Chapitre 36
Le même jour, et presque à la même heure,M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans unechambre du Lion Noir. Quoiqu’on fût en pleine chaleurd’été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il étaitplongé dans une profonde méditation, tout entier à ses proprespensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l’étuvée,persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre enfusion ses idées, qui, lorsqu’il commençait à mitonner, semettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l’étonnerlui-même.
Mille et mille fois déjà, les amis etconnaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaientdonné l’assurance que, pour se récupérer des pertes et dommagesqu’il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir« un recours sur le comté. » Mais comme cette manière deparler avait le malheur de ressembler à cette expressionpopulaire : « avoir recours à la paroisse[7], » M. Willet ne voyait dans cesconsolations prétendues qu’un paupérisme déguisé, sur une plusgrande échelle peut-être, mais qui n’en était pas moins le signe desa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n’avaitjamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement detête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu’on levoyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance,qu’à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaquejournée.
Cependant le hasard voulut que, se trouvantassis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu’ilfût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu’il fût dans unétat d’esprit plus gaillard que d’habitude, soit par un heureuxconcours de ces deux circonstances combinées… le hasard voulut que,se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willetaperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de sonintellect, une espèce d’idée cachée, ou de faible probabilité qu’ily avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fondsapplicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendreson ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayonmystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement sibien jour au dedans de lui, qu’il finit par y prendre feu, et parl’illuminer d’une pensée claire et visible à ses yeux, comme lebrasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu’ilavait les premiers honneurs de cette découverte ; que c’étaitlui qui avait levé, chassé, visé et abattu d’un bon coup à la têteune idée parfaitement originale, qui ne s’était jamais jusque-làprésentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour sefrotter les mains, et rit à gorge déployée.
« Eh mais ! père, lui cria Joe, quientrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd’hui !
– Oh ! rien de particulier, ditM. Willet, continuant de rire de bon cœur, rien du tout departiculier, Joseph. Voyons ! contez-moi quelque chose decette Savaigne. »
Et, après avoir exprimé ce désir,M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit cesdémonstrations d’humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires,en remettant sa pipe entre ses dents.
« Que voulez-vous que je vous dise,père ? répondit Joe en posant la main sur l’épaule paternelle,et en regardant son visage en face ; que me voilà revenu pluspauvre qu’un rat d’église ? Ce n’est pas nouveau pour vous. Oubien que me voilà revenu mutilé et estropié ? C’est encorequelque chose qui n’est pas nouveau pour vous.
– On l’a coupé, marmotta M. Willet,toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, enAmérique, dans le pays où on fait la guerre.
– C’est bien cela, répliqua Joe, souriantet s’appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos dufauteuil de son père. C’est justement le sujet dont je venaiscauser avec vous. Un homme qui n’a plus qu’un bras, père, ne peutpas servir à grand’chose dans l’activité générale de ce monde.
C’était là une de ces propositions vastesauxquelles M. Willet n’avait jamais réfléchi et qui méritaientmûre considération. Aussi ne répondit-il pas.
« Dans tous les cas, reprit Joe, il n’estpas libre de prendre et de choisir ses moyens d’existence comme unautre. Il ne peut pas dire : « Je vais mettre la main àceci, » ou : « Je ne veux pas mettre la main àcela ; » il faut qu’il prenne ce qu’il trouve, et encorequ’il se trouve heureux de n’être pas réduit à pis…Plaît-il ? »
M. Willet venait, en effet, de se répétertout bas à lui-même, d’un air rêveur, les mots :« Défense de la Savaigne, » mais il parut embarrasséd’avoir été entendu, et répondit : « Rien.
