Le Maître de la Terre

III

Ce soir-là, au dîner des prêtres, il y eut ungrand entretien sur l’expansion extraordinaire de lafranc-maçonnerie. Cette expansion durait déjà depuis bien desannées, et les catholiques avaient toujours parfaitement reconnuses dangers. Ç’avait été, d’abord, au début du vingtième siècle,l’assaut organisé par les francs-maçons contre l’Église deFrance ; et ce que l’on avait soupçonné était devenu unecertitude, lorsque, en 1918, le P. Jérôme, ex-franc-maçon devenumoine dominicain, avait fait ses révélations sur les secrets de lamaçonnerie. Mais, ensuite, le P. Jérôme était mort, toutnaturellement, dans son lit : et ce fait avait beaucoupcontribué à rassurer l’opinion publique. Puis s’étaient produitesles splendides donations faites par des francs-maçons, en France eten Italie, à des hôpitaux, des orphelinats, et autres institutionscharitables ; et ainsi, une fois de plus, les soupçons avaientcommencé à se dissiper. De nouveau, la majorité des esprits« raisonnables » avaient eu l’impression que lafranc-maçonnerie n’était rien qu’une grande sociétéphilanthropique. Mais, depuis quelque temps, les anciennesinquiétudes commençaient à se réveiller.

– J’ai appris que Felsenburgh est unfranc-maçon ! – déclara Mgr Mackintosh, administrateur de lacathédrale. – Il est grand-maître de l’ordre, ou quelque chosed’approchant.

– Mais qui est donc Felsenburgh ?demanda un jeune prêtre.

Mackintosh secoua la tête sans répondre.C’était une de ces humbles personnes qui sont aussi fières de leurignorance que d’autres le sont de leur science. Il se vantait de nejamais lire les journaux, ni aucun livre qui n’eût reçul’Imprimatur, ajoutant que le devoir d’un prêtre était depréserver sa foi, et non d’acquérir des connaissances mondaines. Etsouvent Percy lui avait envié de pouvoir se maintenir, toute savie, à ce point de vue.

– Ce Felsenburgh est un mystère, –répondit un autre prêtre, le P. Blackmore –, mais il semble, dèsmaintenant, causer partout un singulier mouvement de curiosité.Aujourd’hui encore, sur le quai, on vendait sa biographie.

– J’ai rencontré, il y a trois jours, ditPercy, un sénateur américain qui m’a dit que, même là-bas, personnene savait rien de lui, sauf le fait de sa prodigieuse éloquence. Iln’y est apparu que l’année dernière, et semble s’être poussé dansle monde avec une facilité étonnante. On dit, aussi, qu’il est unlinguiste incomparable : c’est pour cela que la missionaméricaine l’a emmené avec elle en Asie.

– Mais, pour en revenir auxfrancs-maçons, reprit Monseigneur, je crois que la chose est desplus sérieuses. Le mois dernier encore, quatre de mes pénitents ontquitté l’Église pour devenir francs-maçons.

– Leur admission des femmes dans leursloges a été un coup de maître ! grommela le P. Blackmore.

– Oui, et il est même bien extraordinairequ’ils ne se soient pas avisés plus tôt de l’efficacitémerveilleuse de cette mesure ! observa Percy.

Deux ou trois autres prêtres joignirent leurtémoignage à celui de Monseigneur : eux aussi, ils avaientrécemment perdu des pénitents par suite des progrès de lamaçonnerie. Le bruit courait que l’archevêque préparait unmandement sur ce sujet.

Monseigneur hocha la tête, d’un signe dedoute.

– Il faudrait quelque chose de plus quecela !

Mais Percy rappela que l’Église avait dit sondernier mot sur la question, depuis déjà plusieurs siècles. Elleavait frappé d’excommunication tous les membres de sociétéssecrètes, et, en vérité, elle ne pouvait rien d’autre.

– Sauf cependant de rappeler sans cessecette défense à ses enfants ! fit Monseigneur. Pour ma part,je suis bien décidé à prêcher là-dessus, dimancheprochain !

En rentrant dans sa chambre, Percy rédigea unenote pour le cardinal-protecteur, au sujet de la franc-maçonnerie.Puis il ouvrit son courrier, et lut d’abord la lettre qui portaitle timbre de Rome.

Par une coïncidence qui lui parut curieuse,l’une des questions que lui posait le cardinal Martin traitait,précisément, de ce même sujet. Elle était rédigée ainsi :

« Que dit-on de la maçonnerie ?J’apprends, ici, que Felsenburgh en fait partie. Prière derecueillir tout ce que vous pourrez apprendre sur cet homme, et denous envoyer toutes les études biographiques anglaises que vouspourrez vous procurer, publiées à son sujet. Continuez-voustoujours à perdre des fidèles qui passent de l’Église à lafranc-maçonnerie ? »

Dans les autres questions que contenait lalettre du cardinal, le nom de Felsenburgh reparaissait encore uneou deux fois.

