeux, à raison de samaigreur, paraissaient naturellement grands et brillants ; lescheveux étaient grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans lachambre, en même temps qu’on entendit une voix creusedemander :
« Est-ce que vous êtes seul dans cettemaison ? »
John ne fit aucun signe, quoique cettequestion fût répétée deux fois et qu’il l’eût bien entendue. Aprèsun moment de silence, l’homme entra par la fenêtre. John ne parutpas plus surpris de cela que du reste. Il en avait tant vu monterou descendre par les croisées en une heure de temps, qu’il ne serappelait plus seulement qu’il y eût une porte, et qu’il croyaitavoir toujours vécu au milieu, de ces exercices gymnastiques depuisson enfance.
L’homme portait un grand habit noir passé, etun chapeau rabattu. Il marcha droit à John et le regarda en face.John lui rendit incontinent la monnaie de sa pièce.
« Est-ce qu’il y a longtemps que vousêtes assis là comme ça ? » dit l’homme.
John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rienà dire.
« De quel côté sont-ils partis ?
À cette question, expliquez-moi comment il sefit, car je n’y comprends rien, que la forme particulière desbottes de l’étranger trotta dans la tête de M. Willet, quifinit par secouer ces distractions importunes et retomba dans sonpremier état.
– Ah çà ! vous feriez aussi bien deme répondre, dit l’autre ; ce serait le moyen de conserver aumoins votre peau, puisqu’il ne vous reste plus que ça. De quel côtésont-ils partis ?
– Par là, » dit John, retrouvanttout de suite la voix et faisant de bonne foi un signe de tête toutjuste dans la direction contraire à l’exacte vérité.
Il faut dire que ses pieds et ses mainsétaient liés si étroitement, qu’il ne lui restait plus que levisage pour montrer à l’étranger son chemin.
« Vous mentez, dit celui-ci avec un gestede colère et de menace. Je suis venu par là et je n’ai rien vu.Vous voulez me tromper. »
Cependant il était si visible que l’apathieimperturbable de John n’était pas un jeu ; qu’elle était aucontraire le résultat de la scène qui venait de se passer sous sontoit, que l’étranger retint sa main au moment de le frapper, et seretourna.
John le regarda faire sans seulementsourciller. L’autre alors se saisit d’un verre, le tint sous un despetits barils pour recueillir quelques gouttes, qu’il avala avecune grande avidité. Puis, trouvant que cela n’allait pas assezvite, il jeta le verre par terre avec impatience, prit le barilmême à deux mains, et s’en versa directement le contenu dans legosier. Il y avait çà et là quelques croûtes de painoubliées ; il tomba dessus aussitôt, les mangeant avecvoracité, et ne s’arrêtant que pour écouter de temps en tempsquelque bruit imaginaire au dehors. Après s’être restauré encourant, il souleva un autre baril pour l’appliquer à ses lèvres,rabattit son chapeau sur son front, comme s’il se disposait àquitter la maison, et revint à John.
« Où sont vosdomestiques ? »
M. Willet eut un souvenir confus d’avoirentendu les émeutiers leur crier de jeter par la fenêtre la clef dela chambre où elles s’étaient retirées. Il répliqua donc par cesmots :
« Elles sont sous clef.
– Elles feront bien de se tenirtranquilles et vous aussi, repartit l’autre. À présent, dites-moide quel côté ils sont partis. »
Cette fois-ci, M. Willet ne se trompapas : l’étranger se précipitait du côté de la porte poursortir, quand tout à coup le vent leur apporta le tintementéclatant et rapide d’une cloche d’alarme, puis on vit dans l’airune vive et subite clarté qui illumina non seulement toute lachambre, mais toute la campagne.
Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbresà cette clarté terrible ; ce ne fut pas le son des crislointains et des hourras victorieux ; ce ne fut pas cetteinvasion effrayante du tumulte dans la paix et la sérénité de lanuit, qui fit reculer d’effroi l’étranger, comme s’il venait d’êtrefrappé d’un coup de tonnerre ; non, ce fut la cloche. La formela plus hideuse du plus épouvantable revenant que l’imaginationhumaine ait jamais pu se figurer, aurait surgi devant lui, qu’iln’aurait pas fui devant elle, d’un pas chancelant, avec autantd’horreur qu’il en montra au premier son de cette voix de ferretentissante. Les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait detous ses membres, sa figure était horrible à voir, avec sa maindroite levée en l’air, la gauche pressant en bas quelque objetimaginaire qu’il frappait à coups redoublés, comme le meurtrier quiplonge un poignard au cœur de sa victime ; puis il se tira lescheveux, il se boucha les oreilles, il courut à droite, à gauche,comme un fou ; puis enfin il poussa un cri effroyable et serua dehors : et toujours, toujours la cloche tintait à sapoursuite, plus fort, plus fort, plus vite, plus vite.L’embrasement devenait plus brillant, le tumulte des voix plusprofond ; l’air était ébranlé par la chute de corps pesantsqui craquaient en tombant. Des ruisseaux d’étincelles enflamméesjaillissaient jusqu’au ciel ; mais il y avait quelque chose deplus sonore que la chute des murs ruinés, de plus rapide pourmonter jusqu’au ciel que les étincelles de l’incendie, de plusfurieux, de plus sauvage mille fois que le bruit confus des voix,quelque chose qui proclamait d’horribles secrets longtempsensevelis dans le silence, quelque chose qui parlait la langue desmorts : la cloche !… la cloche ! »
Une meute de spectres n’aurait jamais devancéà la course cette poursuite rapide, cette chasse enragée ; unelégion de revenants à ses trousses ne lui aurait pas inspiré tantde crainte. Cela aurait eu au moins un commencement et une fin,tandis qu’ici c’était répandu par tout l’espace. Il n’y avaitqu’une voix acharnée à sa poursuite, mais elle était partout :elle éclatait sur la terre, elle éclatait dans l’air ; ellecourbait en passant la pointe des herbes, elle hurlait à traversles arbres frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient,les hiboux la saisissaient au passage dans le vent pour yrépondre ; le rossignol, de désespoir, en perdait la voix etallait cacher son effroi au plus épais des bois. Elle avait l’airde presser et de stimuler la colère de la flamme en délire ;tout était abreuvé d’une teinte écarlate ; le feu brillaitpartout. La nature semblait noyée dans le sang ; et toujoursle cri impitoyable de cette voix effrayante ; lacloche !… la cloche !
Elle cesse, mais pour les autres, non pas pourlui, qui en emporte le glas dans son cœur. Jamais tocsin sorti dela main des hommes n’a eu une voix pour vous vibrer ainsi dansl’âme, et vous répéter, à chaque son, qu’elle ne cessera pasd’appeler le ciel à son aide. Car cette cloche-là sait bien sefaire comprendre. Il n’y a pas moyen de ne pas savoir ce qu’elledit : Assassin ! assassin ! à chaquenote : cruel, barbare, sauvage assassin ! Assassin d’unbrave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa main dans la mainde son bourreau. Rien que de l’entendre, les fantômes sortaient deleurs tombes. Tenez ! en voilà un, dont la figure animée d’unsourire amical se change tout à coup en une expressiond’incrédulité et d’horreur ; puis le moment d’après vous yvoyez la torture de la douleur ; il jette au ciel un regardsuppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leurorbite, comme la biche aux abois qu’il avait quelquefois vuemourir, quand il était petit enfant, qu’il tressaillait etfrissonnait… (quel triste souvenir en ce moment !) secramponnant au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue.L’autre, l’étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu’il grattede ses mains comme pour s’y creuser un refuge, pour y cacher, aumoins pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non,non. Une triple enceinte de murs, un triple toit d’airain, ne ledéfendraient pas contre cette voix. L’univers, le vaste univers,n’a point de refuge à lui donner contre elle.