– Maintenant, écoutez bien, père.M. Édouard est revenu en Angleterre des Indes occidentales. Àl’époque où on l’a perdu de vue (vous savez, père, le même jour oùje me sauvai de mon côté), il a fait un voyage dans une île de cepays-là, où s’était établi un de ses camarades de collège. Quand ill’eut retrouvé là, il ne se crut pas déshonoré de prendre un emploidans son domaine et… et, bref, il y a bien fait ses affaires ;il y prospère, il a fait ici un voyage pour son compte, et va yretourner au plus tôt. C’est un bonheur de toute manière que noussoyons revenus à peu près en même temps, et que nous nous soyonsrencontrés dans les derniers troubles : car non seulement cefut pour nous l’occasion de rendre service à d’anciens amis ;mais cette circonstance m’a procuré l’avantage de pouvoir me tirerd’affaire sans être à charge à personne. En un mot, père, il peutme donner de l’occupation ; de mon côté, je me suis assuré queje peux lui être de quelque utilité, et je m’en vais emporter monunique bras à son service pour en tirer le meilleur partipossible. »
Aux yeux intellectuels de M. Willet, lesIndes occidentales, ou plutôt toute contrée étrangère, n’étaienthabitées que par des nations sauvages qui ne faisaient toute lajournée qu’enterrer le calumet de paix, brandir des tomahawks, etse tatouer sur le corps des dessins plus étranges les uns que lesautres. Il n’eut donc pas plus tôt entendu cette déclaration qu’ilse renversa sur son fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixasur son fils des yeux aussi effarés que s’il le voyait déjà attachéà un pieu, et livré aux plus cruelles tortures pour l’amusementd’une population folâtre. Quelle forme allait-il donner àl’expression de ce sentiment, c’est ce qu’on n’a jamais pusavoir ; mais peu importe, d’ailleurs : car, avant qu’ileût pu trouver une syllabe, Dolly Varden accourut dans la chambre,toute en larmes, se jeta sur le sein de Joe, sans un motd’explication, et lui passa ses bras blancs autour du cou.
« Dolly ! cria Joe. Dolly !
– Oui, appelez-moi comme ça, toujourscomme ça, s’écria la petite demoiselle du serrurier. Et ne meparlez plus avec froideur ; ne me tenez pas à distance, commevous faisiez ; ne m’en veuillez plus jamais de mes folies,dont je me suis depuis longtemps repentie, ou vous me ferez mourirde chagrin, Joe.
– Moi vous en vouloir ! dit Joe.
– Oui… car chaque mot de bonté et desincère franchise que vous prononciez m’allait au cœur ; carvous, qui avez tant souffert avec moi… car vous, qui ne devez qu’àmes caprices toutes vos peines et vos chagrins… quand je vous voissi bon… si noble pour moi, Joe… »
Il ne put rien lui dire, pas une syllabe, il yavait bien une sorte d’éloquence assez drôle dans son bras gauchequi lui avait serré la taille ; mais, quant à ses lèvres,elles étaient muettes.
« Encore, si vous m’aviez rappelé par unmot… seulement un petit mot… continua Dolly, sanglotant, ets’attachant encore à lui de plus près, que je ne méritais pas lapatience que vous m’aviez montrée ; si vous vous étiez un seulmoment prévalu de votre triomphe, j’en aurais eu moins dechagrin.
– Mon triomphe ! » répéta Joe,avec un sourire qui semblait dire : « Avec cela que jesuis un beau garçon pour triompher !
– Oui, votre triomphe, criait-elle,toujours de tout son cœur et de toute son âme, qui éclataient danssa voix et dans les larmes dont étaient inondées ses joues, carc’en est un. Je suis heureuse de penser et de reconnaître que c’enest un. Je ne voudrais pas pour tout au monde me sentir moinshumiliée… Oh non ! je ne voudrais pas avoir perdu le souvenirde ce dernier soir où nous nous sommes entretenus ici même… non,non, quand même je pourrais effacer le passé de ma mémoire, etqu’il dépendrait de moi que ce fût hier seulement que notreséparation eût eu lieu. »
Jamais vous n’avez vu regard d’amoureux commecelui de Joe en ce moment.
« Cher Joe, dit Dolly, je vous aitoujours aimé… oui, dans le fond du cœur je vous aimais toujours,malgré ma vanité et mes étourderies. J’avais espéré que vousreviendriez ce soir-là. Je m’étais figuré que vous n’y manqueriezpas. J’en ai fait au ciel la prière à deux genoux. Et dans tout lecours de ces longues, longues années que vous avez passées loin demoi, jamais je n’ai cessé de penser à vous, et d’espérer qu’enfinnous aurions un jour le bonheur d’être réunis. »
L’éloquence du bras de Joe surpassa toutecelle du langage le plus passionné ; et celle de ses lèvres,donc !… Et cependant, avec tout cela, il ne disait pas unmot.
« Et maintenant enfin, cria Dolly toutepalpitante de l’ardeur qu’elle mettait dans ses paroles, quand vousseriez malade, estropié de tous vos membres, valétudinaire,infirme, morose ; quand même, au lieu d’être ce que vous êtes,vous ne seriez aux yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu’undébris, qu’une ruine, plutôt qu’un homme, je n’en serais pas moinsvotre femme, votre bonne amie, avec plus d’orgueil et de joie quesi vous étiez le lord le plus magnifique de toute l’Angleterre.
– Qu’ai-je fait, s’écria Joe à son tour,qu’ai-je donc fait pour obtenir une telle récompense ?