Percy déposa la lettre sur son bureau, etréfléchit un moment. Il songea que c’était chose bien étrange, detrouver le nom de cet homme dans toutes les bouches, tandis que ceque l’on savait de certain sur lui n’était presque rien. Il avaitacheté, dans la rue, par curiosité, trais photographies quiprétendaient représenter ce personnage mystérieux : bien quel’une des trois pût être authentique, toutes les trois,certainement, ne pouvaient pas l’être. Il les prit dans un tiroirde son bureau, et les étala devant lui.

L’une montrait un gros homme barbu et sauvage,à mine de cosaque, avec des yeux saillants. Non, celle-là nepouvait pas être prise au sérieux ! elle faisait voir,seulement, l’image qu’avait dû se former une imagination grossière,ayant à se représenter un personnage qui passait pour avoir eu unegrande influence en Orient.

La seconde photographie révélait un visagegras, avec de petits yeux et une barbiche : celle-là pouvait,en somme, être vraie, d’autant plus qu’elle portait le nom d’unemaison photographique de New York. Puis Percy considéra latroisième, où apparaissait un long visage rasé, avec un lorgnon, –un visage incontestablement intelligent, mais rêveur et mou ;tandis que, manifestement, Felsenburgh devait être un homme d’uneénergie extraordinaire.

Percy essaya de se rappeler ce que lui avaitdit M. Vanhaus, le sénateur américain, mais les renseignementsobtenus de cette source n’étaient guère significatifs. Felsenburgh,d’après M. Vanhaus, n’avait usé d’aucune des méthodescommunément employées dans la politique moderne. Il n’avait dirigéaucun journal, n’avait attaqué personne, soutenu personne ;jamais il n’avait recouru au chantage ni aux pots-de-vin, jamais onn’avait pu alléguer contre lui aucune accusation de crimesmonstrueux. Au contraire, sa principale originalité semblaitconsister dans la « propreté de ses mains » et dans sonpassé sans tache, comme aussi dans l’attirance magnétique de toutesa personne. Il avait pris le peuple par surprise, surgissant deseaux troubles du socialisme américain comme une vision…

La pensée de Percy revint aux problèmes quil’avaient préoccupé toute la journée. De plus en plus, toutparaissait sans espoir. Il essayait de ne point songer à sesconfrères du clergé ; mais, malgré lui, il ne pouvaits’empêcher de voir que ce n’étaient point là les hommes qu’ilaurait fallu pour la situation présente. Non pas, certes, qu’il sepréférât le moins du monde à eux ! Il sentait et savaitparfaitement que, lui aussi, il était insuffisant pour satâche : ne l’avait-il point prouvé encore dans ses relationsavec le pauvre P. Francis, et avec maints autres qui, durant lesannées dernières, avaient essayé de se raccrocher à lui ?L’archevêque lui-même, tout saint homme qu’il fût, avec sa foienfantine, était-ce bien l’homme qui convenait pour conduire lescatholiques anglais, et pour confondre leurs ennemis ? Non, laterre, décidément, ne comportait plus de grands hommes ! Etque faire ?

Il s’enfouit la tête dans les mains.

« Oui, ce qu’il faudrait c’est un ordrereligieux nouveau, un ordre sans habit particulier, et sanstonsure, sans traditions ni coutumes, sans rien d’autre qu’unentier et cordial dévouement ! Les membres de cet ordredevraient être les francs-tireurs de l’armée du Christ, commeavaient été jadis les Jésuites. Mais, pour la création d’un telordre, il faudrait, d’abord, un fondateur. Et qui donc, au nom duCiel, serait de taille à assumer ce rôle ? Un fondateurnudus, sequens Christum nudum !… Oui, desfrancs-tireurs, prêtres, évêques, laïcs, hommes et femmes, avec lestrois vœux, naturellement, et une clause particulière, interdisantà jamais, absolument, toute propriété, privée ou collective. Toutdon reçu aurait à être transmis à l’évêque du diocèse. Oh ! siun ordre de ce genre était créé, que ne pourrait-il pointfaire ?… » Et Percy s’exalta dans des rêvesmagnifiques.

Mais bientôt il se ressaisit, et se reprochasa folie. Un tel projet n’était-il pas aussi vieux que lemonde ? n’avait-ce pas été le rêve de tout homme zélé, depuisla première année de notre salut ?

Le prêtre se frappa humblement la poitrine, etprit son bréviaire, pour achever de se distraire de ces vainesrêveries. Quand il eut fini de lire, une demi-heure après, sapensée revint au pauvre P. Francis. Il se demanda ce que le prêtreapostat faisait, à présent ? Le malheureux ! Et lui-mêmePercy Franklin, jusqu’à quel point était-il responsable de cettechute ?

On frappa à la porte, et le P. Blackmoreentra, pour la petite causerie avant la nuit. Percy lui fit part deson entretien avec Francis.

Le P. Blackmore écarta, un moment, sa pipe, etsoupira profondément.

– Je savais que cela devait finirainsi ! dit-il. Que voulez-vous ?

– Je dois dire qu’il a été extrêmementloyal ! expliqua Percy. Il y a huit mois déjà qu’il m’a avouéqu’il était en peine.

Le P. Blackmnore, tout pensif, tirait desbouffées de sa pipe.

