Le Maître de la Terre

I

La vieille Mme Brand et Mabel étaientassises à une fenêtre de la nouvelle amirauté, dansTrafalgar-Square, pour assister au grand meetingoù Olivierdevait prononcer son discours sur le cinquantième anniversaire duvote de la loi des pauvres.

Depuis longtemps déjà, presque dès l’aube decette brillante matinée de juin, la foule avait commencé às’assembler autour de la statue de Braithwaite. Cet homme d’État,mort depuis quinze ans, était représenté dans l’attitude qui luiavait été ordinaire, le bras étendu, la tête levée, et l’un de sespieds légèrement avancé ; ce jour-là, en outre, on avaitrevêtu sa statue de tous les insignes maçonniques qu’il avaitportés de son vivant.

La vieille Mme Brand était plus en trainque d’habitude, et considérait avec curiosité les masses énormesvenues, de toutes parts, pour entendre parler son fils. Uneplate-forme avait été dressée tout autour de la statue de bronze,de telle façon que Braithwaite lui-même semblât être l’un desorateurs. La place entière, au-dessous, était pavée de têtes, etretentissait des murmures de centaines de milliers de voix, quedominait, par instants, l’éclat puissant des cuivres et destambours, lorsque passaient les sociétés de bienfaisance et lesguildes démocratiques, chacune précédée de sa bannière, etconvergeant vers le vaste espace qui leur était réservé au pied del’estrade. Pas une fenêtre, non plus, qui ne fût encombrée devisages ; sans compter qu’on avait installé de vastestribunes, pour les auditeurs privilégiés, sur toute la longueur desfaçades de la Galerie Nationale et de Saint-Martin. (La vieillecolonne du Square, avec ses lions, avait depuis longtemps disparu.Nelson avait été trouvé compromettant pour l’Ententecordiale ; et les lions, décidément, avaient paru d’untype trop éloigné de « l’art nouveau ». À leur places’étendait maintenant une large avenue conduisant à la GalerieNationale.) Enfin, par-dessus les toits, de longues frises de têtese dessinaient, sur le bleu uni du ciel.

Lorsque les horloges sonnèrent l’heureconvenue, deux figures surgirent de derrière la statue,s’avancèrent, et au même instant, les murmures des conversations sechangèrent en unanimes vivats.

On vit arriver, d’abord, le vieux lordPemberton, un vieillard admirablement droit et solide, sous sescheveux blancs. Son père était un de ceux qui, soixante-dix ansauparavant, avaient le plus travaillé à détruire la Chambre desLords, dont il était membre ; et son fils avait dignementcontinué son œuvre. Il était, à présent, membre dugouvernement ; et c’était lui qui devait présider la cérémoniedu jour. Derrière lui, venait Olivier, tête nue ; même à ladistance où elles étaient de lui, sa mère et sa femme purent voirses mouvements agiles, et le sourire à la fois modeste et assuré deses lèvres, lorsque son nom émergea de la tempête des cris quepoussait la foule. Puis lord Pemberton leva la main, fit un signal,et aussitôt les voix s’arrêtèrent, sous un soudain roulement detambour : après quoi toutes les musiques entonnèrent l’hymnemaçonnique.

C’était comme si la voix d’un géant eût chantél’ample mélodie. L’hymne avait été composé dix ans auparavant, etla nation entière, désormais, le savait par cœur. La vieilleMme Brand souleva, cependant, jusqu’à ses yeux le papierimprimé qui en contenait le texte, et lut ces mots, le début del’hymne :

Seigneur, qui habites la terre et lesmers…

Elle lut les vers suivants, composés avec unheureux mélange de zèle et d’adresse pour l’exaltation de l’idéehumanitaire. L’hymne entier avait une allure religieuse ; unchrétien même, à la condition de ne pas trop réfléchir, aurait pule chanter sans scrupule. Et pourtant sa signification était assezclaire : c’était la substitution de l’homme à Dieu comme objetdu culte. L’auteur y avait introduit jusqu’à des paroles du Christ,disant, par exemple, que le royaume de Dieu résidait dans le cœurde l’homme, et que la plus grande de toutes les grâces était lacharité.

La vieille dame leva les yeux sur Mabel, etvit que celle-ci chantait de toute son âme, le regard amoureusementfixé sur la grave et noble figure de son mari, à cent mètres de là.Et la mère d’Olivier elle-même se mit à remuer les lèvres,entraînée par la force du chœur prodigieux qui vibrait autourd’elle.

Lorsque les dernières notes de l’hymnes’éteignirent, Olivier s’avança au premier plan de l’estrade, etcommença son discours.

Mais, tout à coup, comme la vieilleMme Brand essayait d’entendre les paroles de son fils, uneexclamation de Mabel la fit tressaillir. Qu’était-cedonc ?

Il y eut un craquement brusque, et la figuregesticulante d’Olivier chancela, sur l’estrade, faillit tomber. Levieux lord Pemberton se releva, précipitamment, du fauteuil où ils’était assis ; et, au même instant, une commotion violenteagita et souleva un point de la foule, immédiatement voisin del’espace clos où étaient massées les musiques, tout juste vis-à-visdu devant de l’estrade.

Mme Brand, étonnée, épouvantée, sereleva, étreignit machinalement le rebord de la fenêtre, pendantque sa belle-fille lui criait à l’oreille quelques mots qu’elle neparvenait pas à comprendre. Un grand rugissement remplit tout lesquare ; les têtes se tournaient de tous côtés, comme des épissous une tempête. Et puis on vit Olivier s’avancer de nouveau,faisant de la main un geste, comme pour désigner quelque chose, etcriant des mots que sa mère n’entendait pas ; et la vieilledame se laissa retomber sur sa chaise.

– Ma chérie, qu’est-ce que c’estdonc ? sanglotait-elle.

Mais Mabel, restée debout, continuait à tenirles yeux fixés sur son mari ; et, de nouveau, un murmurerapide de conversations et de cris bourdonnait dans la foule.

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