Le Maître de la Terre

II

Felsenburgh alla droit à son trône, précédépar son secrétaire ; arrivé là, il fit quelques saluts, eninclinant légèrement la tête ; après quoi il s’assit, et, d’ungeste, invita les ministres à reprendre leurs places.

Pour la centième fois, Olivier, leconsidérant, s’émerveilla de son sang-froid et de tout l’ensemblevéritablement extraordinaire de sa personnalité. Ce jour-là, ilavait revêtu le costume judiciaire anglais des siècles passés, –noir et écarlate, avec manches fourrées de blanc et ceinturecramoisie : c’était le costume qu’il avait adopté pour saprésidence anglaise. Mais, par-dessous cette mise, le miracle étaitdans sa personne, dans l’atmosphère prodigieuse qui jaillissait delui. Il y avait en lui quelque chose qui, fatalement, attirait,allumait, enivrait, de la même façon que le souffle de la mer agitsur notre nature physique. Les hommes de lettres avaient eu raisonde dépenser, pour essayer de le définir, toutes les ressources deleurs images, le comparant à un ruisseau d’eau claire, à l’éclatd’un diamant, à l’amour d’une femme… Leurs métaphores, souvent,s’étaient égarées au delà de toute convenance ; mais ellesn’en provenaient pas moins d’une tentative légitime à signaler,chez Felsenburgh, l’incarnation d’un élément sinon divin, en toutcas supérieur à la nature humaine…

Ainsi Olivier laissait courir ses réflexions,lorsque le Président, les yeux baissés, la tête rejetée en arrière,fit un petit geste à l’homme roux et fluet qu’il avait installéprès de lui ; et cet homme, son premier secrétaire, se mit àparler, sans que son corps fît un mouvement, comme un acteurdébitant un rôle qui n’est point fait pour lui.

– Messieurs, dit-il, d’une voix unie etsonore, le Président est venu tout droit de Paris. Ce matin, SonHonneur a été à Moscou, arrivant de New York. Demain matin, SonHonneur devra être à Turin et faire ensuite un grand voyage àtravers l’Espagne, l’Afrique du Nord, la Grèce et les États duSud-Est.

C’était là une formalité habituelle, au débutdes séances où assistait le Président. Celui-ci, maintenant, neparlait plus que très peu, mais il avait toujours soin que sessujets fussent informés du caractère multiple, vraimentinternational, de ses occupations.

Après une courte pause, le secrétairereprit :

– Voici, messieurs, de quoi ils’agit :

« Jeudi dernier, comme vous le savez, lesplénipotentiaires ont signé la loi de probation, ici même ;et, immédiatement, la loi nouvelle a été transmise au monde entier.Vers seize heures, Son Honneur a reçu un message d’un Russe nomméDolgoroukof, qui se trouvait être l’un des cardinaux de l’Églisecatholique. Cet homme se donnait pour tel, et les renseignementspris ont confirmé l’exactitude de son affirmation. Son message a eupour effet de rendre désormais certain ce que l’on soupçonnaitdepuis longtemps : à savoir qu’il y a, aujourd’hui encore, unhomme qui prétend être pape, et qui, quelques jours après ladestruction de Rome, a créé (suivant l’expression admise) d’autrescardinaux. Et l’on sait maintenant que ce pape, avec une habiletépolitique remarquable, a imaginé de cacher son nom et le lieu de sarésidence même aux fidèles de son Église, à l’exception des douzecardinaux ; que, en outre, il a déjà grandement contribué, parl’entremise d’un de ces cardinaux en particulier, mais surtout avecl’assistance de l’ordre récemment fondé par son prédécesseur, àréorganiser l’Église catholique ; et que, en ce moment, il vità l’écart du monde, dans une sécurité absolue.

« Le nom de cet homme, messieurs, estFranklin… »

Olivier eut un petit sursautinvolontaire ; mais il suffit à Felsenburgh de diriger sonregard sur lui, un instant, pour le ramener aussitôt, tout entier,à son état d’attention docile et passionnée.

« Percy Franklin, un ancien prêtreanglais ! reprit le secrétaire. Et il demeure aujourd’hui àNazareth, où l’on dit que le fondateur du christianisme a passé sonenfance.

« Cette nouvelle, messieurs, Son Honneurl’a apprise le soir du jeudi de la semaine passée. Il a aussitôtouvert une enquête ; et, dès le vendredi matin, il a appris,du même Dolgoroukof, que ce pape avait convoqué à Nazareth uneréunion de ses cardinaux pour délibérer sur l’attitude à tenir enface de la loi de probation. Il y a là, de sa part, une imprudenceextraordinaire, que Son Honneur ne sait trop comment concilier avecles qualités de réflexion et d’adresse attestées par la conduiteantérieure du même personnage. Toujours est-il que ces soi-disantcardinaux ont été sommés, par des messagers spéciaux, d’avoir à seréunir à Nazareth, samedi prochain, afin de commencer leursdélibérations le jour suivant, après l’accomplissement de certainescérémonies de leur culte.

« Sans doute, messieurs, vous désirerezconnaître les motifs qui ont conduit ce Dolgoroukof à révéler toutcela. Son Honneur, qui a longuement interrogé cet individu, estconvaincu de sa sincérité. Depuis longtemps déjà, Dolgoroukof esten train de perdre toute foi à sa religion ; et il en est venumaintenant à comprendre, comme nous tous, que cette religion estl’obstacle suprême à la consolidation de la race humaine. Aussia-t-il estimé qu’il avait le devoir de transmettre à Son Honneurtout ce qu’il savait. Et c’est chose assez curieuse de constater,comme un parallèle historique, que la naissance du christianisme aeu pour cause occasionnelle un incident analogue à celui qui, – dumoins nous l’espérons, – causera bientôt l’extinction définitive decette croyance. En effet, alors comme aujourd’hui, il s’est trouvéque l’un des chefs de la religion nouvelle a révélé aux autoritésciviles le lieu où pourrait être découvert le personnage principalde la secte, ainsi que les procédés au moyen desquels on pourraitavoir accès auprès de lui.