– Mon cher Franklin, dit-il, les chosessont en train de prendre une tournure vraiment grave. De touscôtés, c’est la même histoire. Que va-t-il se passer, au bout detout cela ?

– Je crois que les choses du monde vontpar vagues ! – répondit Percy, après avoir réfléchi unmoment.

– Vous voulez dire par flux etreflux ? demanda Blackmore.

– C’est du moins ce qui me semble.

Le P. Blackmore fixa ses yeux sur lui.

– Vous êtes-vous jamais trouvé en mer,demanda-t-il, pendant le calme qui précède un typhon ?

Percy secoua la tête négativement.

– Eh ! bien, reprit le P. Blackmore,c’est ce calme qui est la chose la plus effrayante ! La merest comme de l’huile ; vous avez la sensation d’être àdemi-mort ; vous ne pouvez rien faire. Et puis arrive latempête !

Percy, à son tour, dévisageait curieusementson interlocuteur.

– Avant toutes les grandes catastrophes,ce calme se produit. Toujours il en a été ainsi dans l’histoire…Père Franklin, j’ai l’idée que quelque chose d’énorme vaarriver !

– Dites-moi toute votre pensée ! –fit Percy, se penchant en avant.

– Eh ! bien, j’ai vu le vieuxTempleton quelques jours avant sa mort ; et c’est lui qui m’amis cette idée en tête… Écoutez-moi, mon père ! Peut-êtren’est-ce que cette affaire d’Orient qui s’apprête à tomber surnous, mais, je ne sais pourquoi, il me semble que ce n’est pointcela. C’est dans la religion que quelque chose va arriver. Dumoins, c’est ce que je crois… Père Franklin, au nom du Ciel,qu’est-ce que c’est que ce Felsenburgh ?

Percy fut si saisi de la réapparition soudainede ce nom qu’il resta, un long moment, sans répondre.

Au dehors, la nuit d’été répandait un calmemerveilleux. De temps à autre seulement, une faible vibrations’élevait des voies souterraines qui passaient à vingt mètresau-dessous de l’archevêché ; mais la rue qui avoisinait lacathédrale était très tranquille. Une fois, un grand sifflement sefit entendre dans l’air, comme si quelque monstrueux oiseaumigrateur se frayait un chemin entre Londres et les étoiles ;et une fois, aussi, un cri de femme très perçant retentit, venantde la direction du fleuve.

– Oui, ce Felsenburgh ? reprit le P.Blackmore. La pensée de cet homme ne me sort point de la tête. Etpourtant, que sais-je de lui ? Qu’est-ce que personne sait delui ?

Après un nouvel intervalle de silence, levieux prêtre continua :

– Et voyez comme tout le monde nousabandonne ! Les Wargrave, les Henderson, Sir James Bartlet, etpuis tous ces prêtres ! Et notez que tous ces déserteurs sontloin d’avoir des âmes basses : hélas ! la chosem’épouvanterait beaucoup moins si je ne savais pas ce que valentquelques-uns d’entre eux. Par exemple, ce James Bartlet !Voilà un homme qui a dépensé la moitié de sa fortune pour l’Église,et qui ne le regrette pas, maintenant encore ! Il dit qu’unereligion quelconque vaut toujours mieux que l’absence de religion,mais que lui, pour sa part, se trouve désormais hors d’état d’ycroire. Eh ! bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? Jevous dis que quelque chose va arriver ! Quoi ? Dieu lesait ! et l’idée de ce Felsenburgh ne peut pas me sortir de latête… Père Franklin…

– Oui ?

– Avez-vous remarqué combien peu degrands hommes nous possédons, à présent ? Ce n’est point commeil y a cinquante ans, ou même trente ! Et, à présent, voicicet homme nouveau, que personne ne connaît, qui a surgi enAmérique, il y a quelques mois à peine, et dont le nom est surtoutes les lèvres ! Ne voyez-vous pas ce que celasignifie ?

– Je ne suis pas sûr de vouscomprendre ! répondit Percy.

Le P. Blackmore secoua les cendres de sa pipe,avant de poursuivre.

– Eh ! bien, voici ce que celasignifie ! dit-il en se relevant. Je ne puis pas m’empêcher depenser que ce Felsenburgh va faire quelque chose. Je ne sais pas cequ’il va faire : cela pourra être pour nous ou contre nous.Mais rappelez-vous qu’il est franc-maçon !… Et puis, et puis,vous allez dire que je ne suis qu’une vieille bête ! Bonnenuit !

– Un moment, mon père ! ditlentement Percy. Prétendriez-vous ?… Seigneur Dieu ! quevoulez-vous dire ?

Il s’arrêta, interrogeant des yeux soninterlocuteur, qui, de son côté, le regardait bien en face,par-dessous ses sourcils broussailleux ; et Percy avaitl’impression que, sous l’aisance familière de ses paroles, le vieuxprêtre apercevait une vision qui l’épouvantait. Mais les deuxhommes se serrèrent la main, sans plus rien se dire, et seséparèrent. Et Percy, dès qu’il fut seul, se jeta à genoux.

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