Pendant qu’il se précipitait de tous côtés,sans savoir par où aller ; pendant qu’il restait rampant surla terre. sans pouvoir s’y cacher, la besogne marchait lestementlà-bas. En quittant le Maypole, les émeutiers s’étaient formés enun corps compact, et s’étaient avancés d’un pas rapide vers laGarenne. Devancés néanmoins par le bruit de leur approche, ilstrouvèrent les portes du jardin bien fermées, les fenêtresbarricadées, la maison ensevelie dans une obscurité profonde. Aprèsavoir inutilement tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils seretirèrent à quelques pas de là, pour se concerter et prendreconseil sur ce qu’il y avait à faire.
La conférence ne fut pas longue ; ils nesoupiraient tous qu’après un même but, sous la double influenced’une ivresse furieuse et de leurs premiers succès, qui ne lesenivraient pas moins. L’ordre étant donné de bloquer le château,les uns grimpèrent sur la porte, ou descendirent dans le fossé pouren escalader le revers ; d’autres franchirent le mur declôture, d’autres renversèrent les barreaux de défense, dont ils sefirent à chaque brèche nouvelle des armes meurtrières. Quand lechâteau fut complètement cerné, on envoya un petit nombre d’hommesenfoncer dans le jardin un atelier d’outils, et en attendant leurretour les autres se contentèrent de frapper avec violence auxportes, en appelant les gens qui pouvaient être dans la maison, etles sommant de venir leur ouvrir s’ils voulaient avoir la viesauve.
Voyant qu’ils ne recevaient aucune réponse àces sommations, et que le détachement envoyé à la découverte desoutils revenait avec un supplément utile de pioches, de bêches, deboyaux, ils leur ouvrirent un passage, ainsi qu’à ceux qui étaientdéjà armés, ou pourvus d’avance de haches, de barres de fer, depinces ; quand ils eurent percé à travers la foule, ilsformèrent le premier rang des assaillants, tout prêts à faire lesiège en règle des portes et des fenêtres. Il n’y avait pour lemoment parmi eux pas plus d’une douzaine de torches allumées ;mais après tous ces préparatifs on distribua des flambeaux quipassèrent de main en main avec tant de rapidité, qu’en moins d’uneminute les deux tiers au moins de toute cette masse tumultueuseportaient des brandons incendiaires. Ils leur firent faire la roueau-dessus de leurs têtes, en poussant de grands cris, et se mirentà travailler les fenêtres et les portes.
Au beau milieu du tapage, pendant qu’onentendait le bruit sourd des coups de pioche, le fracas des vitrescassées, les cris et les jurons de la populace, Hugh et ses amisprofitèrent du désordre et du tumulte pour se rendre ensemble à laporte de la tourelle, où M. Haredale l’avait reçu la dernièrefois avec John Willet, et c’est contre cette porte qu’ilsconcentrèrent tous leurs efforts. Une bonne porte, ma foi ! envieux chêne, bien fort, soutenue derrière par de fameuses gâches etune traverse solide ! Mais, malgré tout, elle ne résista paslongtemps ; on l’entendit craquer et tomber sur l’escalier dederrière, où elle leur servit de plate-forme pour leur faciliterl’accès de la chambre haute. Presque au même moment, la maisonétait forcée sur une douzaine de points et la foule s’éboulait parchaque brèche, comme l’eau déborde à travers une digue rompue.
Il y avait deux ou trois domestiques postésdans le vestibule avec des fusils, dont ils tirèrent un coup oudeux sur les assaillants, quand ils eurent forcé le passage ;mais il n’y eut personne d’atteint, et, voyant leurs ennemis seprécipiter comme une légion de diables, ils ne songèrent plus qu’àleur propre sûreté et opérèrent leur retraite, en imitant les crisdes assiégeants, dans l’espérance de se confondre avec eux, aumilieu du vacarme. Et, en effet, ce stratagème leur réussit ;il n’y eut qu’un pauvre vieillard dont on n’entendit plus jamaisreparler ; on lui avait fait, dit-on, sauter la cervelle d’uncoup de barre de fer ; un de ses camarades le vit tomber, etson cadavre fut ensuite la proie des flammes.