« Mais, messieurs, pour en revenir àl’affaire elle-même, voici ce que vous propose Son Honneur, en sefondant sur toutes les mesures précédentes qui ont reçu votreadhésion unanime : c’est que, durant la nuit de samediprochain, une force soit envoyée en Palestine et que, le lendemainmatin, au moment où les derniers chefs du christianisme setrouveront tous réunis, cette force achève, aussi vite quepossible, et de la façon la moins douloureuse, la grande œuvre dedestruction à laquelle toutes les puissances du monde ont résolu decollaborer. Jusqu’ici, tous les gouvernements qui ont été consultésont donné à cette proposition un consentement sans réserve ;et Son Honneur ne doute pas que le reste du monde y consente de lamême façon. Son Honneur, en effet, a conscience de ne pouvoir pasagir sous sa propre responsabilité dans une matière aussi grave.L’univers tout entier est intéressé à l’accomplissement de cet actede justice, dont les conséquences seront d’un prix infini ; etle désir de Son Honneur est que chacune des nations de l’universprenne sa part dans cet accomplissement.

« Voici donc quelle serait la méthoded’exécution, à son avis, la plus sage :

« Pour affirmer l’adhésion unanime despuissances, Son Honneur propose que chacun des trois grandsdépartements du monde députe des vaisseaux aériens en nombre égal àcelui des États qui le constituent, c’est-à-dire cent vingt-deux entout, pour s’occuper de la réalisation de la sentence. Il importeque ces aériens ne fassent point route ensemble, afin que lanouvelle de leur départ ne parvienne point à Nazareth ; car ilparaît que le nouvel ordre du Christ Crucifié possède un systèmed’espionnage remarquablement organisé. Le lieu du rendez-vous,donc, doit être seulement à Nazareth même ; et, quant àl’heure du rendez-vous, Son Honneur propose que ce soit neuf heuresdu matin, d’après la chronométrie de la Palestine. Mais, au reste,tous ces détails pourront être décidés et communiqués aussitôtqu’une résolution aura été prise sur le fond du projet.

« Pour ce qui est de l’exécution finale,Son Honneur tend à croire que, vu l’inévitabilité de celle-ci, onagira plus charitablement en n’essayant point de négocier, d’abord,avec les individus qu’il s’agit de détruire : on fournirasimplement une occasion, aux habitants du village, de s’enfuirquelques instants d’avance ; après quoi, grâce aux explosifsque l’expédition emportera avec elle, la fin pourra être,pratiquement, instantanée.

« Son Honneur a l’intention de se trouverlà en personne et de procéder lui-même à la première décharge desexplosifs. Il juge naturel et légitime que le monde, qui a voulul’élire pour son président, opère par ses mains dans lacirconstance présente ; sans compter que cette interventiondirecte du Président constituera un certain gage de respect enversune superstition qui, pour néfaste qu’elle soit, n’en a pas moinsété l’unique force capable de résister au progrès normal de la racehumaine.

« Et Son Honneur vous prometsolennellement, messieurs, que, si le plan qu’il vous offre setrouve réalisé, jamais plus nous n’aurons à souffrir aucun mal dela part du christianisme. Déjà l’effet moral de la récente loi aété prodigieux. Dans tous les pays, par dizaines de milliers, descatholiques, et comptant même parmi eux des membres de l’ordrefanatique que vous savez, ont publiquement abjuré leursfolies ; un dernier coup, asséné maintenant au cœur et à latête de l’Église catholique, rendra certainement impossible larésurrection du corps ainsi mutilé.

« Tout au plus pourrait-on avoir àcraindre encore la survivance de Dolgoroukof, car un seul cardinalsuffirait pour faire revivre la lignée tout entière. Mais aussi,malgré sa répugnance à adopter une telle mesure, Son Honneur secroit-il tenu de proposer que, après la conclusion de l’affaire,Dolgoroukof – qui, naturellement, ne se rendra pas à Nazareth avecses collègues, – soit, le plus charitablement possible, éliminé àson tour, de façon à être préservé de tout danger d’une rechutepossible.

« Et maintenant, messieurs, Son Honneurvous demande d’exposer vos vues sur les points sur lesquels j’ai eule privilège de vous parler en son nom. »

La tranquille voix monotone s’arrêta.

Il y eut un instant de silence, et tous lesyeux se fixèrent, de nouveau, sur la figure immobile, vêtued’écarlate et de noir.

Puis, Olivier se leva. Il était pâle, avec desyeux étrangement brillants.

– Messieurs, dit-il, je suis certain quetous, ici, nous n’avons sur ces points qu’une seule pensée. En tantque je puis être le représentant de mes collègues, qui ont bienvoulu me confier cet honneur avant la présente séance, je déclareque nous consentons à la proposition, et que, pour tous les détailsde sa mise en œuvre, nous nous en remettons à la sagesse de SonHonneur.

Le Président, qui tenait ses yeux obstinémentbaissés, les releva et les promena vivement sur tous les visagesimmobiles tournés vers lui.

Et alors, enfin, parmi un silence où ilsemblait que les respirations même se fussent arrêtées, pour lapremière fois il parla, de sa voix surnaturelle, aussi impassible,ce jour-là, qu’une rivière gelée.

– Personne n’a-t-il rien d’autre àproposer ? Il y eut un murmure de dénégation, et, pendant quetous les assistants se relevaient :

– Son Honneur vous remercie,messieurs ! dit le secrétaire.

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