– Vous m’avez appris, dit Dolly, levantvers lui sa jolie figure, à me connaître et à vous apprécier ;à valoir un peu mieux que je ne valais ; à mieux me rendredigne de votre brave et virile nature. Plus tard, cher Joe, vousverrez avec le temps que vous m’avez appris tout cela : car jeveux être, non seulement à présent que nous sommes jeunes et pleinsd’espérance, mais encore quand nous serons devenus vieux et cassés,je veux être votre douce, votre patiente, votre infatigable petitefemme. Je ne veux plus avoir de pensée ni de soin que pour notreménage et pour vous ; je veux m’étudier sans cesse à vousplaire par le témoignage constant de ma plus vive affection et demon amour le plus dévoué. Je le veux, oh oui, je leveux ! »
Joe ne put que répéter ses premiers mouvementsd’éloquence, mais… c’était bien tout ce qu’il pouvait faire demieux approprié à la circonstance.
« Ils le savent à la maison ; ditDolly. Pour vous suivre, je les quitterais, s’il le fallait ;mais je n’en ai pas besoin ; ils savent tout, et ils en sontcharmés ; ils sont aussi fiers de vous que moi-même, et aussipleins de reconnaissance…Ne viendrez-vous pas me voir, comme unpauvre cher ami qui m’a connue, quand j’étais petite fille ?n’est-ce pas que vous viendrez, cher Joe ? »
C’est bon ! c’est bon ! ne vousinquiétez pas de ce que Joe dit en réponse : il en dit bienlong, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en reste. Et il pressa Dollydans son bras, qui la serrait joliment, pour un bras seul. Et Dollyne fit pas de résistance ; et s’il y a jamais eu un coupleheureux dans ce monde, qui avec tous ses défauts n’est pas encoresi misérable, au bout du compte, vous pouvez dire, sans risque devous tromper, que c’était celui-là.
Dire que, durant ces évolutions,M. Willet senior éprouvait les plus grandes émotions desurprise dont la nature humaine soit susceptible ; dire qu’ilétait dans une espèce de paralysie d’étonnement, et qu’il étaitenlevé dans les régions les plus ardues, les plus étourdissantes,les plus inaccessibles, d’une stupéfaction compliquée… ce seraitfaire en termes bien imparfaits une esquisse trop incomplète del’état d’esprit où il se trouvait égaré. Si un Roc, unaigle, un griffon, un éléphant volant, un cheval marin avec sesgrandes ailes, lui eût apparu subitement, qu’il l’eût pris sur sondos, et l’eût emporté corporellement au cœur même de laSavaigne, ce n’aurait été pour lui qu’un événementvulgaire et journalier, en comparaison de ce qu’il voyait de sesyeux. Quoi ! être là sur sa chaise tout tranquillement, àregarder et à entendre tout ça ! se voir complètement négligé,oublié, laissé de côté, pendant que son fils et une demoisellecausaient ensemble d’une manière si passionnée, s’embrassaient l’unl’autre, et ne se gênaient pas plus que s’ils étaient chezeux ! c’était vraiment une position si monstrueuse, siinexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés decompréhension, qu’il en tomba dans une léthargie d’ébahissementdont il ne pouvait pas plus se réveiller qu’un dormeur enchantédans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.
« Père, dit Joe en lui présentant Dolly,vous voyez de quoi il s’agit ? »
M. Willet regarda d’abord la jeune fille,puis son fils, puis encore Dolly, et alors il fit un effort inutilepour tirer une bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuislongtemps.
« Dites seulement un mot, quand ce neserait que… comment vous portez-vous ? insista Joe.
– Certainement, Joseph, réponditM. Willet, oui, sans doute. Pourquoi pas ?
– Vous avez raison, dit Joe. Pourquoipas ?
– Oh ! répliqua le père, pourquoipas ? »
Et en faisant cette réflexion à voix basse,comme s’il discutait en lui-même quelque grave question, il seservit de son petit doigt… si toutefois il en avait un sur les dixqui méritât cette qualification ; il se servit du petit doigtde sa main droite comme d’un bourre-pipe, et retomba dans sonsilence.
Et il resta là assis au moins une demi-heure,quoique Dolly, du ton le plus caressant, lui exprimât plus d’unedouzaine de fois l’espérance qu’il n’était pas fâché contre elle.Il resta là assis une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, niplus ni moins qu’une grosse quille. À l’expiration de cettepériode, tout à coup, et sans la moindre préparation, il poussa, augrand saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyantet court, en répétant :
« Certainement, Joseph. Oui, sans doute.Pourquoi pas ? »
Et il sortit pour faire un petit tour.