Une fois maîtres du château, les assiégeantsse répandirent à l’intérieur, depuis la cave jusqu’au grenier, etcommencèrent leur œuvre de destruction violente. Pendant quequelques groupes allumaient des feux de joie sous les fenêtresd’autres cassaient les meubles et en jetaient les fragments par lacroisée pour alimenter la flamme. Là où l’ouverture dans le mur(car ce n’étaient plus des fenêtres) était assez grande, ilslançaient dans le feu les tables, les commodes, les lits, lesmiroirs, les tableaux, et, chaque fois qu’ils empilaient quelquespièces nouvelles sur le bûcher, c’étaient de nouveaux cris, denouveaux hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore àl’horreur de l’incendie. Ceux qui portaient des haches et quiavaient passé leur colère sur le mobilier, s’en prenaient après auxportes, aux impostes, qu’ils mettaient en pièces ; ilsbrisaient les parquets, coupaient les poutres et les solives, sanss’inquiéter s’ils n’allaient pas ensevelir sous des monceaux deruines les traînards qui n’avaient pas quitté assez tôt l’étagesupérieur. Il y en avait qui fouillaient dans les tiroirs, lescaisses, les boites, les pupitres, les armoires, pour y chercherdes bijoux, de l’argenterie, des pièces de monnaie ; d’autres,plus avides de destruction que de gain, les jetaient dans la coursans seulement y regarder, en invitant ceux d’en bas à les mettreen tas dans le brasier. D’autres, qui étaient descendus à la cavepour y défoncer les tonneaux, couraient ça et là comme des enragés,mettant le feu à tout ce qu’ils voyaient, souvent même auxvêtements de leurs camarades ; enfin brûlant si bien lesbâtiments par tous les bouts, qu’on en voyait plusieurs quin’avaient pas eu le temps de se sauver, suspendus avec leurs mainsdéfaillantes, et le visage noirci par la fumée, aux allèges descroisées où ils s’étaient traînés, en attendant qu’ils fussentattirés et dévorés dans la fournaise. Plus le feu sévissait etpétillait, plus les gens devenaient farouches et cruels, comme desdiables qui se sentent dans leur élément au milieu du feu ;ils avaient déjà dépouillé leur nature terrestre pour prendre unavant-goût des plaisirs de l’enfer.
Le bûcher en combustion qui montrait leschambres et les couloirs rouges comme le feu, à travers les trouspratiqués dans les murs écroulés ; les flammes égarées quiléchaient de leurs langues fourchues les murs de brique et depierre au dehors, pour trouver un passage et porter leur tribut àla masse ardente qui brûlait en dedans ; le reflet del’incendie sur le visage des brigands occupés à l’attiser ; lemugissement de la braise furieuse, si haute et si brillante qu’ellesemblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu’à la fuméemême ; les flammèches vivantes que le vent détachait dubrasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige defeu ; le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient commedes plumes sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque aumême instant en un foyer d’étincelles et de poussièreenflammée ; la teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisantmieux ressortir tout autour, par le contraste, les ténèbresprofondes ; la vue de tous les recoins dont leur usagedomestique faisait naguère un lieu sacré, livrés maintenant sanspudeur aux regards d’une populace effrontée ; la destructionpar des mains rudes et grossières des mille petits objets de laprédilection des maîtres, qui les associaient dans leurs cœurs avecde tendres et précieux souvenirs ; et cela, non pas au milieude visages sympathiques et de consolations murmurées par l’amitié,mais au bruit des acclamations les plus brutales, et de crisétourdissants qui faisaient sauver à la hâte jusqu’aux rats,habitués par une longue possession à ce domicile antique, etdevenus, pour ainsi dire, les commensaux de la maison : toutesces circonstances se combinaient pour présenter aux yeux une scèneque les spectateurs qui n’y prenaient point part ne devaient jamaisoublier, dussent-ils vivre cent ans.
Quels étaient ces spectateurs ? La cloched’alarme, remuée par des mains puissantes, avait longtemps retenti,mais pas une âme qu’on pût voir. Quelques rebelles prétendaientbien que, lorsqu’elle avait cessé d’appeler à l’aide, on avaitentendu des cris de femmes éplorées, et qu’on avait vu flotterleurs vêtements dans l’air, pendant qu’elles étaient emportées,malgré leur résistance, par une troupe de ravisseurs. Mais, dans unpareil désordre, personne ne pouvait dire si c’était vrai ou sic’était faux. Cependant où donc était Hugh ? Personne nel’avait plus vu depuis qu’on avait enfoncé les portes. Toute labande criait après lui ; où est donc Hugh ?
« Présent, répondit-il d’une voixenrouée, en sortant de l’obscurité, tout haletant, tout noirci parla fumée. Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà lefeu qui va s’éteindre de lui-même, et, s’il reste encore quelquepan de murailles, ce n’est plus qu’un amas de ruines.Dispersons-nous, mes gars, pendant qu’il y fait bon ; rentrezpar différents chemins, et nous nous retrouverons commed’habitude. »
Là-dessus, il disparut de nouveau… (c’étaitbien étrange, lui qui toujours arrivait le premier et ne s’enallait que le dernier)… et les laissa retourner chacun chez euxcomme ils voulaient.
Ce n’était pas une tâche facile qued’organiser la retraite d’une pareille multitude. Quand on auraitouvert toutes grandes les portes de Bedlam[3], il n’enserait pas sorti autant de fous qu’en avait fait sortir cette nuitde délire. On voyait des hommes danser et trépigner sur lesparterres de fleurs, comme s’ils croyaient écraser des victimeshumaines sous leurs pieds ; ils arrachaient leurs tiges avecfureur, comme des sauvages qui tordent le cou de leurs ennemis. Onen voyait d’autres jeter en l’air leurs torches enflammées, et lesrecevoir sans bouger sur leurs têtes et sur leurs visages toutenflés et tout couturés de brûlures hideuses. On en voyait qui seprécipitaient jusqu’au brasier et en écartaient la vapeur avec lemouvement de leurs mains, comme s’ils nageaient en pleineeau ; d’autres même qu’on avait beaucoup de peine à empêcherde s’y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d’ungarçon, de vingt ans à peine, étendu ivre mort sur le gazon avec legoulot d’une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie deplomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme unecire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves,pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, maismarqués comme d’un fer chaud sur tout le corps, et, le long de laroute, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par desplaisanteries de corps de garde, en attendant qu’ils lesdéposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous cestableaux effroyables n’inspiraient à personne, dans cette troupehurlante, ni pitié ni dégoût ; il n’y en avait pas un dont larage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.
Le rassemblement se dispersa à la finlentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et aubruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeuxéraillés et injectés de sang, suivaient l’avant-garde d’un pasaviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, lesifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent deplus en plus rares et faibles, tant qu’enfin ces bruits mêmeexpirèrent, faisant place au silence des nuits.
Quel silence ! L’éclat éblouissant desflammes n’était plus à présent qu’une lueur d’accès, un éclairintermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu’alorsinvisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôtobscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long desruines, comme pour les cacher aux yeux : le vent semblait larespecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres oùdes êtres bien chers, aujourd’hui défunts, avaient bien des foisrelevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vienouvelle avec une nouvelle énergie ; où tant d’autres,également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou detristesse ; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirset de regrets, de soucis et d’espérances… tout cela… parti. Il nereste plus qu’un vide triste et navrant ; un monceau à demiétouffé de poussière et de cendres ; le silence et la solitudedu néant.
